L'Encyclopédie sur la mort


Les écrits de Koestler et de Souvarine

Louis Gill

Aux dires d'Orwell, l'analyse politique de Koestler* est empreinte de l'orthodoxie stalinienne du Front populaire en Espagne (Spanish Testament). Il lui reproche de sombrer dans le pessimisme lorsqu'il constate que, dans l'univers communiste, le paradis terrestre s'éloigne de plus en plus de sa réalisation (The Gladiators). Il se révèle très critique à l'égard de la tendance hédoniste de son ami qui empêcha celui-ci de prendre une position politique ferme après avoir rompu avec le stalinisme.

Ami intime d'Orwell, d'origine hongroise et émigré en Angleterre, Koestler a été correspondant en Espagne du journal britannique News Chronicle pendant la guerre civile. Fait prisonnier au début de 1937 lors de la prise de Malaga par l'armée franquiste, il a été condamné à mort sans jugement, détenu pendant plusieurs mois et torturé dans une prison de Séville où il entendait chaque nuit le bruit des mitrailleuses lorsque de nouveaux groupes de ses compagnons de détention étaient fusillés et se trouvait lui-même à chaque moment susceptible d'être amené devant le peloton d'exécution. Il a été libéré grâce à une intervention du gouvernement britannique. Il a relaté cet épisode de cauchemar dans un livre intitulé Spanish Testament (Dialogue avec la mort), dont l'analyse politique est par ailleurs, aux dires d'Orwell, malheureusement empreinte de l'orthodoxie stalinienne de Front populaire qui lui venait de ce qu'il était alors encore membre du parti communiste ou l'avait quitté depuis peu.

«Les problèmes politiques posés par la guerre civile étaient si complexes qu'il était impossible à un communiste d'écrire honnêtement sur la lutte qui se déroulait au sein du camp gouvernemental. La grande faute de la quasi-totalité des auteurs de gauche depuis 1933 est d'avoir voulu être antifascistes sans être en même temps antitotalitaires. En 1937, Koestler l'avait compris mais il ne se sentait pas libre de le dire. Il fut à deux doigts de le dire - il le dit en fait [ ... ] - dans son !ivre suivant, The Gladiators [ ... ] » (Essais, Articles, Lettres, II, 302)

The Gladiators (Spartacus), paru en 1938, est l'histoire du gladiateur thrace qui. dirigea une révolte d'esclaves vers 65 avant notre ère, dont Koestler fait une version primitive du despote qui soumet le prolétariat à sa dictature. Après avoir remporté une multitude de victoires, les esclaves révoltés édifient une ville à eux, la Cité du Soleil, dans laquelle les êtres humains sont libres, égaux et heureux, libérés de l'esclavage, des injustices, de la famine, des châtiments corporels, des exécutions, etc. Mais, à peine né, ce projet d'une société juste échoue. Les conflits renaissent, les esclaves n'étant pas satisfaits de leur liberté parce qu'ils doivent encore travailler. Et la rupture est provoquée par les esclaves les moins dociles qui continuent à se révolter. Devenu dictateur, Spartacus, crucifie ses plus anciens partisans. La Cité du soleil est condamnée et s'effondre. En conclusion, on n'arrive à rien si l'on n'est pas résolu à faire l'usage de la force, mais on dénature ainsi les buts qu'on s'était fixés. Les révolutions sont vouées à la décadence en raison des effets corrupteurs du pouvoir; telle est la thèse centrale du livre. Telle est aussi la vision générale des choses de Koestler, écrit Orwell qui lui reproche de n'avoir comme objectif ultime que la réalisation du paradis terrestre, la Cité du soleil, et de sombrer dans le pessimisme devant le constat de ce que «ce paradis terrestre s'éloigne tous les jours un peu plus et que ce qui nous attend dans l'immédiat est davantage le carnage, la tyrannie et les privations». On aboutit donc à ce sentiment qu'il n'existe dans l'immédiat aucun remède, que toute action politique est vaine, ce qui confine à l'impasse. Il y a dans les écrits de Koestler, écrit Orwell, «une tendance hédoniste qui explique son incapacité à adopter une position politique après avoir rompu avec le stalinisme.» (Essais, Articles, Lettres, III, 310-311)

La même conclusion se dégage d'un autre livre de Koestler, intitulé Darkness at noon (Le zéro et L'infini), paru en 1940. Ici, il ne s'agit pas d'une allégorie. Le récit, tout en étant fictif, puise son inspiration dans la réalité contemporaine des purges perpétrées par le totalitarisme stalinien. Il raconte l'incarcération et l'exécution d'un militant de la vieille garde bolchevique qui a dirigé la révolution d'octobre 1917 en Russie: après avoir nié les crimes de trahison dont on l'accuse, il finit par «avouer» et reconnaître sa culpabilité même s'il n'a jamais commis ces actes et qu'il sait pertinemment que sa seule faute, capitale, est d'avoir en horreur le régime qui le condamne. Pourquoi lui, comme les accusés des procès de Moscou, finit-il par « avouer»? Rejetant l'hypothèse d'aveux arrachés sous la torture ou sous la menace de représailles visant parents et amis, Koestler y voit pIutôt l'effet du désespoir, de l'effondrement moral et du refus de trahir l'attachement au Parti. En fin de compte, l'accusé avoue:

«[ ... ] parce qu'il ne trouve plus en lui aucun motif de ne pas le faire. Il y a longtemps que les notions de justice et de vérité objective ont perdu tout sens pour lui. Des années durant, il a été l'instrument aveugle du Parti, et le Parti exige à présent qu'il avoue des crimes qui n'ont jamais existé. Finalement, quoiqu'il ait fallu tout d'abord le malmener et l'affaiblir, il est d'une certaine façon fier de la décision qu'il a prise de passer aux aveux.» (Essais, Articles, Lettres, III, 305)

Dans une fiction de quelques pages intitulée Year Nine du proche ami d'Orwell, Cyril Connolly, qu'Irving Howe a caractérisée comme une esquisse annonciatrice de 1984 [1982, 252], on retrouve la même attitude d'accusés en paix avec eux-mêmes à la suite d'«aveux», auxquels ils ont été astreints, et qui font l'éloge de leurs bourreaux, reconnaissant avoir été traités avec beaucoup d'égards en dépit de leur condamnation et des tortures auxquelles ils ont été soumis.
Darkness at noon, écrit Orwell, est une version romancée d'un pamphlet intitulé Cauchemar en URSS, rédigé par Boris Souvarine (1) et publié en juillet 1937, qui révèle une masse d'information jusqu'alors insoupçonnée au sujet de la multitude de purges auxquelles avait déjà procédé le régime et dont les procès de Moscou n'étaient que la pointe de l'iceberg. A la suite d'André Gide* qui venait de dénoncer le climat de terreur régnant en URSS dans son Retour de L'URSS publié en 1936 et ses Retouches publiées l'année suivante, Souvarine levait le voile sur l'aspect particulièrement renversant des procès truqués et de leur mise en scène dans un climat de schizophrénie de masse:

«Avant même la première audience de chaque procès et la publication de l'acte d'accusation, sans aucune information préalable dans la presse communiste, dans l'ignorance complète des faits de la cause, une prétendue «opinion publique» singulièrement unanime et l'habitude silencieuse sort tout à coup de son mutisme pour exiger des peines capitales [ ... ]. Les enfants des écoles, les ouvriers des usines, les paysans de la steppe, [ ... ] Les écrivains, les savants, les académiciens, les illettrés communient dans une même indignation spontanée, avec une curieuse identité de langage [ ... ]. Les inculpés renoncent à la défense sous prétexte de se défendre eux-mêmes et, en guise de plaidoyer, se chargent de tous les forfaits imaginables, [ ... ] se dénoncent les uns les autres, avouent tout et bien d'autres choses encore; ils entraînent dans leur perte le plus possible de camarades et d'amis, se découvrent des circonstances aggravantes, réclament avec frénésie le maximum de la peine et du déshonneur [ ... ]. Avant de mourir, les victimes tiennent expressément à faire l'apologie du bourreau. Personne ne se soucie de vérité, ni les juges, ni les accusateurs, ni les accusés, ni la presse, mais tout le monde s'applique à glorifier un certain Staline et il couvrit d'opprobe un nommé Trotsky [ ... ] immuable accusé, éternel coupable [ ... ].» (Souvarine, Cauchemar en URSS (1937), Marseille, Agone , 2001, 33-35)

Notes
1. Membre fondateur et représentant du Parti communiste français auprès du Comité exécutif de l'Internationale communiste, Souvarine en a été expulsé en 1924 pour son adhésion aux critiques formulées par Trotsky à l'égard de la bureaucratisation du parti et de l'État, et pour avoir publié son ouvrage de1923, Cours nouveau, qui appelle à un changement radical de la situation. De retour en France, il a animé un cercle politique de communistes opposés au stalinisme, entretenant en particulier des liens avec les militants espagnols qui fondent le POUM.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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