Théologien et prédicateur, originaire de l’Afrique du Nord, évêque d’Hippone et officiellement considéré comme le rédacteur de la règle portant son nom et qui est à l’origine de la vie canoniale, vie de prêtres voués au ministère pastoral et vivant en commun sous le même canon ou règle. Fondamentalement, la pensée d’Augustin sur le suicide prend toute sa valeur si on l’interprète à la lumière de la problématique du mal et de la réfutation du manichéisme. Aux manichéens, qui expliquent la souffrance dans le monde à partir du mal en tant qu’entité existant en soi, Augustin oppose la non-existence ou la non-substantialité du mal. Selon lui, le mal ne doit pas être conçu par opposition au bien; il est, au contraire, une déficience d’être. La vie intérieure des hommes oscille entre l’être, l’unique nécessaire, et l’impossible néant, entre aversion et conversion. Qui choisit l’être, opte pour la croissance, tandis que celui qui s’engage sur les voies du mal se détourne de l’être et de la croissance. Son désir, porté vers un déficit, ne pourra jamais être comblé et ne récoltera que privation et frustration. Pour être sauvé, il lui faudra le retour vers l’être. La volonté d’en finir avec la vie s’inscrit donc comme le goût du néant et la chute libre dans un abîme sans fond. Elle est illusoire, car celui qui veut mourir désire, en réalité, être. C’est donc toujours l’être, et non pas le néant, qu’il cherche dans la mort (A. de Libera, «Moyen Âge», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 1016).
Cette mise en scène ontologique de l’âme humaine fonde la réflexion psychologique d’Augustin qui examine, avec une juste attention, les raisons et les sensibilités qui portent certains à accomplir un acte suicidaire. Il va jusqu’à louer leur pudeur ou leur magnanimité et leur pardonner sans manifester aucune prétention de juger ce qui demeure caché. En effet, la vie intérieure de l’homme est un abîme de mystère et d’inconnu qui n’appartient qu’à Dieu, écrit Pascal Bruckner dans son ouvrage La tentation de l’innocence (Paris, Grasset, 1995, p. 26) en commentant les paroles d’Augustin: «Que suis-je donc, ô mon Dieu? Quelle sorte d’être? Une vie changeante, multiforme, furieusement démesurée» (Les confessions, livre x, 17, 26). Cependant, s’il ne semble pas vouloir blâmer les bonnes intentions des suicidés honnêtes, il condamne pourtant sévèrement leur acte comme étant mauvais. En effet, il note: «Celui qui se tue ne tue pas autre chose qu’un homme», autrement dit, il commet un homicide: «quiconque se tue lui-même ou en tue un autre est convaincu du crime d’homicide» (La cité de Dieu, i, 3, 20-21).
Il est écrit dans l’Ancien Testament: «Tu ne tueras point» (Ex. 20, 13), et, dans le Nouveau: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Se donner la mort, c’est tuer son prochain le plus proche et le plus intime. Selon Augustin, il est impossible de trouver dans la Bible* un seul passage où Dieu ordonne ou permette de se donner la mort. Le suicide est interdit par la loi divine «à l’exception de ces hommes qui ont reçu le mandat de tuer, soit en général par une loi juste, soit en particulier par Dieu, la source elle-même de la justice». Exceptionnellement, la mort volontaire peut donc être un acte d’obéissance à une injonction divine, comme celle de «Samson s’ensevelissant avec ses ennemis sous les ruines de leur temple». C’est que, d’après Augustin, «l’Esprit, qui par lui faisait des miracles, lui en avait secrètement donné l’ordre» (La cité de Dieu, i, 3, 21). Ainsi, la mort volontaire devient en quelque sorte une question d’interprétation religieuse. Éthiquement condamnée comme un homicide, elle peut pourtant trouver grâce devant Dieu, lorsqu’elle répond à un appel divin. Mais en dehors de cette exception, aucune raison humaine ne peut être invoquée en faveur du suicide: «Personne n’a le droit de se tuer volontairement, sous prétexte de fuir les afflictions temporelles, car il s’expose par là à souffrir les peines éternelles.» Personne n’a le droit de le faire pour prévenir ou expier les péchés d’autrui, «car c’est se rendre coupable d’un péché personnel très grave, alors que le péché d’autrui n’entraîne pour lui aucune souillure; personne n’a le droit à cause de ses péchés passés, car c’est tout particulièrement à cause d’eux que nous avons besoin de vivre pour être à même de les guérir par la pénitence; non, enfin, personne n’a le droit sous prétexte de désirer une vie meilleure qu’il espère obtenir après la mort, car cette vie meilleure n’accueille pas après la mort ceux qui sont coupables de s’être eux-mêmes donné la mort» (i, 3, 26). Cette énumération de raisons démontre bien qu’Augustin a réfléchi sur le phénomène, mais l’insistance avec laquelle il répète «personne n’a le droit» est une preuve de sa ferme conviction que le suicide est un homicide coupable. Sa position inébranlable s’accompagne parfois de sautes d’humeur par trop mesquines. En effet, même s’il prétend ne pas vouloir juger les personnes, il ne peut s’empêcher d’envoyer une flèche aux soi-disant suicidés magnanimes: «Tous ceux qui ont commis ce crime sur eux-mêmes sont peut-être dignes d’admiration pour la grandeur de leur âme; ils ne sont pas dignes de louange pour l’authenticité de leur sagesse. D’ailleurs, si on consulte plus attentivement la raison, on ne pourra même pas parler correctement de grandeur d’âme, quand, incapable de supporter la dureté de la vie, ou les péchés d’autrui, on en vient à se suicider» (i, 3, 22). Devant le cas de Caton*, dont la mort volontaire est universellement admirée dans la Rome antique, Augustin se montre particulièrement acerbe et même injuste: Caton «a envié à César la gloire de l’épargner, comme celui-ci, dit-on, en avait l’intention ou, pour employer un terme plus doux, il a rougi de lui devoir sa grâce» (i, 3, 23). Vaincu par César, «il jugea indigne de lui de se soumettre: pour ne pas se soumettre, il décide de se suicider» (i, 3, 24). Tellement obnubilé par le thème de la culpabilité* judéo-chrétienne, l’évêque d’Hippone semble ignorer toute la densité morale que renferme le sentiment antique de la honte*.
Cette tendance à sous-estimer la pudeur ou la honte le conduit à s’opposer, dans le cas des femmes* chrétiennes violées au cours de leur captivité, à la mort volontaire comme autopunition ou comme réparation d’un outrage. Non sans ruse, Augustin commence à s’exprimer avec compassion: «Aussi quel cœur d’homme refuserait le pardon à ces femmes qui, pour ne pas subir un tel outrage, se sont donné la mort?». Puis, il présente le cas de Judas*: «En se tuant à cause de son premier crime [la trahison de son maître], il s’est chargé d’un crime nouveau.» A fortiori, «pourquoi donc un être humain qui n’a rien fait de mal se ferait-il du mal à lui-même? Pourquoi, en se tuant, tuerait-il en lui un innocent pour n’avoir pas à souffrir d’un coupable?» (La cité de Dieu, i, 3, 17). Par conséquent, «une femme n’a rien à punir en elle par une mort volontaire quand, violentée de force sans le moindre consentement de sa part, elle est victime du péché d’un autre» (i, 3, 18). Le fait qu’un ennemi a commis par convoitise un viol sur elle ne l’excuse pas de commettre un homicide par honte d’elle-même. Se référant à Lucrèce*, dame romaine qui se tua (v. 509 av. J.-C.) après avoir été outragé par un fils de Tarquin le Superbe, Augustin s’exclame: «Si donc elle s’est frappée pour avoir été victime et non pour avoir été complice d’adultère, ce n’est plus là l’amour de la chasteté, mais faiblesse née de la honte» (i, 3, 19). Augustin n’apprécie donc absolument pas la honte en tant que vecteur de la décision morale.
Sa polémique avec les donatistes au sujet de ce qu’il appelle leur suicide collectif est demeurée célèbre. Le donatisme, nommé ainsi en souvenir de la mise à mort de l’évêque Donat à Bagaï lors de la persécution de Dioclétien, se présente comme le mouvement contestataire de l’Église des martyrs (le peuple persécuté) qui s’oppose à l’Église des traîtres, c’est-à-dire aux évêques bienveillants à l’égard du régime impérial. Augustin semble ne pas avoir estimé à leur juste valeur les enjeux politiques du culte des martyrs et de l’idéal du martyre*, si chers aux donatistes. Ces derniers aimaient en effet se rappeler les mauvais traitements durant les persécutions non seulement pour en accuser une Église trop intégrée dans l’ordre de l’empire romain, mais aussi pour se glorifier de leurs martyrs et pour les imiter en aspirant au martyre (Traités anti-donatistes, p. 719-720). Une belle pièce d’argumentation contre le suicide se trouve dans les Réfutations, faites par Augustin, des lettres, adressées au tribun impérial Dulcitius par Gaudentius, évêque des donatistes à Thamugadi, qui menaçait de se brûler vif dans son église avec quelques adeptes. Toute la problématique de la mort volontaire qui y est développée garde encore son actualité aujourd’hui. Les opposants au suicide du vingtième siècle puisent, peut-être sans trop le savoir, dans la rhétorique augustinienne.
Ainsi, nous lisons dans ces Réfutations: «Personne ne met à mort un innocent quand il se tue soi-même […], si bien qu’on ne peut mourir innocent quand on se suicide» (Traités anti-donatistes, p. 529). À Gaudentius qui, se voyant forcé de se suicider à cause des persécutions, écrit: «Nul n’est assez déraisonnable pour courir à la mort si on ne l’y pousse» (p. 519), Augustin riposte: «Combien plus déraisonnable est donc l’homme qui court à la mort quand on le pousse à la vie» (p. 520). Selon Gaudentius, qui cite le livre du Siracide (Si 15, 14): «Il est écrit: Dieu a fait l’homme et l’a laissé au pouvoir de sa volonté libre» (p. 543). Or, d’après Augustin, «la liberté a été donnée à l’homme lors de sa création, mais à la condition que, venant à mal agir, il aurait à pâtir. L’Empereur a voulu vous condamner à l’exil, non à la mort. Mais vous […] y ajoutez par votre propre initiative et non de la sienne, la peine de mort» (p. 549). Et il poursuit que le suicide collectif est un acte de rébellion contre le souverain et met en péril l’unité de l’Empire qui n’est nulle autre que la paix du Christ. L’affreuse peine que les donatistes infligent à Augustin et à ses chrétiens fidèles ressemble à celle de David qui souffrait de la malfaisance dévastatrice de son fils Absalon. À l’instar de David, Augustin trouve «sa consolation dans l’unité rétablie du peuple de Dieu» laquelle, soit dit en passant, vaut bien quelques homicides (suicides): «Il est moins pénible de voir une poignée de vos adhérents obstinés se jeter dans les précipices, dans les eaux et dans le feu pour périr que de les voir empêcher le salut des peuples innombrables pour les livrer avec eux aux flammes du feu éternel» (p. 565). Gaudentius s’exclame: «La haine du siècle nous réjouit, ses coups ne nous abattent pas, ils font notre allégresse.» Promptement, Augustin montre du doigt la haine que les donatistes vouent non seulement à l’Église, mais aussi à eux-mêmes: «Vous rendez le mal pour le bien et quand vous ne pouvez pas exercer contre nous votre méchanceté, vous la retournerez contre vous; vous ne vous aimez pas et vous vous tuez» (p. 575). Les chrétiens, écrit Gaudentius (p. 579), ont trouvé le raccourci des bûchers pour arracher leur âme à une souillure sacrilège, imitant l’exemple de Razias*, un des anciens du livre des Macchabées (2 M, 14, 41-46). Et voilà qu’Augustin y va de ses invectives en dressant un profil social très négatif des donatistes: «Qui ne connaît cette sorte de gens occupés sans cesse à d’horribles forfaits, ne s’adonnant à aucun travail utile, cruels à l’extrême dans la mise à mort des autres, ne comptant pour rien leur propre mort, etc.» (p. 581). Il veut les faire passer pour des criminels rôdant dans les campagnes et semant la terreur (les «circoncellions»). Par la suite, il revient sur ce «raccourci des bûchers»: «Sans doute tu fouilles avec un flair subtil les saintes Écritures pour y découvrir un texte favorable à ta belle théorie du suicide. Et tu crois en avoir trouvé un dans ce mot de l’Évangile: “L’Esprit est prompt, mais la chair est faible” (Mt 26, 41), comme si l’on devait se tuer parce qu’on est trop faible pour supporter les souffrances aux mains des persécuteurs! Est-ce que tu n’aurais pas pu dire plutôt que vos faux martyrs se rangent au nombre des gens dont il est écrit: “Malheur à ceux qui ont perdu l’endurance”» (Si 2, 14). Or, «désespérer dans la souffrance […] et rechercher pour cela le raccourci des bûchers […], ce n’est pas, en effet, prudence, mais frénésie, non pas bon sens, mais démence» (p. 585-586). Job avait à sa disposition ce terrible raccourci, mais il n’a pas voulu s’en servir. «Vous ne ressemblez même pas à Razias. Celui-ci n’avait plus le choix de s’enfuir. Voilà pourquoi il se perça de son glaive […]. Il donna l’exemple non pas de sagesse, mais de déraison, mais il f it p reuve d’un esprit prompt et d’une chair indomptable. Sa fermeté renverse tous les calculs de votre infirmité. Il est dit qu’il a choisi de mourir noblement? Mieux eût valu de vouloir mourir humblement, car ainsi la mort lui eût été utile. Il est dit qu’il fit un geste viril. C’est sûr qu’il n’a pas agi en femmelette, comme d’ailleurs non plus vos femmes qui ont agi comme des hommes, mais sans profit et dans un esprit contraire à la foi» (p. 591 et suiv.). Les donatistes «ont appris à leurs descendants le goût de la mort du traître Judas» (p. 625). Cependant, Augustin fait montre de sa bonté à leur égard: «Pourquoi vous la donnez de vos propres mains si vous la redoutez de nos mains à nous? Combien nous désirons que vous viviez, vous le savez bien; de là précisément, ce chantage du suicide» (p. 605).
Tous les grands thèmes qui parcourent la réflexion sur le suicide dans le monde occidental sont traités par Augustin: le chantage, la liberté, la lâcheté, le courage, la raison, la folie, le désespoir, la souffrance, la contestation et bien d’autres encore.
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saint Augustin
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