La vie et l'oeuvre de Georges Bernanos, né le 20 février 1888 à Paris et mort le 5 juillet 1948 à Neuilly-sur-Seine, sont hantées par la mort. À leur tour, les personnages de Bernanos reflètent la crainte et l'angoisse devant la mort. Dans le texte choisi, nous avons préféré donner la voix aux gens des campagnes de Bernanos dont l'âme affiche des ressemblances à celle des peuples primitifs décrite par Lucien Lévy-Bruhl dans L'âme primitive, Quadrige/PUF, 1996. Bernanos s'est montré à la hauteur de parler de «ces grands lieux communs de la vie, la douleur et la mort» avec une rare profondeur.
La Nouvelle Histoire de Mouchette nous fait découvrir l'univers désespéré d'une petite paysanne solitaire et farouche. Un soir, surprise par la pluie, elle se réfugie dans une cabane en compagnie d'un jeune braconnier ivre qui s'imagine avoir tué un garde-chasse. Mouchette*, éprise d'aventure, croit vivre une histoire merveilleuse; le lendemain elle découvre que le «cyclone» ne fut qu'un orage, et l'amour, brutalement enseigné, vulgaire passade d'un homme ivre, Dans sa chaumière sordide retrouvée, Mouchette assiste à l'agonie de sa mère. Une vieille étrange, ensevelisseuse des morts, lui révèle l'existence d'un au-delà mystérieux. Mouchette alors se noie dans une mare, mourant «d'apprendre que la vie est un songe dont la clef n'est pas de ce monde».
Au silence de Mouchette correspond le silence de Bernanos romancier. Ce dernier livre achevé, il se lance dans le combat politique. Il faut attendre onze années pour le voir écrire à nouveau une œuvre d'imagination. La dernière à l'échafaud de Gertrud von Le Fort, lui fournit un thème qui va lui permettre, une dernière fois, d'exprimer l'angoisse et la victoire sur la mort. Blanche de La Force est née au moment même où mourait sa mère victime d'une frayeur violente. Sa vie est à jamais marquée du signe de la Peur. Nous retrouvons la jeune fille à l'époque de la Révolution, dans un Carmel, sous le nom de Sœur Blanche de l'Agonie du Christ. Un décret de la Convention ordonne que les religieuses soient expulsées. La Prieure du couvent vient de mourir après une agonie des plus tourmentées. Les Carmélites sont condamnées à la peine capitale. Blanche, qui avait fui le couvent, rejoint volontairement ses compagnes à l'échafaud et meurt avec elles.
Avec ce scénario de film, un point final est mis au thème qui court sans discontinuité dans l'œuvre romanesque de Bernanos. La sécheresse volontaire de notre résumé a fait apparaître la place prépondérante qu'y tient la mort. Dans cette œuvre relativement peu abondante (six nouvelles, huit romans, un scénario) nous ne comptons pas moins de neuf meurtres *, douze suicides ** et quatorze récits d'agonies de personnages importants ***.
Une statistique donne une indication utile, mais ne peut évoquer l'atmosphère spécifique d'un univers romanesque. Chez Bernanos, celle-ci doit évidemment beaucoup au style de celui qui déclarait à un ami, avant la publication de Sous le Soleil de Satan: Je voudrais dans mes livres lancer des escadrons d'images . On ne peut en effet parler du style de Bernanos sans souligner l'importance des images. Nous n'avons pas à étudier ici leur mécanisme. Mais certaines de leurs ressemblances formelles, leurs répétitions - dans la mesure même où elles révèlent un certain automatisme - sont le signe d'une tendance profonde, d'une préoccupation intérieure.
Chez Bernanos trois séries principales d'images se rapportent à la mort. La comparaison du visage humain avec celui d'un cadavre apparaît fréquemment. Exprime-t-elle une sorte d'anticipation par laquelle l'auteur «voit» le visage définitivement modelé qu'auront ses héros dans la mort? C'est possible. Quoi qu'il en soit, quelques exemples suffiront à prouver la force
expressive de cette comparaison. Mouchette, avant de sombrer dans l'inconscience, reste debout par miracle, semblable à une morte Dans Un Mauvais Rêve, le réalisme frappe davantage: la fatigue du visage de Ganse s'accentue au point que sa mâchoire inférieure (paraît) se détendre comme celle d'un mort. Le jeune Philippe compare le sourire de Jambe de Laine à celui d'un cadavre (7, II). Seule une jeune fille amoureuse qui songe au suicide peut dire de l'amour qu'il est dur, qu'il n'a pas d'entrailles, qu'il rit de tout, comme une tête de mort.
·
Une seconde série de comparaisons se centre sur l'idée d'agonie. Cette fois le visage humain évoque celui d'un agonisant. Marqué de la flétrissure de l'insomnie, le vieux visage de l'abbé Donissan apparaît, aussi reconnaissable que le masque d'un agonisant. Dans sa hâte à s'entourer d'amis, M. de Clergerie fait penser au moribond qui tire à soi, contre sa poitrine, une présence invisible et s'en recouvre. Voici enfin une comparaison d'un soufle plus puissant, véritable analyse de l'âme de l'abbé Cénabre au moment où il va sombrer dans la folie: Comme un moribond qui a une fois senti au creux de sa poitrine, contre son cœur, le premier frisson de l'agonie qui s'annonce, en désire le retour sans se douter que le temps d'un clin d'œil, d'un geste irréparable, il vient de s'ouvrir à la mort, le misérable prêtre à bout de forces ne se défendait plus.
Enfin, dans une dernière catégorie, nous rangeons les images qui se rapportent à l'idée de la mort en général. Parfois c'est un parfum, jadis respiré, qui s'insinue dans l'air, plus tenace que la mort. Ailleurs, le Dr La Pérouse, après avoir froidement injurié Chantal, sent monter en lui, comme de ses entrailles, une colère bien différente, une sorte de délire panique et furieux, ( semblable) à la révolte contre la mort. Une longue et belle image prolonge l'écho de la clameur que pousse vers Dieu l'abbé Donissan : Ah! le naufragé qui, dans la brume du matin, ne retrouve plus la voile vermeille,. l'artiste qui, sa veine épuisée, meurt vivant, la mère qui voit dans les yeux de son fils à l'agonie le regard glisser hors de sa présence, n'élèvent pas au ciel un cri plus dur. Opposons-lui, pour apprécier le contraste, la brièveté du trait qui évoque le peuple juif, macéré dans son orgueil comme un mort dans les aromates.
Nous n'utilisons ces quelques citations qu'à titre d'indices. En abordant l'étude de la psychologie des personnages, nous pénétrons dans une région plus proche du cœur de notre sujet.
Une fois encore, allant toujours du plus extérieur au plus complexe, nous distinguerons les personnages secondaires, dont la vie intérieure apparaît simplifiée, des êtres dont l'étoffe est plus riche.
Les premiers sont les paysans qui peuplent la campagne bernanosienne, cette immense plaine tracée de chemins difficiles balayée d'une bise aigre, coupée par les barrières des pâturages ruisselants. Les habitants de ces régions désolées sont des êtres frustes, habituellement silencieux et farouches. Les familles les plus représentatives de ce peuple des campagnes se nomment Malorthy, Havret, Devandomme, Dumouchel.
A ces êtres primitifs, le problème de la mort se pose d'une manière indirecte. Habitués, dans le cadre d'une vie communautaire fortement constituée, à voir mourir des personnes connues depuis l'enfance, incapables d'exprimer clairement Ieur inquiétude, ils demeurent au niveau du fait brutal. Ils vérifient ainsi une loi, bien connue des sociologues : les peuples primitifs craignent plus les morts que la mort. Les paysans pressentent obscurément l'existence d'un mystérieux royaume des morts dans lequel ont pénétré les êtres disparus. Ils le respectent et le redoutent, C'est pourquoi Mouchette peut rôder dans le village investie de l'immunité passagère que lui confère la mort de sa mère: Aussi longtemps que la morte n'aura pas été mise en terre, elle appartient au village, à la commune rassemblée autour de sa dépouille avec une crainte presque respectueuse, une mystérieuse sollicitude.
Mais les pouvoirs des morts ne cessent pas dès l'instant où les corps sont portés en terre. Au contraire: les paysans savent que les défunts errent partout et ils demeurent attentifs à cette présence invisible. Le Maire Arsène reproche à l'homme moderne d'avoir perdu cette sensibilité au surnaturel: Vous ne sentez pas plus les odeurs que vous ne voyez les morts. Dans le même roman, le petit infirme solitaire, confie à son ami Philippe : ... faut-il croire que rien - rien ne passe jamais d'un monde dans l'autre, jamais rien? Lui a entendu, venant de la terre, un murmure, une rumeur ... une espèce de roulement qui ne rappelle aucun des bruits de la plaine ... Nul doute que cette rumeur ne provienne du monde des morts. L'étrange vieille de la Nouvelle histoire de Mouchette partage cet avis. Elle connaît, par expérience, l'existence de ce royaume et en révèle le secret à Mouchette qui l'écoute en silence: A ton âge, ils (les morts) me faisaient peur. A présent, je leur parle, - façon de dire - et ils me répondent... Tu dirais un murmure, on ne sait quoi, un petit souffle qui a l'air de venir des profondeurs de la terre.
Les autres paysans, non initiés à ce langage subtil, en sont restés à la mentalité infantile à laquelle la vieille femme fait allusion: ils redoutent les pouvoirs maléfiques des morts. On dirait que ceux-ci veulent se venger sur les vivants de cette vie qu'ils ont perdue. C'est à quoi songe le vieux Devandomme tandis qu'il erre dans les pâturages détrempés: ... on ne peut rien contre les morts... dès que la fatalité nous tient, ils accourent de toutes parts, serrés autant qu'un vol de corneilles ... La peine des vivants, c'est peut-être la nourriture des morts? La servante Céleste a beau déclarer: Oh ! j' ai pas peur des morts, elle éprouve une terreur servile lorsque Phémie veut fumer la pipe du défunt curé.
Seuls quelques personnages ne redoutent pas les maléfices des disparus. Une mystérieuse complicité s'est créée entre la vieille ensevelisseuse et ceux qu'elle veille. Aux yeux des paysans elle possède une puissance véritable. Quand elle pénètre dans une maison mortuaire, un sourd murmure l'accueille. Ce pouvoir, dans le village, elle le partage avec le prêtre. Certes celui-ci n'est pas très aimé dans les campagnes des romans de Bernanos. Mais dans l'exercice de son mystérieux pouvoir sur les morts - le seul dont l'idée leur inspirât encore quelque crainte superstitieuse, le prêtre est respecté et redouté des paysans.
Ne nous laissons pas prendre aux apparences. Ces mentalités frustes qui craignent les sujets tabous, témoignent cependant d'une métaphysique implicite. «Tout le monde a une métaphysique, patente ou latente, disait Péguy, ou bien alors c'est qu'on n'existe pas». Les membres de cette humanité primitive semblent ne pas avoir atteint le seuil de la pensée consciente et pourtant, lorsque l'un d'entre eux, le sacristain Arsène, daigne rompre ce silence où ils sont murés depuis des générations, parfois depuis des siècles, il laisse tomber ces mots : Quand on est mort, tout est mort. Après cet effort d'expression, il se plonge à nouveau dans un abîme de silence qui cache, on le devine, un désespoir secret, peut-être inconscient.
Notes
* Celui de Bisbillitta par Darnétal (Une Nuit) - de Cadignan par Mouchette (Sous le Soleil de Satan) - de Chantal par Fiodor (La Joie) - de Mme Dargent par son mari (Madame Dargent) - du valet de Malicorne par un inconnu (Monsieur Ouine) - de Mme de Néréis par foule (ibid.) - d'un prêtre et de Mme Beauchamp par le faux curé de Mégère (Un Crime) - de la tante d'Olivier par Simone Alfieri (Un Mauvais Rêve).
** Celui de Mouchette (Sous le Soleil de Satan) - de Pernichon (L'Imposture) - de Fiodor (La Joie) - de Hélène et Eugène Devandomme (Monsieur Ouine) - de Mme Louise, du clergeon André Gaspard et du faux curé de Mégère (Un Crime) - de Philippe (Un Mauvais Rêve) - du Dr Delbende (Journal d'un curé de campagne) - de Mouchette (Nouvelle histoire de Mouchette).
Le Commandant d'Epernon (La Muette) - Le Chevalier (La Mort avantageuse du Chevalier de Lorges) - l'abbé Donissan (Sous le Soleil de Satan) - Mme Dargent (Madame Dargent) - l'abbé Chevance (L'Imposture) - Chantal (La Joie) - Anselme, le grand-père Devandomme, Mr Ouine (Monsieur Ouine) - un prêtre inconnu (Un Crime) - le curé d'Ambricourt (Journal d'un curé de campagne) - Lelandais (Une Nuit) - la mère de Mouchette (Nouvelle histoire de Mouchette) - la Prieure (Dialogues des Carmélites).