«Aucun artiste n'est artiste de façon continue, tous les jours, vingt-quatre heures sur vingt-quatre; il ne parvient à produire quelque chose d'essentiel, de durable, que lors de quelques rares moments d'inspiration. Il en va de même pour l'Histoire; nous admirons en elle la plus grande poétesse et la plus grande actrice de tous les temps; pourtant elle ne crée pas en permanence. Dans cet «atelier mystérieux de Dieu» - c'est ainsi que Goethe* le nomme avec respect - il se produit aussi un nombre considérable de faits banals, sans intérêt. Ici, comme partout dans l'art et dans la vie, les moments sublimes, inoubliables, sont rares.[...] Un peuple doit toujours engendrer des millions d'hommes avant que ne naisse un génie, il faut toujours que des millions d'heures oisives s'écoulent dans le monde avant que n'apparaisse une heure d'une réelle importance historique. [...] Ce qui d'ordinaire se déroule lentement, de manière successive ou parallèle, se comprime en un seul instant qui détermine et décide tout: un seul oui, un seul non, un geste avancé ou retardé rend cette heure irrévocable pour cent générations et détermine la vie d'un individu, d'un peuple ou même la destinée de l'humanité entière. De telles heures, d'une grande concentration dramatique, porteuses de destin, où une décision capitale se condense en un seul jour, une seule heure, et souvent en une seule minute, sont rares dans la vie d'un individu.» Dans Les très riches heures de l'humanité, Stefan Zweig*, essaie de faire revivre quelques-unes de ces heures survenues aux époques et dans les contrées les plus diverses ( Paris, Pierre Befond, 1986).
Cependant, pour la plupart, ces heures uniques ont été préparées et anticipées, planifiées et construites de longue haleine. D'autres heures ont fait irruption dans l'histoire collective ou individuelle d'une façon aussi soudaine qu'abrupte et ont influencé la suite du monde. La pensée de la mort, par contre, fait partie de l'histoire de l'humanité dès ses origines et coïncide avec l'émergence du souci de disposer des corps de leurs morts par les rites de la sépulture. Par l'histoire, nous découvrons les multiples façons de convivialité entre les vivants et les morts.
Le suicide est indéniablement un des enjeux éthiques majeurs de la société d’aujourd’hui. Cependant, son amplitude en tant que phénomène historique démontre son lien étroit avec la culture. Or, trop peu d’effort a été fait pour comprendre le suicide maintenant et jadis. Nous sommes vaguement au courant que la Grèce antique, la Rome impériale, le Japon féodal, l’Europe médiévale et l’Inde prémoderne ont connu leurs propres usages d’autodestruction*, mais on connaît peu l’histoire de la mort volontaire (O. Anderson, Suicide in Victorian and Edwardian England, Oxford, Clarendon Press, 1987). Selon A. J. Drodge et J. D. Tabor, il n’est pas opportun de donner des réponses anciennes à des questions modernes, mais, en s’interrogeant sur la façon dont la mort volontaire fut comprise dans l’Antiquité, on parviendra à concevoir et à interpréter le suicide différemment (A Noble Death: Suicide and Martyrdom among Christians and Jews in Antiquity, San Francisco, Harper, 1991, p. 14). Les suicidologues, les intervenants et le public en général ont avantage à situer le suicide au cœur des enjeux d’une humanité aux prises avec l’adversité et la mort. Depuis son origine jusqu’à nos jours, tout l’effort culturel consiste à établir des conditions favorables au bonheur et à la liberté de l’anthropos. Un regard historique, large et ouvert, permettra de relativiser les cas individuels et les situations collectives de crise* suicidaire, aussi dramatiques qu’ils soient. À lire: Y. Grisé, Le suicide dans la Rome antique; G. Minois, Histoire du suicide; M. Pinguet, La mort volontaire au Japon*; N. Loraux, Façons tragiques de tuer une femme; A. Bayet*, Le suicide et la morale; J.Baechler*, Des suicides.