Les fines observations d'Alain sur les loisirs, qui remplissent notre temps libre et en font un temps de liberté, sont provocantes, parce que paradoxales: remplir la vie sans penser ni au passé ni à l'avenir et sans crainte de la perdre. Ces propos méritent d'être confrontés aux nouveaux modèles sociaux des hommes et des femmes, d'une part, et à la conjoncture politique et militaire des guerres contemporaines, d'autre part. Il est important de noter que ces propos ont été écrits au début du vingtième siècle avant les douloureuses expériences et les atrocités de la première guerre mondiale, de la deuxième guerre mondiale, de la guerre en Irak et en Afghanistan, de tant d'autres guerres oubliées.
XXXVIII
L'ENNUI
Quand un homme n'a plus rien à construire ou rien à détruire, il est très malheureux. Les femmes*, j'entends celles qui sont occupées à chiffonner et à pouponner, ne comprendront sans doute jamais bien pourquoi les hommes vont au café et jouent aux cartes. Vivre avec soi et méditer sur soi, cela ne vaut rien.
Dans l'admirable Wilhelm Meister de Goethe*, il y a une «Société de Renoncement» dont les membres ne doivent jamais penser ni à l'avenir ni au passé. Cette règle, autant qu'on peut la suivre, est très bonne. Mais, pour qu'on puisse la suivre, il faut que les mains et les yeux soient occupés. Percevoir et agir, voilà les deux remèdes. Au contraire, si l'on tourne ses pouces, on tombera bientôt dans la crainte et dans le regret. La pensée est une espèce de jeu* qui n'est pas toujours très sain. Communément on tourne sans avancer. C'est pourquoi le grand Jean-Jacques écrit: «L'homme qui médite est un animal dépravé.»
La nécessité nous tire de là, presque toujours. Nous avons presque tous un métier à faire, et c'est très bon. Ce qui nous manque, ce sont de petits métiers qui nous reposent de l'autre. J'ai souvent envié les femmes, parce qu'elles font du tricot ou de la broderie. Leurs yeux ont quelque chose de réel à suivre; cela fait que les images du passé et de l'avenir n'apparaissent vivement que par éclairs. Mais dans ces réunions où l'on use le temps, les hommes n'ont rien à faire, et bourdonnent comme des mouches dans une bouteille.
Les heures d'insomnie, lorsque l'on n'est pas malade, ne sont si redoutées, je crois, que parce que l'imagination est alors trop libre et n'a point d'objets réels à considérer. Un homme se couche à dix heures et, jusqu'à minuit, il saute comme une carpe invoquant le dieu du sommeil. Le même homme, à la même heure, s'il était au théâtre, oublierait tout à fait sa propre existence.
Ces réflexions aident à comprendre les occupations variées qui remplissent la vie des riches. Ils se donnent mille devoirs et mille travaux et y courent comme au feu. Ils font dix visites par jour et vont du concert au théâtre. Ceux qui ont un sang plus vif se jettent dans la chasse*, la guerre* ou les voyages périlleux. D'autres roulent en auto et attendent impatiemment l'occasion de se rompre les os en aéroplane. Il leur faut des actions nouvelles et des perceptions nouvelles. Ils veulent vivre dans le monde, et non en eux-mêmes. Comme les grands mastodontes broutaient des forêts, ils broutent le monde par les yeux. Les plus simples jouent à recevoir de grands coups de poing dans le nez et dans l'estomac; cela les ramène aux choses présentes, et ils sont très heureux. Les guerres sont peut-être premièrement un remède à l'ennui; on expliquerait ainsi que ceux qui sont les plus disposés à accepter la guerre, sinon à la vouloir, sont souvent ceux qui ont le plus à perdre. La crainte de mourir* est une pensée d'oisif, aussitôt effacée par une action pressante, si dangereuse qu'elle soit. Une bataille est sans doute une des circonstances où l'on pense le moins à la mort. D'où ce paradoxe: mieux on remplit sa vie, moins on craint de la perdre.
29 janvier 1909.
L'ENNUI
Quand un homme n'a plus rien à construire ou rien à détruire, il est très malheureux. Les femmes*, j'entends celles qui sont occupées à chiffonner et à pouponner, ne comprendront sans doute jamais bien pourquoi les hommes vont au café et jouent aux cartes. Vivre avec soi et méditer sur soi, cela ne vaut rien.
Dans l'admirable Wilhelm Meister de Goethe*, il y a une «Société de Renoncement» dont les membres ne doivent jamais penser ni à l'avenir ni au passé. Cette règle, autant qu'on peut la suivre, est très bonne. Mais, pour qu'on puisse la suivre, il faut que les mains et les yeux soient occupés. Percevoir et agir, voilà les deux remèdes. Au contraire, si l'on tourne ses pouces, on tombera bientôt dans la crainte et dans le regret. La pensée est une espèce de jeu* qui n'est pas toujours très sain. Communément on tourne sans avancer. C'est pourquoi le grand Jean-Jacques écrit: «L'homme qui médite est un animal dépravé.»
La nécessité nous tire de là, presque toujours. Nous avons presque tous un métier à faire, et c'est très bon. Ce qui nous manque, ce sont de petits métiers qui nous reposent de l'autre. J'ai souvent envié les femmes, parce qu'elles font du tricot ou de la broderie. Leurs yeux ont quelque chose de réel à suivre; cela fait que les images du passé et de l'avenir n'apparaissent vivement que par éclairs. Mais dans ces réunions où l'on use le temps, les hommes n'ont rien à faire, et bourdonnent comme des mouches dans une bouteille.
Les heures d'insomnie, lorsque l'on n'est pas malade, ne sont si redoutées, je crois, que parce que l'imagination est alors trop libre et n'a point d'objets réels à considérer. Un homme se couche à dix heures et, jusqu'à minuit, il saute comme une carpe invoquant le dieu du sommeil. Le même homme, à la même heure, s'il était au théâtre, oublierait tout à fait sa propre existence.
Ces réflexions aident à comprendre les occupations variées qui remplissent la vie des riches. Ils se donnent mille devoirs et mille travaux et y courent comme au feu. Ils font dix visites par jour et vont du concert au théâtre. Ceux qui ont un sang plus vif se jettent dans la chasse*, la guerre* ou les voyages périlleux. D'autres roulent en auto et attendent impatiemment l'occasion de se rompre les os en aéroplane. Il leur faut des actions nouvelles et des perceptions nouvelles. Ils veulent vivre dans le monde, et non en eux-mêmes. Comme les grands mastodontes broutaient des forêts, ils broutent le monde par les yeux. Les plus simples jouent à recevoir de grands coups de poing dans le nez et dans l'estomac; cela les ramène aux choses présentes, et ils sont très heureux. Les guerres sont peut-être premièrement un remède à l'ennui; on expliquerait ainsi que ceux qui sont les plus disposés à accepter la guerre, sinon à la vouloir, sont souvent ceux qui ont le plus à perdre. La crainte de mourir* est une pensée d'oisif, aussitôt effacée par une action pressante, si dangereuse qu'elle soit. Une bataille est sans doute une des circonstances où l'on pense le moins à la mort. D'où ce paradoxe: mieux on remplit sa vie, moins on craint de la perdre.
29 janvier 1909.