Dans la plupart des pays industrialisés, le taux de suicide monte avec l’âge et atteint son sommet chez les hommes de 75 ans et plus. Cela est vrai pour beaucoup de pays, mais il y a des pays qui font exception à la règle. Selon les statistiques, sur 100 000 habitants en France*, près de 40 personnes de 75 ans et plus se suicident, ce qui constitue le double du taux national de suicide. Or, le taux de suicide des hommes y est quatre fois plus élevé que celui des femmes du même âge. La situation est similaire en Belgique*, en Suisse* et en Autriche. En Hongrie*, en Lituanie* et en plusieurs pays de l’ancienne union soviétique, ces chiffres sont encore plus élevés. Des statistiques de 1996 relatifs aux vieillards à Cuba démontrent le taux de suicide le plus élevé enregistré parmi les données officielles de tous les pays. Toutefois, une sélection de taux de suicide en Chine* rurale révèle des chiffres qui représentent presque le double de ceux de Cuba. Aux États-Unis* aussi, les personnes de 75 ans et plus affichent un taux de suicide plus élevé que le taux national. Par contre, au Canada*, le taux de suicide des personnes âgées est plus bas que celui des jeunes et que la moyenne nationale. Au Québec*, le taux de suicide des personnes de 75 à 79 ans et de 80 à 84 ans était en 1999 respectivement de 16,1 et de 17,1, tandis que celui des 40-44 ans s’élevait à 37, 1 et celui des 45 -49 ans à 34,3, ce qui représente le double de celui des personnes âgées. En revanche, au Québec, les hommes de 75 à 79 ans enregistrent six fois plus de décès par suicide que les femmes et les hommes de 80 à 84 ans, cinq fois plus.
Si des personnes âgées se suicident, ce n’est pas parce que le sacrifice* de leur vie est plus léger à 80 ans qu’à 60, 40 ou 20 ans. Des distinctions s’imposent. À quel âge est-on vieux? Grâce à l’amélioration des conditions de vie et des soins de santé, l’âge de la vieillesse a reculé considérablement. Aujourd’hui, on appelle « vieillards » les personnes de 80 ans et plus, tandis que les personnes de 90 ans et plus sont appelées « grands vieillards ». Et encore là, il faut distinguer entre les personnes en bonne santé, très actives socialement ou intellectuellement, et d’autres de plus faible santé physique ou mentale ainsi que les grands malades ou les grands écorchés de la vie qui souffrent de découragement ou de fatigue, de détresse morale ou de dépression, de la misère ou de la pauvreté. On se rend compte de la complexité des âges de la vieillesse. La plupart des personnes âgées tiennent mordicus à la vie et font tout ce qu’elles peuvent pour se garder en forme par des exercices physiques, une saine alimentation, des visites de routine chez le médecin. Cependant, il y a des personnes qui jouissent pleinement de leur vie, mais qui anticipent déjà une fin de vie misérable, leur dépendance future, la perte prochaine de leur mémoire et de leur lucidité. Par anticipation de ce qui les attend, elles décident aujourd’hui, par testament de fin de vie, de prendre les dispositions en faveur de l’euthanasie ou le suicide assisté* quitte à renouveler leurs dernières volontés à plusieurs reprises afin de montrer le sérieux et la liberté de leur démarche. On n’a qu’à consulter les études des Associations pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD)* en France*, en Suisse* et en Belgique* pour se donner une idée de cette tendance.
Chez d’autres encore, c’est le présent qui les tracasse, leur incapacité d’assumer de façon autonome les actes de la vie quotidienne diminue leur pouvoir d’agir et conduit au rétrécissement de leur effort pour exister. La perte de leur autonomie* et de leur identité, leur isolement et le fait de ne plus compter pour personne leur enlèvent le goût de la vie. Certains n’ont plus de désir (I. Simeone, « Désir de mort ou mort du désir? », Médecine et hygiène, no 1659, 1989). Ils ne trouvent plus de ressources en eux-mêmes ou dans leur environnement pour faire face à la douleur qui prend trop de place dans leur vie. On appelle « syndrome de glissement » les signaux qui révèlent le désengagement que connaissent parfois les vieillards à l’égard de la vie, comme le refus de se lever ou de sortir, de se laver ou de s’alimenter, de recevoir des soins médicaux ou de communiquer. Il y en a qui ne parlent plus, se laissent mourir pour faire échec à une mort annoncée. L’écart considérable entre le taux de suicide des hommes et des femmes de 70 ans et plus s’expliquerait, selon certains, par une intégration plus faible des hommes au réseau familial. Sans trop généraliser, il paraît juste d’observer que les femmes* restent plus intimement liées à la vie familiale et plus soucieuses de la continuité intergénérationnelle. Par ailleurs, beaucoup de grands-pères sont adorables dans leur relation avec leurs petits-enfants, sont très fiers de leurs succès et perturbés par leur malheur. La violence conjugale, verbale et physique, entre vieux conjoints est une forme tragique de mauvaise intégration. On peut citer le cas d’une vieille femme qui, connue pour ses fugues, était encore tout récemment retrouvée par la police au cimetière. Elle n’est pourtant pas mentalement dérangée, mais elle a peur de son mari qui la frappe, lequel est lui-même, à son tour, victime* de la violence verbale de sa femme. Les deux souffrent d’alcoolisme*, signe d’un malaise plus profond de dépression*. En outre, les vieillards sont plus souvent qu’on pense victimes de mauvais traitements de la part de leurs enfants ou d’autres membres de leur famille. Toute cette violence trouve sa source dans une détresse psychologique ou économique, un manque flagrant d’appui financier et psychothérapeutique de la société.
Le manque d’intégration sociale peut aller dans certains cas jusqu’à l’exclusion*. Les mauvaises conditions d’hébergement, l’insuffisance des traitements médicaux, le non-respect de la capacité de consentement (ou de refus) aux traitements, le préjugé de l’inutilité sociale ou économique des personnes âgées, parfois nettement perceptible dans l’attitude et le comportement des acteurs sociaux ou des citoyens, des médias écrits ou de certains animateurs de radio, font que la vieillesse est subie par certaines d’entre elles comme une sanction injuste. Des cas d’intégration excessive, comme celui d’un contrôle sévère des médicaments ou de l’alimentation, chez des personnes vaillantes et lucides, ou, dans certaines maisons d’hébergement, une surveillance étroite de leurs sorties ou de leurs visites les insultent. Elles ne veulent pas être traitées comme des enfants. Ces personnes ont un passé de responsabilités diverses et ont encore un esprit très éveillé, même si leur démarche est moins vive et le débit de leurs paroles plus lent ou plus hésitant. Ces vieux ou ces vieilles se sentent «hors d’ordre» ou exclus, même s’ils sont encore capables de contribuer, selon leur rythme et leur personnalité, à l’orientation de leur collectivité.
L’accumulation des pertes est un facteur important du comportement suicidaire des personnes âgées. Le décès de sa conjointe donne à l’époux le sentiment d’avoir perdu non seulement une épouse, mais aussi une compagne protectrice qui veillait sur sa santé et s’occupait des tâches domestiques, surtout dans les couples où le partage de celles-ci était peu pratiqué (J. Andrian, « Suicide au grand âge », Thanatalogie, no 109-110, 1997, p. 95-114). Comme le décès, le divorce produit, surtout chez les hommes, un sentiment de perte totale. Elle était toute sa vie. Maintenant qu’elle est décédée ou partie, lui n’est plus rien, il n’existe plus. Or, avec l’âge, les pertes ont tendance à se multiplier : perte de l’intégrité physique, diminution auditive et visuelle avec limitation des déplacements et confinement à la chambre, perte de son domicile, de son environnement habituel, de son jardin ou de ses objets familiers, perte des enfants par leur éloignement ou par la réduction ou l’absence des visites, perte de relations, car les gens de leur âge meurent, sont malades et ne sortent plus, souvenir d’une perte ancienne très douloureuse qui refait surface avec véhémence. Ajoutons à ces multiples deuils*, le manque de sorties et d’activités sociales, le regret de ses erreurs du passé, le sentiment de sa médiocrité ou de l’insignifiance de sa vie présente : « je ne suis plus bon à rien ». Le manque de confiance en soi affecte le désir et porte à fuir le contact avec les autres qui, par pudeur ou par incompréhension, s’éloignent à leur tour. La solitude devient alors isolement, absence d’espace social, brisure du lien social. Il y a des personnes qui souffrent de multiples exclusions dont leur personnalité peut être en partie responsable, mais leur proche entourage ou la société globale ont souvent leur part de responsabilité.
Le suicide d’une personne âgée est-il socialement plus acceptable que celui d’une jeune personne? Exprimé sans nuances, cet énoncé est éthiquement très discutable, mais il s’avère dans les faits et jusque dans les discours. Il s’agit d’une forme assez répandue d’âgisme, comme si la vie d’une personne âgée avait moins de valeur que celle d’une jeune personne. Le fait qu’elle souffre d’une maladie chronique ou d’un handicap physique, qu’elle vive dans la pauvreté et l’isolement, qu’elle ne soit plus productive ou coûte cher en dépenses publiques porte une société à estimer plus facilement acceptable le suicide d’une personne âgée. Si celle-ci entrait dans ce jeu cynique de la rationalité socioéconomique, elle deviendrait, par intégration familiale ou sociale excessive, la victime émissaire d’une mort volontaire. Si cette personne se suicidait pour répondre ainsi aux attentes de la société en général ou de son milieu en particulier, elle risquerait fort d’agir contre son propre désir et contre sa propre liberté. Dès lors, la société aurait sa part de responsabilité dans la conduite suicidaire, car elle l’aurait provoquée ou favorisée. Dans ce cas, on ne peut plus parler de mort volontaire, mais d’une mort socialement imposée. On parle non sans raison d’une médicalisation excessive de la fin de la vie, d’une extension des compétences sociales des médecins qui pourtant n’aiment pas se faire appeler « généralistes du malaise socia l». Cependant, l’État a tendance à déléguer son pouvoir au médecin et à lui laisser le soin de juger s’il est préférable de prolonger ou d’écourter la vie de son patient, avec, en revanche, l’obligation de le consulter, lui et sa famille. Ce qui contraint le patient et la famille de verbaliser de bonnes raisons ou de bons arguments dans leur dialogue avec le médecin. Celui-ci les interrogera et pourra imposer des délais de réflexion. À la fin du compte, on ne sait plus si le patient se conforme aux normes médicales de son plein gré ou s’il se fait par trop influencer par l’opinion publique, la pensée ferme d’un ou de certains membres de la famille, pas toujours ceux qui sont affectivement les plus proches de lui.
À une personne qui exprime son désir de mourir, on évitera de dire : « la vie est belle, la vie vaut la peine d’être vécue! » Ce genre de discours n’est pas bien reçu par une personne âgée, déprimée et pliant sous le fardeau de sa souffrance ou de son désespoir. Si elle désire mourir c’est que, sans causer préjudice à sa vie passée, elle estime que sa vie présente n’est plus belle, qu’elle ne peut plus vivre heureuse, parce que sa vie n’a plus de sens et ne vaut plus la peine d’être vécue. Elle vivra par devoir, ce qui à la longue lui paraîtra trop lourd à porter, d’autant plus qu’elle sait sa mort plus ou moins proche. Les intervenants devront reconnaître ce désir, tacite ou exprimé ouvertement, et ne pas l’évacuer comme une mauvaise pensée en disant : « tu te trompes, ta vie est belle, ta vie a du sens ». Or, si la douleur d’exister, aussi muette soit-elle, pouvait trouver résonance dans l’esprit et le cœur d’un intervenant empathique, la personne en question parviendrait peut-être à sortir de son état dépressif ou à l’assumer avec un certain répit. L’empathie est la capacité de discerner avec justesse l’intensité du degré de la douleur de l’autre et de son propre sentiment à l’égard de la douleur de l’autre. Il y a des souffrances qui deviennent insupportables pour la personne qui les subit directement, comme il y a des douleurs qui deviennent insupportables pour ceux et celles qui en sont les témoins plus que pour celles qui les subissent. Un bon aidant l’accompagnera discrètement dans son cheminement, ni en sauveur tout puissant qui fera tout afin que l’autre vive coûte que coûte, ni en défaitiste qui pense qu’il n’y a plus rien à faire. Il ne lui dira pas : « Tu ne veux pas mourir, mais tu veux vivre autrement ». Bien au contraire, il permettra à l’autre de vivre jusqu’au bout son deuil et sa souffrance, sa révolte et son impuissance comme une expérience psychique ou spirituelle, éprouvante mais d’autant plus nécessaire qu’elle pourra être libératrice. Un soutien respectueux qui n’envahira pas l’autre de sa vérité, mais qui l’aidera à trouver sa propre voie à travers un labyrinthe de pensées et de sentiments contradictoires. Si elle est aidée d’une façon empathique, la personne âgée ne songera peut-être plus à recourir à des moyens physiques pour se donner la mort et assumera peut-être les dernières heures de sa vie d’une façon plus sereine et plus détachée.
Afin de mieux saisir les enjeux du suicide et de sa prévention chez les personnes âgées, il faudrait situer le phénomène de la vieillesse et du vieillissement à l’intérieur de leur cheminement vers la mort (voir J. J. Lévy, Entretiens avec Hélène Reboul. Au bout de mon âge… Comprendre le vieillissement, apprivoiser la mort, Montréal, Liber, « De vive voix », 2003). Préoccupées par leur mort, les personnes âgées sont enclines à en parler spontanément et de façon explicite ou par allusions afin d’extérioriser leur peur de mourir dans la solitude ou de mourir prématurément. Dans leurs conversations, ils associent la nuit avec le sommeil et le dernier sommeil. La mort survenant la nuit pendant le sommeil est habituellement considérée comme une « bonne mort ». Dans leur imaginaire, l’hiver est associé à l’absence de la vie dans la nature. L’ombre, l’obscurité, le froid renvoient à la tombe. La perception de leur propre mort peut prendre des contours négatifs qui appellent le geste suicidaire afin de les conjurer. Comme le note Almerindo Lessa, le suicide est « une recherche d’échec à la mort », car « on tue la mort en se tuant soi-même ». J. Pohier estime « que des vieillards ont le droit de refuser de s’enfoncer lentement dans la sénilité, alors il faut affirmer qu’ils ont, au même titre que les malades en phase terminale, le droit de demander une euthanasie volontaire ou une assistance médicale au suicide » (La mort opportune, p. 208). En revanche, leur perception de la mort peut être dynamique et, « à travers les modalités de survie, comme la progéniture ou la définition des dispositions funéraires qui permettent de se prolonger par-delà la mort » (J. J. Lévy, op. cit., p. 104), ils attendent ou espèrent leur fin sans la précipiter.
Bibliographie
Alain Brossat, « Vivre centenaire » dans Droit à la vie?, Paris, Seuil, «Non corforme», 2010, p..213-240.
« Portrait statistique régional des aînés du Québec »
http://www.aqrp.qc.ca/portrait.pdf
Selon cette étude, au sujet du taux de suicide parmi les personnes âgées, « deux informations-clés ressortent de ces statistiques. D’une part, le taux de suicide est très faible, puisqu’il touche à peine douze personnes âgées sur 100 000. D’autre part, les hommes sont bien plus nombreux à poser cet acte dans la classe d’âge en question : un quart des suicides seulement sont le fait des femmes ».
Nombre de suicides parmi les personnes de 65 ans et plus 117
Nombre de suicides parmi les hommes de 65 ans et plus 90
Nombre de suicides parmi les femmes de 65 ans et plus 27
Vieillir au pluriel. Perspectives sociales, sous la direction de Michèle Charpentier, Nancy Guberman, Véronique Billette, Jean-Pierre Lavoie, Amanda Grenier, Ignace Olazabal, Presses de l'Université du Québec, « Problèmes sociaux et interventions sociales », 2010.
Réponse de la science médicale au "devenir vieux" : Prolongévisme, transhumanisme et biogérontologie
sous la direction de Hachimi Sanni Yaya, Presses de l'université Laval, 2012.
la gérentologie sociale. Héritages et réflexions contemporaines, sous la direction de Catherine Gucher, Paris, L'Harmatta, 2012.
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Vincent Van Gogh, « Paysage d'automne »
© Éric Volant
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