Si aucun texte particulier du Coran n’interdit le suicide, la recommandation de respecter la vie humaine en général inclut le devoir pour tout être humain de protéger sa propre vie. Il est écrit: «Il n’appartient à aucune âme de mourir (ou d’être tuée), sauf par une permission de Dieu dans une circonstance déterminée» (III, 139). Ou encore: «Un croyant ne peut pas tuer un autre croyant sauf par erreur» (IV, 93). Une certaine ambiguïté entoure ces deux versets coraniques. Si un croyant ne peut être tué ou ne peut se tuer, qu’en est-il de l’incroyant? L’utilisation du syntagme prépositionnel «sauf par erreur» ouvre la voie aux exceptions à la règle. Or, ce qui vaut pour l’homicide, en tant que conduite exceptionnelle, peut-il valoir aussi pour le suicide? Selon Mohamed, celui qui s’enlève la vie souffrira du feu de l’enfer et le ciel lui sera refusé pour toujours. Une des traditions rapporte d’ailleurs que le prophète n’aurait pas consenti à ensevelir le corps d’un suicidé. Ce refus se serait ensuite imposé comme une loi pour l’islam tout entier. Cependant, on accorde les rites funéraires aux personnes suicidées en raison du respect dû au deuil vécu par les proches. «Islam» veut dire «soumission à Dieu» et, par conséquent, la bonne attitude devant la vie est l’acceptation des événements comme émanant de la volonté d’Allah. Celui-ci fixe l’heure et les modalités de la mort de chacun. Nul n’a donc le droit d’intervenir dans les décisions divines concernant son départ de cette terre. Ainsi, le suicide est interprété traditionnellement comme un acte de révolte contre Allah. Celui qui se tue provoque la colère divine et subira le châtiment par le feu. La condamnation du suicide semble avoir été unanime depuis l’origine de l’islam (W. M. Patton, «Suicide — Muhammadan», dans J. Hastings, Encyclopaedia of Religion and Ethics, vol. 12, p. 38). Par contre, le sacrifice* de sa propre vie afin de plaire à Allah, fait aussi partie intégrante des pratiques de la foi islamique. L’archétype du martyre* traditionnel est celui de l’imam Hoseyn (Husain), troisième imam chiite, mort dans des temps immémoriaux à Kabalà dans sa lutte contre le calife Yazid. Chaque année, on célèbre le souvenir de cette mort volontaire lors des journées de Tâsouä et d’Achourâ. On observe, par ailleurs, que l’imitation du saint imam, autre que rituelle, est considérée comme une profanation du caractère sacrée du geste héroïque.
Militantisme islamiste. Les attentats suicide* sont des signes révélateurs de l’émergence d’un nouveau modèle de martyre de type révolutionnaire et dont le pouvoir sacré est extrêmement mortifère. Le caractère politicoreligieux de ce martyre se reflète d’abord dans la portée symbolique du geste qui ose s’attaquer, au nom de Allah, à la puissance militaire et politique de l’Occident, aux édifices qui, aux yeux du monde islamiste, incarnent l’hégémonie américaine, le capitalisme et la consommation, l’individualisme et l’immoralisme des «infidèles». Le second aspect du caractère politicoreligieux de ces martyres modernes de l’islam, qui troublent le sommeil du monde, n’est nul autre que la défense d’une «juste cause» et d’une «guerre sainte». Ces terroristes sont des militants soutenus par une foi exclusive et mus par un zèle absolu qui, ayant reçu une formation professionnelle et technique dans des écoles occidentales ainsi qu’un entraînement direct à la mort dans des lieux religieux islamistes, ont préparé minutieusement leur action mortifère. Fortement endoctrinés et éduqués à l’héroïsme*, ils professent un fanatisme religieux et politique sourd, aveugle et intraitable. Leur moi ne leur appartient pas, mais appartient à la collectivité. Selon une éthique dite «communautarienne», le pôle de leur conduite est situé en dehors d’eux. Leur personne s’efface devant leurs obligations à l’égard de la cause commune. Leur intégration intensive et excessive à la communauté leur fait perdre toute identité et liberté personnelles. Leur vie n’a désormais plus d’importance, ni celle des victimes qu’ils entraînent avec eux dans la mort, car la cause qu’ils défendent est celle d’Allah, le Dieu unique dont ils reçoivent leur mission. Le profil intellectuel ou psychologique autant que leur origine sociale peuvent être différents, mais ils ont en commun un certain rétrécissement de leur horizon mental, comme dans tous les militantismes à caractère absolu. «Rien n’égale la puissance de surdité des fanatismes» (Victor Hugo).
Les attaques suicidaires sont une forme d’extrême violence, commandée et orchestrée par un état-major fort et puissant. La mort volontaire des membres, triés sur le volet pour accomplir leur besogne, est un suicide de type «altruiste obligatoire». Elle est l’accomplissement d’un devoir sacré imposé par des autorités dont le despotisme moral porte atteinte à la liberté de conscience. Elle est le fruit d’une manipulation religieuse qui promet le statut posthume de martyr à celui qui pose le geste d’un héroïsme pur, celui de tuer l’ennemi en se tuant. Des islamistes ont la tendance d’associer les manifestations de ce martyre mortifère à la guerre sainte (jihâd). Or, le jihâd veut dire littéralement «une guerre sur le chemin d’Allah», destinée contre les incroyants, non pas pour les exterminer, mais pour instaurer, parmi eux, les lois de Dieu (J.-R. Milot, L’islam et les musulmans, Montréal, Fides, 1975, p. 77). Originellement, le jihâd est, à l’encontre de tout zèle de prosélytisme, une lutte intérieure que tout musulman doit mener contre le mal destructeur qu’il porte en son âme (F. H. Nasr, Islam. Perspectives et réalités. Paris, Buchet-Chastel, 1991, p. 145). On notera donc le caractère spirituel et moral de ce combat, fort éloigné de la guerre sainte prônée par l’islam radical contemporain. Selon le modèle traditionnel du musulman, l’homme est incapable de conduire sa propre vie vers sa destinée future. Laissé à ses propres moyens, il ne peut parvenir à distinguer le bien du mal. Pour bien agir et pour atteindre le paradis, il doit se soumettre à la volonté d’Allah et s’intégrer à une communauté, patriarcale et hiérarchisée, fondée sur la foi des croyants (J.-R. Milot, op. cit., p. 65-66; 75-76).
Aujourd’hui, on assiste à l’émergence de nouveaux modèles de musulman et de communauté: un modèle d’homme résolument moderne et révolté et un modèle de communauté qui ressemble davantage à une foule effervescente guidée par des imams charismatiques dont le discours politique est drapé de religion. L’imaginaire collectif, résolument révolutionnaire, est fondé sur la liberté des combattants. Après son expansion aux diverses époques de son histoire, l’islam connut son déclin vers la fin du dix-huitième siècle. Face à l’avènement de l’impérialisme européen, le monde musulman fut marqué par son immobilisme et son conservatisme. Dès le dix-neuvième siècle, des efforts sont faits pour réformer le monde arabe et rétablir son autonomie politique. Des intellectuels comme Jamal al-Din al-Asasabadi, nommé Al-Afghâni ou l’Afghan (1837-1897), Mohamed Abduh (1849-1905), l’Égyptien, et Rashid Rida (1865-1935), un Syrolibanais, stimulèrent le retour à la foi des fondateurs, les quatre premiers califes de l’islam. Le mouvement des Frères musulmans, fondé par Hassan Al-Banna en 1927-1928, prôna l’islamisation des pratiques sociales et éducatives. Après l’assassinat de son fondateur en 1949, Sayyid Qutb (1906-1966) radicalisa le mouvement et se fit le défenseur de la violence politique contre la civilisation occidentale. En 1979, un État islamique intégriste s’établit en Iran et dix ans plus tard, après le retrait des Russes, les talibans prennent le pouvoir dans presque tout l’Afghanistan et y imposent encore aujourd’hui leur mystique répressive. La guerre du Golfe en 1991, l’embargo sur l’Irak et la faillite du processus de paix entre Israël et la Palestine sont vécus par la génération des jeunes adultes arabes comme des échecs douloureux. Leur frustration rejaillit en désir de vengeance contre les États-Unis et leurs partenaires qui se partagent les richesses du monde. Ils entrent dans des réseaux clandestins à travers le monde et se préparent à des actions terroristes. Le réseau commandité par Oussama ben Laden paraît le plus actif et organise des attentats contre des cibles américaines dès 1993.
Sortis de la décrépitude des villes et des campagnes, détruites par des guerres successives, des jeunes intellectuels, formés dans les grandes universités occidentales et notamment dans le secteur des hautes technologies, se situent de plain-pied dans la modernité. Leurs revendications de justice égalitaire et de liberté politique sont constamment mises en échec par le développement tentaculaire de la puissance économique américaine et des magnats de l’industrie pétrolière, par la corruption des dirigeants politiques et des classes favorisées qui sont à l’origine de la désagrégation de l’État et de ses institutions. Désenchantés, les jeunes révolutionnaires cherchent à rétablir l’ordre perturbé et l’honneur perdu de leurs peuples déshérités. Ils n’hésitent pas à sacrifier leur vie pour la cause politicoreligieuse d’Allah.
Le martyre*, version islamiste. Dans L’islamisme et la mort. Le martyre révolutionnaire en Iran, Fahrad Khosrokhavar propose le concept de «martyropathie» pour saisir l’esprit qui habite les révolutionnaires de l’islam radical et extrémiste. «Le martyropathe meurt par incapacité de vivre. […] Il inaugure un type inattendu de mort […]. Cri de protestation, de désespoir, la martyropathie est l’indice de cette subjectivité nouvelle qui […] dénonce, par la mort, le scandale d’une vie vouée au non-sens […] à la déshérence (situation de déshérité) et à l’inaptitude à s’assumer […]. Plus généralement, le martyre révolutionnaire est, dans son essence, d’abord une provocation […] devant l’ordre mondial. À l’incertitude et à l’insécurité généralisées dans un monde de rêve qui s’écroule, il oppose la nouvelle certitude, sa certitudo mortis» (Paris, L’Harmattan, «Comprendre le Moyen-Orient», 1995, p. 48). La fascination de certains jeunes adultes pour la mort naît du désir de s’affirmer et d’accomplir le projet commun de liberté et d’égalité. Se rendant compte que ce double désir d’autonomie personnelle et collective du monde arabe ne pourra jamais se réaliser durant leur vie, ils choisissent avec détermination la mort. Ils optent pour une rupture radicale avec un monde qu’ils ne parviennent pas à changer.
Le martyre mortifère est, selon Khosrokhavar, une mort d’abdication et de démission, une sacralisation du désespoir face à l’échec du rétablissement de l’empire de la civilisation arabe islamique ou, du moins, de l’équilibre des forces dans un ordre mondial plus égalitaire. Ce martyre est aussi un rite de passage où, avec l’agrément d’Allah, le royaume de justice et de liberté s’accomplit à travers la mort. L’attentat suicide* est une forme de supplice du feu que les terroristes s’imposent en guise d’autopunition pour ne pas avoir réussi à restaurer l’empire islamique et en guise de châtiment de l’adversaire infidèle qui les a empêchés de transformer leur rêve en réalité. Le Centre de recherche islamique d’Égypte s’est prononcé sur la différence entre suicide et martyre: «Perd son âme celui qui se suicide parce qu’il se tue lui-même par désespoir et pour fuir la vie, et non pour un but plus élevé, religieux ou national ou bien au nom de la libération de la terre qui lui a été volée. Dans ce cas, les opérations martyres constituent une obligation impérieuse et sont la forme la plus élevée du djihad islamique» (C. Lombard, «Attentats… Suicide?… kamikaze?… martyr?», Journal électronique du Centre de prévention du suicide de la Belgique, mars 2003).