Chez Camus, le projet d'écrire sur l'absurde s'est formé dès 1936. Le Mythe de Sisyphe parut en octobre 1942, la même année que L'Étranger. L'essai et le roman ont été écrits presque en même temps et en exil. Ces textes jumeaux portent sur la thématique de l'absurde très proche de la situation de l'exil.
Le Mythe de Sisyphe est un texte à consonance philosophique qui ouvre sur une dénégation: «Les pages qui suivent traitent d'une sensibilité absurde [...] et non d'une philosophie absurde que notre temps, à proprement parler, n'a pas connu.» (62)
[...]
Cette dénégation n'est évidemment pas la première; elle s'inscrit dans une longue suite. Alors que personne ne le lui demande, Camus martèle qu'il n'est pas philosophe, qu'il ne croit pas «assez à la raison pour croire à un système. Ce qui [l]'intéresse, c'est de savoir comment il faut se conduire. Et plus précisément comment on peut se conduire quand on ne croit ni en Dieu ni en la raison.» (63) L'affaire est claire: il s'agit de trouver une règle pour vivre en évacuant les deux principes ordonnateurs convoqués traditionnellement par la philosophie : Dieu et la Raison et qui sont au coeur, selon Camus, de la terreur et du totalitarisme.
Camus récuse le principe de non contradiction, fondateur du discours philosophique. Il réclame le droit à la contradiction. Rien de ce qui décrit la réelle condition de l'homme réel faite d'incertitudes, d'hésitations, de déséquilibres, de solitudes et de désarrois, de conflits et de conciliations paradoxales, ne doit être éludé. [...] L'absurde naît d'un déséquilibre, il est ce déséquilibre qu'il faut maintenir. Il est coexistence de termes contradictoires, sans relève hégélienne. Ce n'est pas un fait; c'est une situation qui naît d'une confrontation de termes contradictoires, hérités «dans une présence commune.» (66) Présence commune [...] de l'Algérie et de la France, des pieds noirs et des Arabes, des langues entrecroisées, de la pauvreté et du soleil, de l'absence et de la présence qui se réfléchissent et se dupliquent à l'infini dans la position algérienne, dans un va-et-vient interminable, miroir de miroir, qui s'exacerbent dans la guerre* qui vient accomplir son travail d'élucidation et mettre en place avec crudité et obscénité les termes en conflit, qui oblige à un choix impossible et qui vient aussi poser réellement la question de la mort au coeur de la vie*. « L'absurde, conclut Camus, est essentiellement un divorce. Il n'est ni dans l'un ni dans l'autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation.» (68)
Et la transposition littéraire en laquelle vient se coaguler cette situation est la thématique de L'Étranger, de l'«homme étranger à sa vie» (70), d'«exil chez soi» (71) qui incline au passage de la pensée à la création: «Penser, c'est avant tout vouloir créer un monde [...]. C'est partir du désaccord fondamental qui sépare l'homme de son expérience pour trouver un terrain d'entente selon sa nostalgie...»
Notes
62. Le Mythe de Sisyphe, Pléiade II, p. 117-118.
63. Interview à Servir, Pléiade II, p. 1427.
66. Le Mythe de Sisyphe, p. 120.
68. Jules Lequier, Oeuvres complètes (éditées par Jean Grenier), Neuchatel, La Baconnière, 1952, p. 477.
70. Le Mythe de Sisyphe, p. 108-111 et Carnets, I, p. 61, août 1937.
71. La peste, Pléiade I, p. 1278.
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Cette dénégation n'est évidemment pas la première; elle s'inscrit dans une longue suite. Alors que personne ne le lui demande, Camus martèle qu'il n'est pas philosophe, qu'il ne croit pas «assez à la raison pour croire à un système. Ce qui [l]'intéresse, c'est de savoir comment il faut se conduire. Et plus précisément comment on peut se conduire quand on ne croit ni en Dieu ni en la raison.» (63) L'affaire est claire: il s'agit de trouver une règle pour vivre en évacuant les deux principes ordonnateurs convoqués traditionnellement par la philosophie : Dieu et la Raison et qui sont au coeur, selon Camus, de la terreur et du totalitarisme.
Camus récuse le principe de non contradiction, fondateur du discours philosophique. Il réclame le droit à la contradiction. Rien de ce qui décrit la réelle condition de l'homme réel faite d'incertitudes, d'hésitations, de déséquilibres, de solitudes et de désarrois, de conflits et de conciliations paradoxales, ne doit être éludé. [...] L'absurde naît d'un déséquilibre, il est ce déséquilibre qu'il faut maintenir. Il est coexistence de termes contradictoires, sans relève hégélienne. Ce n'est pas un fait; c'est une situation qui naît d'une confrontation de termes contradictoires, hérités «dans une présence commune.» (66) Présence commune [...] de l'Algérie et de la France, des pieds noirs et des Arabes, des langues entrecroisées, de la pauvreté et du soleil, de l'absence et de la présence qui se réfléchissent et se dupliquent à l'infini dans la position algérienne, dans un va-et-vient interminable, miroir de miroir, qui s'exacerbent dans la guerre* qui vient accomplir son travail d'élucidation et mettre en place avec crudité et obscénité les termes en conflit, qui oblige à un choix impossible et qui vient aussi poser réellement la question de la mort au coeur de la vie*. « L'absurde, conclut Camus, est essentiellement un divorce. Il n'est ni dans l'un ni dans l'autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation.» (68)
Et la transposition littéraire en laquelle vient se coaguler cette situation est la thématique de L'Étranger, de l'«homme étranger à sa vie» (70), d'«exil chez soi» (71) qui incline au passage de la pensée à la création: «Penser, c'est avant tout vouloir créer un monde [...]. C'est partir du désaccord fondamental qui sépare l'homme de son expérience pour trouver un terrain d'entente selon sa nostalgie...»
Notes
62. Le Mythe de Sisyphe, Pléiade II, p. 117-118.
63. Interview à Servir, Pléiade II, p. 1427.
66. Le Mythe de Sisyphe, p. 120.
68. Jules Lequier, Oeuvres complètes (éditées par Jean Grenier), Neuchatel, La Baconnière, 1952, p. 477.
70. Le Mythe de Sisyphe, p. 108-111 et Carnets, I, p. 61, août 1937.
71. La peste, Pléiade I, p. 1278.