Un texte dans lequel la mort est omniprésente sous la forme «des spectacles de mort»: agression meurtrière, sacrifice volontaire, esclavage, dissolution des moeurs, extermination d'un peuple, destruction d'une culture. «À la question "qui parle dans cette voix étrange?", Diderot nous incite à répondre: une voix nécessairement familière, celle du philosophe éclairé, une voix qui ne saurait émaner de l'ailleurs, d'un en deçà de la civilisation, mais ne peut surgir que du centre même du monde qu'il condamne. Nul victime désignée ne peut dire les maux de la tribu, seul peut le faire celui qui participe de la civilisation qui les cause [...] Une lecture naïve, candidement induite par l'exhortation à passer le préambule, nous convie à entendre dans la harangue du vieillard la voix de l'homme primitif défendant son mode de vie et son droit à l'existence. Inversement, la familiarité consonante de cette voix réputée étrangère conduit le lecteur éduqué par une déjà longue tradition littéraire à découvrir, dans cette harangue, la répétition d'un texte ressassé, chargé de rappeler à tout Européen le pouvoir mortifère de sa propre civilisation. De même que l'anamorphose picturale est à la fois dispositif leurrant et propédeutique à une lecture affinée.» (Pierre Hartmann, «Les "Adieux du Vieillard" comme anamorphose littéraire (Contribution à une lecture critique du Supplément au Voyage de Bougainville» Texte intégral:
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rde_0769-0886_1994_num_16_1_1247
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Il était père d'une famille nombreuse. A l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et dit pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. O Tahitiens ! mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent.
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est a nous.
[...]
Vois cette enceinte hérissée de flèches; ces armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, vois-les tournées contre nos propres enfants; vois les malheureuses compagnes de vos plaisirs, vois leur tristesse, vois la douleur de leurs pères, vois le désespoir de leurs mères. C'est là qu'elles sont condamnées à périr par vos mains, ou par le mal que tu leur as donné. Éloigne-toi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des spectacles de mort. Éloigne-toi, va, et puissent les mers coupables qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre et nous venger en t'engloutissant avant ton retour. Et vous Tahitiens, rentrez dans vos cabanes, rentrez tous et que ces indignes étrangers n'entendent à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa fureur blanchit une rive déserte.»
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est a nous.
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Vois cette enceinte hérissée de flèches; ces armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, vois-les tournées contre nos propres enfants; vois les malheureuses compagnes de vos plaisirs, vois leur tristesse, vois la douleur de leurs pères, vois le désespoir de leurs mères. C'est là qu'elles sont condamnées à périr par vos mains, ou par le mal que tu leur as donné. Éloigne-toi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des spectacles de mort. Éloigne-toi, va, et puissent les mers coupables qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre et nous venger en t'engloutissant avant ton retour. Et vous Tahitiens, rentrez dans vos cabanes, rentrez tous et que ces indignes étrangers n'entendent à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa fureur blanchit une rive déserte.»