L'Encyclopédie sur la mort


Peine inconnue ou L'enfant mort sans baptême

Apollinaire Gingras

L'abbé Apollinaire Gingras (1847-1935) publia Au Foyer de mon Presbytère, Poèmes et Chansons, Québec, Imprimerie A. Côté et C., 1881. Son inspiration est abondante, parfois exubérante, pas toujours assez réglée par le bon goût. Mais ses poèmes sont pleins de vie lyrique. Ce romantique aima souvent pratiquer l'élégant badinage. Il mit de l'esprit dans la poésie canadienne. «Peine inconnue» traite du délicat problème d'un enfant mort sans baptême. Le ton est peut-être mélodramatique, mais réussit à exprimer le contraste entre la joie du père et de ses enfants qui montent vers l'église pour le baptême et le deuil*, pour ainsi dire anticipé de la mère qui attend le retour de son enfant mort. Ce poème est intéressant également du point de vue de l'histoire de la religion et de la théologie catholique au sujet de l'interprétation du mythe des limbes. Un échantillon d'éloquence et d'humanisme où le pasteur puise dans ses connaissances théologiques et dans les ressources de sa compassion* pour réconforter la mère malheureuse et lui donner l'espoir de revoir son enfant.
Vers l'église, à travers l'humble et riant village,
La carriole emportait l'élégant compérage
Dont les éclats de rire, heureux et spontanés,
Couvraient parfois le chant des grelots argentés.
Pas un n'eût critiqué cette allure bruyante :
Au hameau, l'étiquette est facile, indulgente.
Du reste, un compérage est toujours en humeur :
Un chrétien pour le ciel ! mais, c'est un vrai bonheur !
Presque à chaque maison, si l'on voit la carriole,
On jette aux braves gens quelque bonne parole :
--Salut, Pierre !--Eh ! bonjour !--Vive le fruit nouveau !--
Courage, sapristi ! Ton blé sera plus beau !--
Encore un ? Est-ce pour compléter la douzaine !--
Allons, Pierre, à l'année engage une marraine !--
Une pièce de terre ! Encore une !-A ce train,
Tu vas payer la dîme !--Au moins, c'est du beau grain !

Et le père, enchanté, rit dans sa barbe grise.
Il a déjà porté dix marmots à l'église ;
Mais, bah ! calme et joyeux, il a l'air de songer :
" Quand Dieu fait une bouche, il fait de quoi manger !
Dieu fait l'hiver et fait au bois pousser les bûches.
Il peuple les berceaux, mail il remplit les huches ! "
A cette foi naïve, à ce bonheur serein,
Répond la bonne humeur de Joseph, la parrain.
" Sur mon credo, dit-il souvent à la marraine,
Je ne suis pas très ferme : aide-moi, Madeleine !
Si je m'enbrouille un peu, je baisserai le ton,
Ou je ferai semblant d'ajuster un bouton...
Toi, pousse ton latin : secours-moi de la gorge.
Tiens, voici comme acompte un chèque en sucre d'orge.
--Ah ! du latin, tu sais, j'en ai juste pour moi :
Charité, par chez nous, ça commence par soi !"

Parfois, de son côté, la porteuse est novice.
Elle ne sait pas trop quand il faut qu'on déplisse
Ce maillot, compliqué de rubans, de galons.
Elle connaît bien mieux sa rubrique aux chaudrons !
--Mère, calmez-vous donc ! le curé n'est pas bête :
Il saura bien sans nous lui déterrer la tête !
--Tenez, ne riez pas : je suis toute à l'envers,
Et je ferai bien sûr des choses de travers.
Dame ! pour vous, farceurs, bien facile est la tâche :
Vous dites cinq, six mots, que le curé vous mâche !
--Chut ! trève de babil ! car le curé dira
Que nous avons chômé les noces de Cana ! "

Et l'on filait au trot des fumantes montures,
Le coeur dans la gaîté, le nez dans les fourrures.

Dieu les garde !
Au logis, la mère, presque en deuil,
Sur son oreiller blanc ne pouvait clore l'oeil.
Le rose petit être avait paru si frêle !
Un noir pressentiment s'était emparé d'elle.
On avait près du lit placé le berceau neuf :
Vrai nid d'enfant Jésus, moins la paille et le boeuf.

A son âme inquiète, à son coeur en délire,
Le berceau radieux tantôt semblait sourire
Comme un nid printanier qui demande un oiseau,
Tantôt prenait les airs d'un froid petit tombeau !
C'était long, pour l'enfant, qu'un voyage à l'église !
A travers tout son coeur soufflait la froide brise !
Et puis elle entr'ouvrait ses blancs rideaux de lin,
Jetait, par la fenêtre, un regard au chemin.
Elle prêtait l'oreille, et trouvait, sans reproches,
Qu'il tardait à venir, le son joyeux des cloches !
Elle disait : " Voisin, sortez de la maison :
De nos grelots d'argent n'est-ce pas la chanson ? "
On la calmait un peu par des plaisanteries
Tout pleines d'assurance et de gaîté remplies.
Mais elle, sans prêter l'oreille au doux propos,
Fiévreuse, et repoussant l'espoir et le repos :
" Mon Dieu, pardonnez-moi : j'ai des terreurs étranges :
A ce même lit blanc j'ai déjà vu dix anges,
Au retour de ce bain qui fait enfant de Dieu,
M'arriver tout vermeils, l'oeil et la joue en feu.
N'aurais-je pas goûté, comme je devais faire,
Le bonheur de baiser, moi pauvre indigne mère,
Le front, l'auguste front de ces purs chérubins ?
Dieu veut-il m'en punir ? "

Les grelots argentins
Chantant alors au loin leur chant mélancolique,
Faisaient japper le chien couché sous le portique.
Le tardif compérage arriva, amis, hélas !
Plus pâle par le deuil que par les blancs frimas,
Morne !--Ce n'était plus cet équipage en vie
Dont la joie au départ à tous faisait envie,
Dont la franche gaîté, le rire et les bons mots
Semblaient jaillir au bruit des sonores grelots !
On n'alla pas de suite au chevet de la mère :
Dans un triste silence, et comme avec mystère,
Dans la pièce voisine on déposa l'enfant,
Et l'on y chuchota l'espace d'un instant,
D'un siècle pour le coeur de la mère inquiète.

Enfin, on l'aborda : la mère était muette !
Son coeur avait compris la mort du nouveau-né,
Comme on comprend la foudre avant qu'il ait tonné.
Quand on avait ouverts, en écartant la frange,
Le maillot dans lequel devait éclore un ange,
Tout le monde à l'église avait pâli d'abord :
Dans ses bras, la porteuse avait un enfant mort !
Le front blanc, l'oeil éteint, de ses lèvres de cire
Comprimant tristement un innocent sourire,
L'enfant semblait avoir en mourant murmuré :
Adieu, beau paradis ! adieu ! tu m'es fermé !

L'hiver s'était enfui. Le printemps gai, vivace,
Le printemps parfumé rayonnait avec grâce
Sur les cercueils voilés par de bons gazons verts
Comme sur les tombeaux fraîchement recouverts.
Tous les soirs à pas lents et presque à la même heure,
Une femme passait au seuil de sa demeure.
Qu'il plût ou qu'il fit beau, qu'il fit chaud, qu'il fit froid,
Au fond du cimetière elle poussait tout droit.
L'étrange assiduité de ce pèlerinage
Intriguait quelque peu le curé du village.
Le pasteur au village était curé nouveau :
Il n'était pas au fait des secrets du hameau.

Mais le prêtre aime a lire au fin fond de chaque âme,
Même au risque parfois d'y découvrir un drame.
Pour guérir ses chagrins, médecin plein d'espoir,
Il la suivait des yeux, maintenant, chaque soir.
Or, voici tout ce que, de sa calme fenêtre,
Voici ce que bientôt découvrit le vieux prêtre :
La mère, comme une ombre à qui manque la voix,
Allait prier tout bas devant deux pauvres croix.
Pendant qu'elle priait doucement inclinée,
Le sol buvait ses pleurs comme il boit la rosée.
Puis elle franchissait un filet d'eau perdu,
Le pied comme le coeur par des ronces mordu.
Là, d'incultes buissons, touffus mais sans mystère.
La croix, la croix pieuse au branchage sévère ;
La croix, cet arbre nu ; la croix, ce buisson noir
Sur qui l'oeil ne voit rien, mais où mûrit l'espoir !
La croix dans cet endroit ne prend jamais racine :
Ce coin du sol n'est pas une terre divine !
Et la mère pourtant tombait là tout en pleurs :
Elle y priait pourtant, et plus longtemps qu'ailleurs !
Elle y versait, suivant sa poignante coutume,
Non plus quelques sanglots, mais des flots d'amertume !
Comme une urne qu'on penche et que l'on vide à net,
Son coeur semblait verser jusqu'au dernier regret !

Le pasteur (car lui-même avait un coeur sensible)
Essaya d'adoucir cette peine indicible.
" L'Église, lui dit-il, n'a jamais prononcé
Sur le sort d'un enfant qui n'est pas baptisé.
Ces enfants, il est vrai (ce dogme, il faut croire),
Ne verront jamais Dieu rayonnant dans sa gloire.
Mais vous-même, songez : souffrez-vous bien, ma soeur,
De n'avoir jamais vu le ciel ni sa splendeur ?
Ces innocents proscrits n'ont jamais, même en rêve,
Entrevu le beau ciel où le baptême enlève :
Ils n'ont jamais vu Dieu ; Dieu leur est inconnu :
L'oeil ne regrette rien de ce qu'il n'a pas vu.
Cette soif de voir Dieu, dont au ciel l'âme brûle,
Pour eux n'existant pas, leur peine serait nulle...
Sans vouloir, pauvre soeur, sans vouloir, croyez-moi,
Sécher vos pleurs amers aux dépens de la foi,
Le pieux Augustin, et saint Anselme encore,
Deux savants et deux saints que notre Église honore,
Ont émis sur ce point, et non certe au hasard,
Des doctrines qui sont un baume et non un dard.
Les Limbes, ces prisons qui font frémir la mère,
Ne sont peut-être pas sans joie et sans lumière.
On y goûte peut-être un bonheur naturel,
Et, jusqu'en ces cachots, Dieu sera paternel ! "
Les pleurs ne mouillaient plus sa paupière surprise ;
Mais son coeur de nouveau soudainement se brise ;
Puis avec cet accent de désespoir profond
Qui fait voir que le coeur est meurtri jusqu'au fond :
" Mon père ! vous parlez mieux qu'un ange, oh ! sans doute !
Mais, tenez, permettez que je file ma route :
La mort même, la mort ne pourrait adoucir
Ce chagrin qui me ronge et qui me fait mourir !
L'un de mes chers enfants a péri dans les flammes,
Un autre est mort martyr : qu'il a versé de larmes !
Ma vie, ô bon monsieur, fut un long chapelet
A grains noirs, soyez sûr ; mais il vous ennuîrait.
Je crus avoir vidé jusqu'au fond le calice :
Mon père, il me restait un plus navrant supplice !
Je crus à toute épreuve avoir enfin goûté :
J'oubliais un poignard des mères redouté,
Une peine sans nom, le seul chagrin peut être
Que ne pourrait sonder l'oeil ni le coeur du prêtre !
Mon bon père, pardon, je le redis encor :
Vous ne pourrez comprendre, avec votre coeur d'or,
Ce chagrin meurtrier, cette sauvage épine,
Qui, vivante, remue au fond de ma poitrine !
Jamais ! mon Dieu ! mon Dieu ! c'est une vérité,
Je ne verrai jamais cet enfant regretté,
Jouant au paradis avec ses autres frères,
Mêlant avec les leurs ses chants et ses prières.
O calice rempli de vinaigre et de fiel !
Je ne verrai jamais cet enfant, même au ciel.
Ah ! le ciel ! Autrefois, dans mes jours les plus sombres,
J'aimais à l'admirer avec ces feux, ses ombres.
J'aimais à contempler ces beaux pays d'azur,
Quand mon âme était triste et que l'air était pur.
Je me disais, assise au seuil de ma demeure :
" Là l'allégresse, au moins, si dans ce monde on pleure !
Mais le ciel ! quand mes yeux s'y portent aujourd'hui,
Les étoiles m'ont l'air d'y scintiller d'ennui :
Le ciel me semble en deuil!--Est-ce un péché, mon père,
De demander à Dieu, dans une humble prière,
D'aller après ma mort dans les Limbes ? Peut-il
M'accorder comme un don ce consolant exil ?
Dans la cité divine, au milieu de merveilles
Qui surprendront nos coeurs, notre oeil et nos oreilles ;
Dans ces palais d'en haut, dans ce pompeux séjour
Où l'on boira la joie et la paix et l'amour,
Comme ici-bas l'on boit dans nos champs l'eau courante,
Dieu pourra se passer, bien sûr, de sa servante !
Le ciel me manquera sans que je manque au ciel :
Mon enfant a besoin du baiser maternel !
Dieu me pardonnerait mon exil volontaire,
Et loin de Dieu mon ange aurait du moins sa mère !
Comme je volerais passer l'éternité
Avec mon seul enfant loin du ciel rejeté !

--Non, pas l'éternité, lui répondit le prêtre ;
Mais Dieu, dans son amour, vous permettra, peut-être,
De franchir quelquefois le seuil du paradis
Pour descendre au pays de ces pauvres proscrits,
Pour revoir votre enfant...
--Que dites-vous, mon père!...
--Ma soeur, Dieu pour là-haut garde plus d'un mystère!
D'abord, ton coeur en deuil appelle ton enfant :
Jésus saura combler l'endroit laissé vacant.
Et puis, qui sommes-nous pour sonder ses abîmes ?
Sied-il au moucheron de mesurer les cimes ?
Les Limbes ! à notre oeil Dieu clot ce noir séjour ;
Mais nous savons ceci : son coeur est fait d'amour !
Sur ces pauvres enfants Dieu garde le silence :
Au hasard nous irions nous tourmenter d'avance ?
Qui sait si leur exil, nuageux mais vermeil,
N'aura pas comme ici ses fleurs et son soleil ?
Jamais, ma soeur, jamais le bon Dieu sur ces choses
N'a défendu d'avoir les espoirs les plus roses.
Je disais "noir séjour :" mon Dieu, qu'en savons-nous ?
Qui nous dit que plus tard, sous un ciel clair et doux,
Ces enfants n'auront pas, pour superbe héritage,
Cet univers, doré de feu de ton visage ?
C'est notre espoir, à nous, notre invincible espoir :
Ces enfants n'iront pas dans un exil trop noir !
Je crois (et plus d'un saint nourrit cette espérance),
Je crois que ces enfants vivront dans l'abondance.
Ils auront pour prison ce splendide univers,
Avec ses lacs brillants, ses bosquets toujours verts.
Pour oublier le ciel, ils auront sur la terre,
Cet Éden d'autrefois d'où fut chassé leur père.
Espoir, espoir en Dieu ! Sèche, oh ! sèche tes pleurs.
Pourquoi le jour, la nuit, te créer des douleurs ?
O mère ! ouvre à ma voix ton âme et ton oreille ;
Car voici ce que dit l'espérance vermeille:
Cet enfant qui t'est cher, cet enfant regretté,
Tu peux goûter encor son sourire enchanté !
Du ciel tu le verras folâtrer dans la plaine,
Ou cueillant, tout pensif, l'oeillet, la marjolaine,
Pour en faire à sa mère un bouquet gracieux.
Et tu prendras ton vol, et le front radieux,
Tu descendras, ma soeur, couvrir de tes caresses
L'orphelin à qui Dieu garde encor des tendresses.
De ces rêves permis, berce, oh ! berce ton coeur.
On peut blesser le Ciel même par sa douleur.
Dieu veut qu'avec espoir on l'aime, on le bénisse :
Son coeur nous surprendra, bien plus que sa justice !

Seigneur ! l'esprit de l'homme est l'esprit d'un enfant :
Myope, du mystère il se fait un tourment.
Au lieu d'être au timon, quand la vague est profonde,
L'homme, aveugle marin, se fatigue à la sonde.
Pour moi Seigneur, j'espère ! et j'attends sans pâlir
Le jour où ton soleil viendra tout éclaircir ;
Et je dis : l'Océan, bassin profond, immense,
Ne contiendra jamais les flots de ta clémence !"
Et la mère immobile était là devant lui,
Comme un saule pleureur où le soleil a lui.
Avide, elle écoutait cette voix consolante
Comme un homme altéré boit une eau murmurante.
Car on avait à flots, dans son coeur maternel,
Fait descendre l'espoir, ce baume fait au ciel!

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(1) L'enfant mort sans baptême.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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