L'Encyclopédie sur la mort


Lettre de Pline à Nepos

Pline le Jeune

Source: Lettre III, 16
Traduction de M. Nisard
Site de L'antiquité grecque et latine
Du moyen âge

http://remacle.org/
bloodwolf/philosophes/plinejeune/trois.htm

J'avais toujours cru qu'entre les actions et les paroles des hommes et des femmes illustres, quelques-unes avaient plus de célébrité que de véritable grandeur, d'autres plus de grandeur que de célébrité. L'entretien que j'eus hier avec Fannia m'a confirmé dans cette opinion. C'est la petite-fille de cette célèbre Arria qui, par son exemple, apprit à son mari à mourir sans regret. Fannia me contait plusieurs autres traits d'Arria, non moins héroïques, quoique moins connus. Vous aurez, je m'imagine, autant de plaisir à les lire que j'en ai eu à les entendre.

Son mari et son fils étaient en même temps attaques d'une maladie qui paraissait mortelle. Le fils mourut. C'était un jeune homme d'une beauté, d'une modestie qui charmaient, et plus cher encore à son père et à sa mère par de rares vertus, que par le nom de fils. Arria donna de si bons ordres pour les obsèques, que le père n'en sut rien. Toutes les fois même qu'elle entrait dans la chambre de son mari, elle lui faisait entendre que leur fils se portait mieux. Souvent, pressée de dire comment il était, elle répondait qu'il n'avait pas mal dormi, qu'il avait mangé avec assez d'appétit. Enfin, lorsqu'elle sentait qu'elle ne pouvait plus retenir ses larmes, elle sortait; elle s'abandonnait à sa douleur; et, après l'avoir soulagée, elle rentrait les yeux secs, le visage serein, comme si elle eût laissé son deuil à la porte. Rien n'est plus beau, je l'avoue, que ce qu'elle fit en mourant. Quoi de plus glorieux que de prendre un poignard, que de l'enfoncer dans son sein, que de l'en tirer tout sanglant, et de la même main le présenter à son mari, avec ces paroles divines : Mon cher Pétas, cela ne fait pas de mal! Mais, après tout, la gloire et l'immortalité, présentes dans ce moment à ses yeux, la soutenaient. Combien faut-il plus de forces et de courage, lorsque, dénuée d'un si puissant secours, elle fait rentrer ses pleurs, disparaître son désespoir, et se montre encore mère alors qu'elle n'a plus de fils? Scribonien avait soulevé l'Illyrie contre l'empereur Claude. Scribonien est défait et tué; Pétus, qui s'était attaché à lui, est pris et mené à Rome. On l'embarque. Arria conjure les soldats qui l'escortent de la recevoir dans leur bord. Vous ne pouvez, leur dit-elle, refusera un homme consulaire quelques esclaves qui lui servent à manger, qui l'habillent, qui le chaussent. Seule, je lui rendrai tous ces services. Les soldats furent inexorables : Arria loue une barque de pêcheurs, et, dans un si petit bâtiment, se met à la suite d'un gros vaisseau. Arrivée à Rome, elle rencontre dans le palais de l'empereur la femme de Scribonien, qui révélait les complices, et qui voulut lui parler. Que je t'écoute, lui dit-elle, toi qui as vu tuer ton mari entre tes bras, et qui vis encore! Vous pouvez juger de là que ce ne fut pas sans réflexion, et par une aveugle impétuosité, qu'elle choisit une si glorieuse mort. Un jour Thraséas, son gendre, qui la conjurait de quitter la résolution où elle était de mourir, lui dit : Vous voulez donc, si l'on me force à quitter la vie, que votre fille la quitte avec moi? elle lui répondit, sans s'émouvoir : Oui, je le veux, quand elle aura vécu avec vous aussi longtemps et dans une aussi parfaite union que j'ai vécu avec Pétus. Ce discours avait redoublé l'inquiétude et l'attention de toute sa famille. On l'observait de beaucoup plus près. Elle s'en aperçut. Vous perdrez votre temps, dit-elle. Vous pouvez bien faire que je meure d'une mort plus douloureuse, mais il n'est pas en votre pouvoir de m'empêcher de mourir. A peine a-t-elle achevé ces paroles, qu'elle se lève précipitamment de sa chaise, va se heurter la tête avec violence contre le mur, et tombe comme morte. Revenue à elle-même, Je vous avais bien promis, dit-elle, que je saurais m'ouvrir les passages les plus difficiles à la mort, si vous me fermiez ceux qui sont aisés. Ces traits ne vous paraissent-ils point plus héroïques encore que celui-ci, naturellement préparé par les autres: Mon cher Pétus, cela ne fait pas de mal? Cependant toute la terre parle de cette action; celles qui l'ont préparée sont inconnues. Concluez donc avec moi qu'entre les actions des hommes illustres, les unes ont plus d'éclat, les autres plus de grandeur. Adieu.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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