Saint Augustin* s’attache à établir dans ce livre que la mort est pour les hommes une punition et une suite du péché d’Adam. La mort est un mal, car elle rompt l'unité du corps et de l'âme. Nous commençons à mourir dès que nous commençons à vivre.
CHAPITRE II.
DE LA MORT DE L’ÂME ET DE CELLE DU CORPS.
Mais il me semble qu’il est à propos d’approfondir un peu davantage la nature de la mort. L’âme humaine, quoique immortelle, a néanmoins en quelque façon une mort qui lui est propre. En effet, on ne l’appelle immortelle que parce qu’elle ne cesse jamais de vivre et de sentir, au lieu que le corps est mortel, parce qu’il peut être entièrement privé de vie et qu’il ne vit point par lui-même. La mort de l’âme arrive donc quand Dieu l’abandonne, comme celle du corps quand l’âme le quitte. Et quand l’âme abandonnée de Dieu abandonne le corps, c’est alors la mort de l’homme tout entier, Dieu n’étant plus la vie de l’âme, ni l’âme la vie du corps. Or, cette mort de l’homme tout entier est suivie d’une autre que la sainte Ecriture nomme la seconde mort, et c’est celle dont veut parler le Sauveur lorsqu’il dit : « Craignez celui qui peut faire périr et le corps et l’âme dans la géhenne de feu 1 ». Comme cette menace ne peut avoir son effet qu’au temps où l’âme sera tellement unie au corps qu’ils feront un tout indissoluble, on peut trouver étrange que l’Ecriture dise que le corps périt, puisque l’âme ne le quitte point et qu’il reste sensible pour être éternellement tourmenté. Qu’on dise que l’âme meurt dans ce dernier et éternel supplice dont nous parlerons plus amplement ailleurs 2, cela s’entend fort bien, puisqu’elle ne vit plus de Dieu; mais comment le dire du corps, lorsqu’il est vivant ? Et il faut bien qu’il le soit pour sentir les tourments qu’il souffrira après la résurrection. Serait-ce que la vie, quelle qu’elle soit, étant un bien, et la douleur un mal, on peut dire qu’un corps ne vit plus, lorsque l’âme ne l’anime que pour le faire souffrir ?.L’âme vit donc de Dieu, quand elle vit bien; car elle ne peut bien vivre qu’en tant que Dieu opère en elle ce qui est bien; et quant au corps, il est vivant, lorsque l’âme l’anime, qu’elle vive de Dieu ou non. Car les méchants ne vivent pas de la vie de l’âme, mais de celle du corps, que l’âme lui communique; et encore que celle-ci soit morte, c’est-à-dire abandonnée de Dieu, elle conserve une espèce de vie qui lui est propre et qu’elle ne perd jamais, d’où vient qu’on la nomme immortelle. Mais en la dernière condamnation, bien que l’homme ne laisse pas de sentir, toutefois, comme ce sentiment ne sera pas agréable, mais douloureux, ce n’est pas sans raison que l’Ecriture l’appelle plutôt une mort qu’une vie. Elle l’appelle la seconde mort, parce qu’elle arrivera après cette première mort qui sépare l’âme, soit de Dieu, soit du corps. On peut donc dire de la première mort du corps, qu’elle est bonne pour les bons et mauvaise pour les méchants, et de la seconde, que, comme elle n’est pas pour les bons, elle ne peut être bonne pour personne.
1. Matth. X, 28
2. Voyez plus bas, les livres XX, XXI et XXII.
CHAPITRE VI.
DU MAL DE LA MORT QUI ROMPT LA SOCIÉTÉ DE L’AME ET DU CORPS.
La mort n’est donc un bien pour personne, puisque la séparation du corps et de l’âme est un déchirement violent qui révolte la nature et fait gémir la sensibilité, jusqu’au moment où, avec le mutuel embrassement de la chair et de l’âme cesse toute conscience de la douleur. Quelquefois un seul coup reçu par le corps ou bien l’élan de l’âme interrompent l’agonie et empêchent de sentir les angoisses de la dernière heure. Mais quoi qu’il en soit de cette crise où la sensibilité s’éteint dans une sensation de douleur, quand on souffre la mort avec la patience d’un vrai chrétien, tout en restant une peine, elle devient un mérite. Peine de tous ceux qui naissent d’Adam, elle est un mérite pour ceux qui renaissent de Jésus-Christ, étant endurée pour la foi et pour la justice; et elle peut même en certains cas racheter entièrement du péché, elle qui est le prix du péché.
CHAPITRE X.
LA VIE DES MORTELS EST PLUTÔT UNE MORT QU’UNE VIE.
En effet, dès que nous avons commencé d’être dans ce corps mortel, nous n’avons cessé de tendre vers la mort, et nous ne faisons autre chose pendant toute cette vie (si toutefois il faut donner un tel nom à notre existence passagère). Y a-t-il personne qui ne soit plus proche de la mort dans un an qu’à cette heure, et demain qu’aujourd’hui, et aujourd’hui qu’hier ? Tout le temps que l’on vit est autant de retranché sur celui que l’on doit vivre, et ce qui reste diminue tous les jours, de sorte que tout le temps de cette vie n’est autre chose qu’une course vers la mort, dans laquelle il n’est permis à personne de se reposer ou de marcher plus lentement ; tous y courent d’une égale vitesse. En effet, celui dont la vie est plus courte ne passe pas plus vite un jour que celui dont la vie est plus longue; mais l’un a moins de chemin à faire que l’autre. Si donc nous commençons à mourir, c’est-à-dire à être dans la mort, du moment que nous commençons à avancer vers la mort, il faut dire que nous commençons à mourir dès que nous commençons à vivre 1. De cette manière, l’homme n’est jamais dans la vie, s’il est vrai qu’il ne puisse être ensemble dans la vie et dans la mort ; ou plutôt ne faut-il point dire qu’il est tout ensemble dans la vie et dans la mort? dans la vie, parce qu’elle ne lui est pas tout à fait ôtée, dans la mort, parce qu’il meurt à tout moment? Si en effet il n’est point dans la vie, que lui est-il donc retranché? et s’il n’est pas dans la mort, qu’est-ce que ce retranchement même? Quand toute vie a été retranchée au corps, ces mots après la mort n’auraient pas de sens, si la mort n’était déjà, lorsque se faisait le retranchement ; car dès qu’il est fait, on n’est plus mourant, on est mort. On était donc dans la mort au moment où était retranchée la vie.
CHAPITRE XI.
SI L’ON PEUT DIRE QU’UN HOMME EST EN MÊME TEMPS MORT ET VIVANT.
Mais s’il est absurde de dire qu’un homme soit dans la mort avant qu’il soit arrivé à la mort, ou qui soit ensemble vivant et mourant, par la même raison qu’il ne peut être ensemble veillant et dormant, je demande quand il sera mourant. Avant que la mort ne vienne, il n’est pas mourant, mais vivant; et, lorsqu’elle sera venue, il ne sera pas mourant, mais mort. Or, l’une de ces deux choses est avant la mort, et l’autre après ; quand sera-t-il donc dans la mort pour pouvoir dire qu’il est mourant? Comme il y a trois moments distincts : avant la mort, dans la mort et après la mort, il faut aussi qu’il y ait trois états qui y répondent, c’est-à-dire être vivant, être mourant, être mort. Il est donc très-difficile de déterminer quand un homme est mourant, c’est-à-dire dans la mort, en sorte qu’il ne soit ni vivant ni mort; car tant que l’âme est dans le corps, surtout si le sentiment n’est pas éteint, il est certain que l’homme vit ; et dès lors il ne faut pas dire qu’il est dans la mort, mais avant la mort; et lorsque l’âme a quitté le corps et qu’elle lui a ôté tout sentiment, l’homme est après la mort, et l’on dit qu’il est mort. Je ne vois pas comment il peut être mourant, c’est-à-dire dans la mort, puisque s’il vit encore, il est avant la mort, et que, s’il a cessé de vivre, il est après la mort. De même, dans le cours des temps, on cherche le présent, et on ne le trouve point, parce que le passage du futur au passé n’a aucune étendue appréciable. Ne faut-il point conclure de là qu’il n’y a point de mort du corps ? car s’il y en a une, quand est-elle, puisqu’elle n’est en personne et que personne n’est en elle? En effet, si l’on vit, elle n’est pas encore, et si l’on a cessé de vivre, elle n’est plus 1. D’un autre côté, s’il n’y a point de mort, pourquoi dit-on avant ou après la mort? Ah ! plût à Dieu que nous eussions assez bien vécu dans le paradis pour qu’en effet il n’y en eût point! au lieu que dans notre condition présente, non-seulement il y en a une, mais elle est même si fâcheuse qu’il est aussi impossible de l’expliquer que de la fuir.
Conformons-nous donc à l’usage , comme c’est notre devoir, et disons de la mort, avant qu’elle n’arrive, ce qu’en dit l’Ecriture : « Ne louez personne avant sa mort 2 » .Disons aussi, lorsqu’elle est arrivée : Telle ou telle chose s’est faite après la mort de celui-ci ou de celui-là. Disons encore, autant que possible, du temps présent: Telle personne en mourant a fait son testament, et elle a laissé en mourant telle et telle chose à tels et tels, quoiqu’elle n’ait pu rien faire de cela si elle n’était vivante, et qu’elle l’ait plutôt fait avant la mort que dans la mort. Parlons aussi comme
1. C’est ce qui faisait dire à Épicure, dans une intention d’ailleurs tout autre que celle de saint Augustin, ce mot souvent cité dans l’antiquité : « La mort n’a rien qui me regarde; tant que je suis, elle est absente, et quand eue est présente, je ne suis plus. ».
2. Eccli. XI, 30.
(271)
parle l’Ecriture, qui déclare positivement que les morts mêmes sont dans la mort. Elle dit en effet: « Il n’est personne dans la mort qui se souvienne de vous 1 ». Aussi bien, jusqu’à ce qu’ils ressuscitent, on dit fort bien qu’ils sont dans la mort, comme on dit qu’une personne est dans le sommeil jusqu’à ce qu’elle se réveille. Et cependant, quoique nous appelions dormants ceux qui sont dans le sommeil, nous ne pouvons pas appeler de même mourants ceux qui sont déjà morts; car la séparation de leur âme et de leur corps étant accomplie, on ne peut pas dire qu’ils continuent de mourir. Et voilà toujours cette difficulté qui revient d’exprimer une chose qui paraît inexprimable : à savoir comment on peut dire d’un mourant qu’il vif, ou d’un mort qu’après la mort il est dans la mort, surtout quand le mot mourant n’est pas pris dans le sens de dormant, c’est-à-dire qui est dans le sommeil, ou de languissant, c’est-à-dire qui est dans la langueur, et qu’on appelle mort, et non pas mourant, celui qui est dans la mort et attend la résurrection. Je crois, et cette opinion n’a rien de téméraire ni d’invraisemblable, à ce qu’il me semble, que si le verbe mori (mourir) ne peut se décliner comme les autres verbes, c’est la suite, non d’une institution humaine, mais d’un décret divin. En effet, le verbe oriri (se lever), entre autres, fait au passé ortus est, tandis que mori fait mortuus et redouble l’u. Ainsi on dit mortuus comme fatuus, arduus, conspicuus, et autres mots qui sont des adjectifs ne se déclinant pas selon les temps, et non des participes. Or, mortuus est pris comme participe passé, comme si ce qu’on ne peut décliner devait se décliner. Il est donc arrivé, par une raison assez juste, que, de même que la mort ne peut se décliner, le mot qui l’exprime est aussi indéclinable. Mais au moins pouvons-nous décliner la seconde mort, avec la grâce de notre Rédempteur; celle-là est la pire de toutes ; elle n’a pas lieu par la séparation de l’âme et du corps, mais plutôt par l’union de l’une et l’autre pour souffrir ensemble une peine éternelle. C’est là que les hommes seront toujours dans la mort et toujours mourants, parce que cette mort sera immortelle.
1. Ps. VI, 6.
(272)
CHAPITRE XII.
DE QUELLE MORT DIEU ENTENDAIT PARLER, QUAND IL MENAÇA DE LA MORT LES PREMIERS HOMMES, S’ILS CONTREVENAIENT A SON COMMANDEMENT.
Quand on demande de quelle mort Dieu menaça les premiers hommes en cas de désobéissance, si c’était de celle de l’âme ou de celle du corps, ou de toutes les deux ensemble, ou de celle qu’on nomme la seconde mort, il faut répondre : de toutes. De la même manière que toute la terre est composée de plusieurs terres, et toute l’Eglise de plusieurs Eglises; ainsi toute la mort est composée de toutes les morts. La première mort, en effet, comprend deux parties, la mort de l’âme et celle du corps, alors que l’âme, séparée de Dieu et du corps, est soumise à une expiation temporaire; et la seconde mort a lieu quand l’âme, séparée de Dieu et réunie au corps, souffre des peines éternelles. Lors donc que Dieu dit au premier homme qu’il avait mis dans le paradis terrestre, en lui parlant du fruit défendu : « Du jour que vous en mangerez, vous mourrez 1 » ; cette menace ne comprenait pas seulement la première partie de cette première mort, qui sépare l’âme de Dieu, ni seulement la seconde partie, qui sépare l’âme du corps, ni seulement toute cette première mort qui consiste dans le châtiment temporaire de l’âme séparée de Dieu et du corps, mais toutes les morts, jusqu’à la dernière, qui est la seconde mort, et après laquelle il n’y en a point.
CHAPITRE XIII.
QUEL FUT LE PREMIER CHATIMENT DE LA DÉSOBÉISSANCE DE NOS PREMIERS PARENTS.
Abandonnés de la grâce de Dieu aussitôt qu’ils eurent désobéi, ils rougirent de leur nudité. C’est pour cela qu’ils se couvrirent de feuilles de figuier, les premières sans doute qui se présentèrent à eux dans le trouble où ils étaient, et en cachèrent leurs parties honteuses, dont ils n’avaient pas honte auparavant. Ils sentirent donc un nouveau mouvement dans leur chair devenue indocile en représailles de leur propre indocilité. Comme l’âme s’était complu dans un mauvais usage de sa liberté et avait dédaigné de se soumettre à Dieu, le corps refusa de s’assujétir à elle;
1. Gen. II, 17.
et de même qu’elle avait abandonné volontairement son Seigneur, elle ne put désormais disposer à sa volonté de son esclave, ni conserver son empire sur son corps, comme elle eût fait si elle fût demeurée soumise à son Dieu. Ce fut alors que la chair commença à convoiter contre l’esprit 1, et nous naissons avec ce combat, traînant depuis la première faute un germe de mort, et portant la discorde trop souvent victorieuse dans nos membres rebelles et dans notre nature corrompue.
CHAPITRE XXIV.
COMMENT IL FAUT ENTENDRE CE SOUFFLE DE DIEU DONT PARLE L’ÉCRITURE ET QUI DONNE A L’HOMME UNE AME VIVANTE, ET CET AUTRE SOUFFLE QUE JÉSUS-CHRIST EXHALE EN DISANT: RECEVEZ L’ESPRIT-SAINT.
Quelques-uns se sont persuadé avec assez peu de raison que le passage de la Genèse où on lit : « Dieu souffla contre la face d’Adam un esprit de vie, et l’homme fut créé âme vivante 2 », ne doit pas s’entendre de Dieu donnant au premier homme une âme, mais de Dieu ne faisant que vivifier par le Saint-Esprit celle que l’homme avait déjà 3. Ce qui les porte à interpréter ainsi l’Ecriture, c’est
1. I Cor. XV, 21, 27. — Gen. II, 7.
3. C’était le sentiment d’Origène Peri Arkon, (lib. I, cap. 3), auquel il faut joindre Tertullien (De Bapt., cap. 5), saint Cyprien (Epist. Ad. Jub.), saint Cyrille (In Joan., lib. IX, cap. 47), saint Basile (In Psal. XLVIII), saint Ambroise (De Parad.), et plusieurs autres Pères de 1’Eglise. Voyez aussi le traité de saint Augustin (De Gen. contra Man., lib. II, n. 10, 11).
(281)
que Notre-Seigneur Jésus-Christ, après la résurrection, souffla sur ses disciples et leur dit:
« Recevez le Saint-Esprit s; d’où ils concluent que, puisque la même chose se passa dans la création de l’homme, le même effet s’ensuivit aussi : comme si l’évangéliste, après avoir parlé du souffle de Jésus sur ses disciples, avait ajouté, ainsi que fait Moïse, qu’ils devinrent âmes vivantes. Mais quand il l’aurait ajouté, cela ne signifierait autre chose, sinon que l’Esprit de Dieu est en quelque façon la vie de l’âme, et que sans lui elle est morte, quoique l’homme reste vivant. Mais rien de semblable n’eut lieu au moment de la création de l’homme, ainsi que le prouvent ces paroles de la Genèse : « Dieu créa (formavit) l’homme poussière de la terre » ; ce que certains interprètes croient rendre plus clair en traduisant : « Dieu composa (finxit) l’homme du limon de la terre », parce qu’il est écrit aux versets précédents : « Or, une fontaine s’élevait de la terre et en arrosait toute la « surface 2 »; ce qui engendrait, suivant eux, ce limon dont l’homme fut formé; et c’est immédiatement après que l’Ecriture ajoute
« Dieu créa l’homme poussière de la terre », comme le portent les exemplaires grecs sur lesquels l’Ecriture a été traduite en latin. Au surplus, que l’on rende par formavit ou par finxit le mot grec eplasen, peu importe à la question; finxit est le mot propre, et c’est la crainte de l’équivoque qui a décidé ceux qui ont préféré formavit, l’usage donnant à l’expression finxit le sens de fiction mensongère. C’est donc cet homme ainsi fait de la poussière de la terre ou du limon, c’est-à-dire d’une poussière trempée d’eau, dont saint Paul dit qu’il devint un corps animal, lorsqu’il reçut l’âme. « Et l’homme devint âme vivante » entendez que cette poussière ainsi pétrie devint une âme vivante.
Mais, disent-ils, il avait déjà une âme; autrement on ne l’appellerait pas homme, l’homme n’étant pas le corps seul ou l’âme seule, mais le composé des deux. Il est vrai que l’âme, non plus que le corps, n’est pas l’homme entier; mais l’âme en est la plus noble partie. Quand elles sont unies ensemble, elles prennent le nom d’homme, qu’elles ne quittent pas néanmoins après leur séparation. Ne disons-nous pas tous les jours: Cet homme est mort, et maintenant il est dans la paix ou
1. Jean, XX, 22.- 2. Gen. II, 7.
dans les supplices, bien que cela ne se puisse dire que de l’âme seule; ou : Cet homme a été enterré en tel ou tel lieu, quoique cela ne se puisse entendre que du corps seul? Diront-ils que ce n’est pas la façon de parler de l’Ecriture? Mais elle ne fait point difficulté d’appeler homme l’une ou l’autre de ces deux parties, lors même qu’elles sont unies, et de dire que l’âme est l’homme intérieur et le corps l’homme extérieur 1,comme si c’étaient deux hommes, bien qu’en effet ce n’en soit qu’un. Aussi bien il faut entendre dans quel sens l’Ecriture dit que l’homme est fait à l’image de Dieu, et dans quel sens elle l’appelle terre et dit qu’il retournera en terre. La première parole s’entend de l’âme raisonnable, telle que Dieu la créa par son souffle dans l’homme , c’est-à-dire dans le corps de l’homme; et la seconde s’entend du corps, tel que Dieu le forma de la poussière, et à qui l’âme fut donnée pour en faire un corps animal, c’est-à-dire un homme ayant une âme vivante.
C’est pourquoi, quand Notre-Seigneur souffla sur ses disciples en disant: « Recevez le Saint- Esprit », il voulait nous apprendre que le Saint-Esprit n’est pas seulement l’Esprit du Père, mais encore l’Esprit du Fils unique, attendu que le même Esprit est l’Esprit du Père et du Fils, formant avec tous deux la Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, qui n’est pas créature, mais créateur. En effet, ce souffle corporel qui sortit de la bouche de Jésus-Christ n’était point la substance ou la nature du Saint-Esprit, mais plutôt, je le répète, un signe pour nous faire entendre que le Saint-Esprit est commun au Père et au Fils; car ils n’en ont pas chacun un, et il n’y en a qu’un pour deux. Or, ce Saint-Esprit est toujours dans l’Ecriture appelé en grec pneuma 2, ainsi que Notre-Seigneur l’appelle ici, lorsque l’exprimant par le souffle de sa bouche, il le donne à ses disciples; et e ne me souviens point qu’il y soit appelé autrement: au lieu que dans le passage de la Genèse, où il est dit que « Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, et qu’il souffla contre sa face un esprit de vie », le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè 3, terme dont l’Ecriture se sert plus souvent pour désigner la créature que le Créateur;
1. II Cor. IV, 16
2. Pneuma, souffle, esprit.
3. Pnoé , souffle, vent.
(282)
d’où vient que quelques interprètes, pour en marquer la différence, ont mieux aimé le rendre par le mot souffle, que par celui d’esprit. Il se trouve employé de la sorte dans Isaïe, où Dieu dit : « J’ai fait tout souffle 1», c’est-à-dire toute âme. Les interprètes donc expliquent quelquefois, il est vrai, ce dernier mot par souffle, ou par esprit, ou par inspiration ou aspiration, ou même par âme; mais jamais ils ne traduisent l’autre que par esprit, soit celui de l’homme dont l’Apôtre dit: « Quel est celui des hommes qui connaît ce qui est en l’homme, si ce n’est l’esprit même de l’homme qui est en lui 2 ? » soit celui de la bête, comme quand Salomon dit: « Qui sait si l’esprit de l’homme monte en haut dans le ciel, et si l’esprit de la bête descend en bas dans la terre 3 ? » soit même cet esprit corporel qu’on nomme aussi vent, comme dans le Psalmiste: « Le feu, la grêle, la neige, la glace, l’esprit de tempête 4 » ; soit enfin l’esprit créateur, tel que celui dont Notre-Seigneur dit dans l’Evangile, en l’exprimant par son souffle: « Recevez le Saint-Esprit », et ailleurs : « Allez, baptisez toutes les nations « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit 5 », paroles qui déclarent clairement et excellemment la très-sainte Trinité; et encore : « Dieu est esprit 6 » , et en beaucoup d’autres endroits de l’Ecriture. Dans tous ces passages, le grec ne porte point le mot équivalent à souffle, mais bien celui qui ne peut se rendre que par esprit. Ainsi, alors même que dans un endroit de la Genèse où il est dit que « Dieu souffla contre la face de l’homme un esprit de vie », il y aurait dans le grec pneuma et non pnoè, il ne s’ensuivrait pas pour cela que nous fussions obligés d’entendre l’Esprit créateur, puisque, comme nous avons dit, l’Ecriture ne se sert pas seulement du premier de ces mots pour le Créateur, mais aussi pour la créature,
Mais, répliquent-ils, elle ne dirait pas esprit de vie, si elle ne voulait marquer le Saint-Esprit, ni âme vivante, si elle n’entendait la vie de l’âme qui lui est communiquée par le don de l’Esprit de Dieu, puisque, l’âme vivant d’une vie qui lui est propre, il n’était pas besoin d’ajouter vivante, si l’Ecriture n’eût voulu signifier cette vie qui lui est donnée par le Saint-Esprit. Qu’est-ce à dire? et raisonner ainsi, n’est-ce pas s’attacher avec ardeur à ses
1. Isaïe, LVII, 16, sec. LXX.- 2. I Cor. II, 11 .- 3. Eccl. III, 21.- 4. Ps. CXLVIII, 8.- 5. Matth. XXVIII, 19.- Jean, IV, 24.
propres pensées au lieu de se rendre attentif au sens de l’Ecriture? Sans aller bien loin, qu’y avait-il de plus aisé que de lire ce qui est écrit un peu auparavant au même livre de la Genèse : « Que la terre produise des âmes vivantes 1 », quand tous les animaux de la terre furent créés? Et quelques lignes après, mais toujours au même livre: « Tout ce qui a esprit de vie et tout homme habitant la terre péri 2 », pour dire que tout ce qui vivait sur la terre périt par le déluge? Puis donc que nous trouvons une âme vivante et un esprit de vie, même dans les bêtes, selon la façon de parler de l’Ecriture, et qu’au lieu même où elle dit : « Toutes les choses qui ont un esprit de vie » , le grec ne porte pas pneuma, mais pnoè, que ne disons-nous aussi: Où est la nécessité de dire vivante, l’âme ne pouvant être, si elle ne vit, et d’ajouter de vie, après avoir dit esprit? Cela nous fait donc voir que lorsque l’Ecriture n usé de ces mêmes termes en parlant de l’homme, elle ne s’est point éloignée de son langage ordinaire; mais elle a voulu que l’on entendît par là le principe du sentiment dans les animaux ou les corps animés. Et dans la formation de l’homme, n’oublions pas encore que l’Ecriture reste fidèle à son langage habituel, quand elle nous enseigne qu’en recevant l’âme raisonnable, non pas émanée de la terre ou des eaux, comme l’âme des créatures charnelles, mais créée par le souffle de Dieu, l’homme n’en est pas moins destiné à vivre dans un corps animal, où réside une âme vivante, comme ces animaux dont l’Ecriture a dit: « Que la terre produise toute âme vivante » ; et quand elle dit également qu’ils ont l’esprit de vie, le grec portant toujours pnoè et non pneuma, ce n’est assurément pas le Saint-Esprit, mais bien l’âme vivante qui est désignée par cette expression.
Le souffle de Dieu , disent-ils encore, est sorti de sa bouche; de sorte que si nous croyons que c’est l’âme, il s’ensuivra que nous serons obligés aussi d’avouer qu’elle est consubstantielle et égale à cette Sagesse qui a dit: « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut 3 ». Mais la Sagesse ne dit pas qu’elle est le souffle de Dieu, mais qu’elle est sortie de sa bouche. Or, de même que nous pouvons former un souffle, non de notre âme, qui nous fait hommes, mais de l’air qui nous entoure et que
1. Gen. I, 24, — 2. Ibid, VII, 22. — 3. Eccli. XXIV, 5.
(283)
nous respirons, ainsi Dieu, qui est tout-puissant, a pu très-bien aussi en former un, non de sa nature, ni d’aucune chose créée, mais du néant, et le mettre dans le corps de l’homme. D’ailleurs, afin que ces habiles personnes qui se mêlent de parler de l’Ecriture et n’en étudient pas le langage, apprennent qu’elle ne fait pas sortir de la bouche de Dieu seulement ce qui est de même nature que lui, qu’elles écoutent ce que Dieu y dit : « Tu es tiède, tu n’es ni froid ni chaud; c’est pourquoi je vais te vomir de ma bouche1 ».
Il ne faut donc plus résister aux paroles expresses de l’Apôtre, lorsque distinguant lecorps animal du corps spirituel, c’est-à-dire celui que nous avons maintenant de celui que nous aurons un jour, il dit: « Le corps est semé animal, et il ressuscitera spirituel. Comme il y a un corps animal, il y a aussi un corps spirituel, ainsi qu’il est écrit : Adam, le premier homme, a été créé avec une âme vivante, et le second Adam a été rempli d’un esprit vivifiant. Mais ce n’est pas le corps spirituel qui a été formé le premier, c’est le corps animal, et ensuite le spirituel. Le premier homme est le terrestre formé de la terre, et le second homme est le céleste descendu du ciel. Comme le premier homme a été terrestre, ses enfants sont aussi terrestres; et comme le second homme est céleste, ses enfants sont aussi célestes. De la même manière donc que nous avons porté l’image de l’homme
1. Apoc. III, 16.
terrestre, portons aussi l’image de l’homme céleste 1 ». Ainsi le corps animal, dans lequel l’Apôtre dit que fut créé le premier homme, n’était pas composé de telle façon qu’il ne pût mourir, mais de telle façon qu’il ne fût point mort si l’homme n’eût péché. Le corps qui sera spirituel, parce que l’Esprit le vivifiera, ne pourra mourir, non plus que l’âme, qui, bien qu’elle meure en quelque façon en se séparant de Dieu, conserve néanmoins toujours une vie qui lui est propre. Il en est de même des mauvais anges qui, pour être séparés de Dieu, ne laissent pas de vivre et de sentir, parce qu’ils ont été créés immortels, tellement que la seconde mort même où ils seront précipités après le dernier jugement ne leur ôtera pas la vie, puisqu’elle leur fera souffrir de cruelles douleurs. Mais les hommes qui appartiennent à la grâce et qui seront associés aux saints anges dans la béatitude seront revêtus de corps spirituels, de manière à ce qu’ils ne pécheront ni ne mourront plus.
Reste une question qui doit être discutée et, avec l’aide de Dieu, résolue, c’est de savoir comment les premiers hommes auraient pu engendrer des enfants s’ils n’eussent point péché, puisque nous disons que les mouvements de la concupiscence sont des suites du péché. Mais il faut finir ce livre, et d’ailleurs la question demande à être traitée avec quelque étendue; il vaut donc mieux la remettre au livre suivant.
1. I Cor. XV, 44-49.
(284)