«La poésie dans son état brut fait vivre celui qui la ressent avec une nausée. Cette nausée morale vient de la mort. La mort est l'envers de la vie. Cela est cause que nous ne pouvons l'envisager, mais le sentiment qu'elle forme la trame de notre tissu nous obsède. Il nous arrive de sentir nos morts contre nous et, cependant, d'une sorte qui empêche toute correspondance.» (Jean Cocteau, Le secret professionnel)
L'ENDROIT ET L'ENVERS
Je vois la mort en bas, du haut de ce bel âge
Où je me trouve, hélas! au milieu du voyage;
La jeunesse me quitte et j'ai son coup reçu.
Elle emporte en riant ma couronne de roses;
Mort, à l'envers de nous vivante, tu composes
La trame de notre tissu.
Nous ne pouvons te voir et te sentons mêlée
Aux plaisirs, à l'amour dont la chaleur ailée
Fait les cœurs les plus durs, comme neige dissous;
Bien que tes habitants reposassent dans l'herbe,
Nous marchions sans souci sur l'étoffe superbe,
Et, soudain, nous sommes dessous.
Nous sommes tellement proches la douce vie
Qu'à peine par la mort elle nous est ravie,
Elle ouvre le passage et nous lâche la main.
Quelquefois nous cherchons à vaincre le mystère,
Par le même chemin revenir sur la terre;
Il n'existe plus de chemin.
Vivants nous avons beau, toute notre existence,
De la terre au soleil mesurer la distance
Et pour ne point mourir faire nombre d'apprêts;
Nous lisons un côté de la page du livre;
L'autre nous est caché. Nous ne pouvons plus suivre,
Savoir ce qui se passe après.
Je vois la mer trop courte et qui toujours enlève
A la grève un baiser pour baiser l'autre grève;
La menteuse fort bien arrange ses instants.
Bientôt l'imitera ma maîtresse fidèle,
Cherchant ailleurs Avril, ainsi que l'hirondelle.
Hélas! Je vais avoir trente ans
Trente ans! Vous moquez-vous? C'est la grâce des marbres
Le soleil de midi qui tombe sur les arbres,
Votre pas de trente ans est votre premier pas.
Jusqu'alors vous étiez une folle semaille ;
Vous allez ... Taisez-vous. Regardez-moi. Je bâille.
Je ne vous écouterai pas.
Je ne veux mensonger avec ce qui me joue,
La rose de mon cœur ses pétales dénoue,
Et, même si je dois vivre longtemps encor,
Qu'importent le soleil et les marbres de Grèce;
Jusqu'ici j'apprenais la vie; elle me blesse.
Il me faut apprendre la mort.
Car votre auberge, ô mort, ne porte aucune enseigne.
J'y voudrais voir, de loin, un beau cygne qui saigne
Et chante, cependant que lui torde: le cou.
Ainsi je connaîtrais ce dont je ne me doute:
L'endroit où le sommeil interrompra ma route,
Et s'il me faut marcher beaucoup.
Certes, vous vous couchez comme un ange de neige,
Plus que le bronze lourd, plus léger que le liège,
Sur l'amant dont le spasme enfin vous réjouit;
Sous votre feu glacé la chair se fait statue,
Mais, à la longue, il faut, mort, que je m'habitue
A vous recevoir dans mon lit.
Votre désir ne sait ni l'âge ni le sexe,
Nul d'entre les plus beaux que votre dédain vexe;
Malgré tout, votre amour attire les amants.
Votre baiser, parfois, d'une honte les venge,
Ou bien vous vous couchez entre les deux, bel ange,
Pour d'obscurs assouvissements.
Mieux que Vénus, ô mort, vous habitez nos couches,
Vous arrêtez nos cœurs, vous tourmentez nos bouches,
Vous nous fermez les yeux et vous nous rendez sourd.
Vous donnez à Vénus un visage ordinaire,
Car, jusqu'à maintenant où je crains de vous plaire,
J'avais peur ainsi de l'amour.
Rivale de Vénus, qu'on me roule et me couse
A jamais dans les draps où votre ange m'épouse;
Qu'il ne me quitte plus, je suis un fils de roi.
Et, qu'à l'envers couché, sentant son aile contre,
Il me parle de vous, mais jamais ne me montre
Tout ce que je laisse à l'endroit.
Le Vocabulaire dans Jean Cocteau, Romans, poésies, oeuvres diverses,
La Pochothèque, 1995, p. 284-286.