L'Encyclopédie sur la mort


Victoire sur la crainte et sur la mort

Nicolas Berdiaeff

Non sans audace, le personnaliste Berdiaeff associe l'exercice du pouvoir par l'État («disposition» écrit-il, et non pas «abus») à la peur de la mort, attitude d'esclave et non pas d'homme libre. Pour classer la peine de mort et la guerre dans la catégorie du meurtre, le philosophe d'origine russe, appuie son argumentation sur l'interversion des valeurs: au lieu d'être vainqueur de la mort, l'homme (l'État) est devenu un meurtrier qui sème la mort. Si l'homme (l'État) parvenait à vaincre sa peur de la mort, il cessera de tuer.
La peur de la mort constitue le paroxysme de la peur. Ce peut être une peur banale, une peur de basse qualité, une peur transcendante. Or, la peur de la mort signifie l'esclavage de l'homme, l'esclavage qui est familier à tous. L'homme est l'esclave de la mort; aussi la victoire sur cette peur équivaut-elle à la victoire sur la peur en général. On se trouve ainsi en présence d'une attitude contradictoire de l'homme à l'égard de la peur de la mort. L'homme craint non seulement sa propre mort, mais aussi celle des autres. Et, en même temps, il accepte facilement la mort causée par la violence, et, ce qu'il craint le moins, c'est la mort dont il est lui-même l'auteur et la cause, le meurtre qui est l'oeuvre de ses propres mains. C'est là le problème du crime, qui est toujours un meurtre en puissance, sinon actuel. Le crime est inséparable du meurtre, comme le meurtre est inséparable de la mort. Les meurtres ne sont pas seulement commis par les bandits: il y a des meurtres organisés sur une vaste échelle par des États, par des hommes déjà au pouvoir ou qui viennent seulement de s'emparer du pouvoir. Et devant tous ces meurtres, l'horreur de la mort se montre émoussée ou même absente, alors que cette horreur devrait être doublement intense. puisqu'il s'agit de mort, et de mort causée par un meurtre. La peine de mort n'est plus considérée comme un meurtre; la mort au cours d'une guerre non plus. Pire que cela: elle cesse d'être considérée comme une source d'erreur. Il y faut voir la conséquence de l'objectivation de l'existence humaine, car dans le monde objectivé toutes les valeurs sont interverties. Au lieu d'être vainqueur de la mort, l'homme est devenu un meurtrier qui sème la mort. Et il tue pour créer une vie où il y ait moins de raisons de crainte. Il tue par peur, car tout meurtre, qu'il soit commis par un particulier ou par un État, est dicté par la peur et est un effet de l'esclavage. La peur et l'esclavage ont toujours des conséquences fatales. Si l'homme pouvait vaincre ses peurs d'esclave, il cesserait de tuer. C'est parce qu'il craint la mort que l'homme sème la mort, c'est parce qu'il se sent esclave qu'il veut dominer. Celui qui veut dominer est toujours obligé de tuer, et comme l'État vit dans une crainte perpétuelle, il ne peut faire autrement que de tuer. Il ne veut pas lutter contre la mort. Les hommes qui disposent du pouvoir ressemblent étrangement à des gangsters.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés