La pudeur, que Jankélévitch exprime devant la mort, est aux yeux d'Ariès une forme contemporaine du sentiment d'inconvenance qu'Ivan Ilitch de Tolstoï éprouvait face à la mort. Ariès considère la discrétion avec laquelle meurent aujourd'hui, à l'instar de Mélisande de Maeterlinck, les gens du monde urbain ainsi que le silence, qui accompagne aujourd'hui la mort et les morts, comme des manifestations de la «mort inversée». En s'y opposant, Ariès démontre, par la négative, la légitimité d'autres modèles de la bonne mort, notamment celui d'une mort plus discrète et plus effacée, plus secrète que bavarde, plus axée sur la contemplation du mystère que sur la communication de ses maux, de ses inquiétudes et de ses interrogations. Il demeure important de respecter la diversité de l'art de bien mourir, liée à la diversité des tempéraments et des cultures. La sociabilité autour de la mort peut être vécue de multiples façons. L'une d'autre elles pourrait être celle de la solitude et du recueillement; l'autre celle de l'accompagnement et de la parole qui, sans s'exclure nécessairement, révèlent l'originalité des personnes ou des communautés, les une plus expansives, les autres plus intériorisées.
Après la mort sale et la mort à l'hôpital, une troisième direction nous amène à Tolstoi* à Maeterlinck, à Debussy et à leur commentateur d'aujourd'hui, V. Jankélévitch*. Une mort pudique et dlscrète, mais pas honteuse, aussi éloignée de la mort de Socrate* et d'Elvire que de celle du héros du Mur: la mort de Mélisande.
Jankélévitch n'aime pas la belle mort des romantiques. «Chez les musiciens romantiques (car la musique est un de ses moyens favoris d'atteindre le fond des choses) qui font honneur surtout à la majesté de la mort, l'inflation et l'emphase [je souligne] gonflent l'instant jusqu'à en faire une éternité. [...] La grande fête funèbre avec ses cortèges solennels et ses pompes permet à l'instant de déborder de son instantanéité, de rayonner comme un soleil autour de sa pointe aiguë. Au lieu d'un instant imperceptible, il y a un glorieux instant.» Oui, c'est bien cela, et V. Jankélévitch a aussi bien vu le rapport historique entre cette glorification de la mort et une eschatologie anthropomorphique qui «peuple le néant avec des ombres, rend la fenêtre mortelle aussi transparente qu'une nuit claire, fait de l'au-delà un pâle duplicatum de l'en-deçà, imagine je ne sais quels échanges absurdes entre vivants et revenants». (7)
Nous retrouvons aussi chez Jankélévitch le sentiment désormais banal d'inconvenance de la mort, que nous avons découvert chez Tolstoï. Mais cette inconvenance a changé de nature: elle n'est pas nausée devant les signes de la mort qu'il n'ignore pas; elle n'est pas quelque chose qui ne se fait pas, qui choque la bienséance et qu'il faut cacher: elle s'est transformée en pudeur. «L'espèce de pudeur que la mort inspire tient en grande partie à ce caractère impensable et inénarrable de l'état létal. Car il y a pudeur de la cessation métempirique, comme il y a une pudeur de la continuation biologique. Si la répétition des besoins périodiques a quelque chose d'indécent, le fait qu'un caillot de sang interrompe soudain la vie est à son tour inconvenant (je souligne). » Cette inconvenance, adoucie en pudeur, lui semble à l'origine de l'interdit contemporain qui frappe la mort. La relation est très intéressante pour l'historien. «Le mot tabou * de la mort n'est-il pas entre tous la monosyllabe imprononçable, innommable, inavouable, qu'un homme moyen, adapté à l'entre-deux, se doit d'envelopper pudiquement dans des circonlocutions bienséantes et bien-pensantes.» Il ne faut pas beaucoup pousser le sens pour supposer une relation entre l'interdit contemporain et l'emphase romantique («les circonlocutions»),première tentative pour masquer la réalité innommable. La première tentative a utilisé la rhétorique, et la seconde, au xx° siècle, le silence.
L'inconvenance d'Ivan Ilitch est donc devenue pudeur, et le modèle de la mort pudique est celle de Mélisande. Elle n'est pas une mort solitaire. II y a du monde dans la chambre: sur la mer, le vieux roi plein de sagesse et d'éloquence; il parle beaucoup; intarissable, comme les vrais vivants. Et pendant son discours Mélisande meurt, sans qu'il s'en soit aperçu: «Je n'ai rien vu ... je n'ai rien entendu ... Si vite,si vite... tout d'un coup ... Elle s'en va sans rien dire.»
Mélisande fut sans doute l'une des premières à partir, comme dit Jankélévitch, « pianissimo, et pour ainsi dire sur la pointe des pieds». «Mourir ne fait pas de bruit. Un arrêt du cœur ne fait pas de bruit. Pour Debussy, poéte du pianissimo et de l'extrême concision, l'instant fut vraiment la minute fugitive.» Pour Debussy hier, pour Jankélévitch et pour les intellectuels agnostiques d'aujourd'hui, mais aussi pour certains de nos contemporains, hommes moyens, croyants ou pas, qui mettent leur courage dans leur silence.
C'était au début des années 1960. Un fils confiait sa préoccupation au prêtre qui assistait sa mère, septuagénaire, atteinte d'un cancer avancé. Il n'avait pas conscience de l'évolution des sentiments devant la mort, de la montée de l'interdit; il gardait le souvenir de la mort manifeste et encore publique de ses grands-parents, à laquelle il avait assiste vers 1930-1940. Et il s'inquiétait du silence où sa mère paraissait s'abriter. Rien ne permettait de penser qu'elle savait son état. Il ne comprenait pas ce silence, et ne le comprit jamais tout à fait. Il rappelait au confesseur la mission traditionnelle du nunclus mortis. Mais le prêtre, un ancien médecin lui répliqua. «On voit que vous n'avez pas l'expérience des vieilles femmes, comme j'en ai connu à l'asile, qui passent leur temps à geindre et à pleurer parce qu'elles vont mourir.» Il pensait qu'il fallait respecter cette décision de silence, qu'elle était courageuse, et qu'il y avait des moyens de dialoguer à mots couverts, sans rompre la complicité du secret. Plus tard, après sa mort, on trouva en effet des papiers qui prouvaient que la vieille dame n'avait aucune illusion. A son chevet, son fils se plaignit : «Elle ne nous a pas dit adieu», comme le vieux roi soupirait aprés le dernier soupir de Mélisande : « Elle s'en va sans rien dire.»
Notes
7. V. Jankélevitch, La mort, Paris, Flammarion, 1966, p. 229.
Jankélévitch n'aime pas la belle mort des romantiques. «Chez les musiciens romantiques (car la musique est un de ses moyens favoris d'atteindre le fond des choses) qui font honneur surtout à la majesté de la mort, l'inflation et l'emphase [je souligne] gonflent l'instant jusqu'à en faire une éternité. [...] La grande fête funèbre avec ses cortèges solennels et ses pompes permet à l'instant de déborder de son instantanéité, de rayonner comme un soleil autour de sa pointe aiguë. Au lieu d'un instant imperceptible, il y a un glorieux instant.» Oui, c'est bien cela, et V. Jankélévitch a aussi bien vu le rapport historique entre cette glorification de la mort et une eschatologie anthropomorphique qui «peuple le néant avec des ombres, rend la fenêtre mortelle aussi transparente qu'une nuit claire, fait de l'au-delà un pâle duplicatum de l'en-deçà, imagine je ne sais quels échanges absurdes entre vivants et revenants». (7)
Nous retrouvons aussi chez Jankélévitch le sentiment désormais banal d'inconvenance de la mort, que nous avons découvert chez Tolstoï. Mais cette inconvenance a changé de nature: elle n'est pas nausée devant les signes de la mort qu'il n'ignore pas; elle n'est pas quelque chose qui ne se fait pas, qui choque la bienséance et qu'il faut cacher: elle s'est transformée en pudeur. «L'espèce de pudeur que la mort inspire tient en grande partie à ce caractère impensable et inénarrable de l'état létal. Car il y a pudeur de la cessation métempirique, comme il y a une pudeur de la continuation biologique. Si la répétition des besoins périodiques a quelque chose d'indécent, le fait qu'un caillot de sang interrompe soudain la vie est à son tour inconvenant (je souligne). » Cette inconvenance, adoucie en pudeur, lui semble à l'origine de l'interdit contemporain qui frappe la mort. La relation est très intéressante pour l'historien. «Le mot tabou * de la mort n'est-il pas entre tous la monosyllabe imprononçable, innommable, inavouable, qu'un homme moyen, adapté à l'entre-deux, se doit d'envelopper pudiquement dans des circonlocutions bienséantes et bien-pensantes.» Il ne faut pas beaucoup pousser le sens pour supposer une relation entre l'interdit contemporain et l'emphase romantique («les circonlocutions»),première tentative pour masquer la réalité innommable. La première tentative a utilisé la rhétorique, et la seconde, au xx° siècle, le silence.
L'inconvenance d'Ivan Ilitch est donc devenue pudeur, et le modèle de la mort pudique est celle de Mélisande. Elle n'est pas une mort solitaire. II y a du monde dans la chambre: sur la mer, le vieux roi plein de sagesse et d'éloquence; il parle beaucoup; intarissable, comme les vrais vivants. Et pendant son discours Mélisande meurt, sans qu'il s'en soit aperçu: «Je n'ai rien vu ... je n'ai rien entendu ... Si vite,si vite... tout d'un coup ... Elle s'en va sans rien dire.»
Mélisande fut sans doute l'une des premières à partir, comme dit Jankélévitch, « pianissimo, et pour ainsi dire sur la pointe des pieds». «Mourir ne fait pas de bruit. Un arrêt du cœur ne fait pas de bruit. Pour Debussy, poéte du pianissimo et de l'extrême concision, l'instant fut vraiment la minute fugitive.» Pour Debussy hier, pour Jankélévitch et pour les intellectuels agnostiques d'aujourd'hui, mais aussi pour certains de nos contemporains, hommes moyens, croyants ou pas, qui mettent leur courage dans leur silence.
C'était au début des années 1960. Un fils confiait sa préoccupation au prêtre qui assistait sa mère, septuagénaire, atteinte d'un cancer avancé. Il n'avait pas conscience de l'évolution des sentiments devant la mort, de la montée de l'interdit; il gardait le souvenir de la mort manifeste et encore publique de ses grands-parents, à laquelle il avait assiste vers 1930-1940. Et il s'inquiétait du silence où sa mère paraissait s'abriter. Rien ne permettait de penser qu'elle savait son état. Il ne comprenait pas ce silence, et ne le comprit jamais tout à fait. Il rappelait au confesseur la mission traditionnelle du nunclus mortis. Mais le prêtre, un ancien médecin lui répliqua. «On voit que vous n'avez pas l'expérience des vieilles femmes, comme j'en ai connu à l'asile, qui passent leur temps à geindre et à pleurer parce qu'elles vont mourir.» Il pensait qu'il fallait respecter cette décision de silence, qu'elle était courageuse, et qu'il y avait des moyens de dialoguer à mots couverts, sans rompre la complicité du secret. Plus tard, après sa mort, on trouva en effet des papiers qui prouvaient que la vieille dame n'avait aucune illusion. A son chevet, son fils se plaignit : «Elle ne nous a pas dit adieu», comme le vieux roi soupirait aprés le dernier soupir de Mélisande : « Elle s'en va sans rien dire.»
Notes
7. V. Jankélevitch, La mort, Paris, Flammarion, 1966, p. 229.