Dans Mémoires d'Hadrien, Yourcenar nous livre un modèle d'analyse éthique d'une situation. L'empereur Hadrien, malade, part du droit à la mort volontaire d'une personne qui estime que sa vie est devenue désormais inutile. Puis, il réfléchit sur son propre état et son désir obsédant de mettre fin à sa vie en raison de maux insupportables autant d'ordre physique que psychique. Cependant, il se rend compte que son vouloir guérir de sa maladie est un signe de son vouloir vivre. Il observe que, paradoxalement, la possibilité, qui lui est offerte de saisir l'épée pour se tuer à aucun moment, l'aide à supporter plus patiemment l'existence. Lorsqu'il n'a plus la force de s'en servir, il demande à un jeune médecin de lui prêter une assistance qui lui sera refusée à cause du serment d'Hippocrate. Par contre, grâce aux soins et à l'amitié dont il se sait entouré, il «renonce à brusquer la mort» et, si l'existence n'a plus rien lui offrir, il peut encore apprendre d'elle d'être plus patient.
J'ai donné jadis au philosophe Euphratès* la permission du suicide. Rien ne semblait plus simple: un homme a le droit* de décider à partir de quel moment sa vie cesse d'être utile. Je ne savais pas alors que la mort peut devenir l'objet d'une ardeur aveugle, d'une faim comme l'amour. Je n'avais pas prévu ces nuits où j'enroulerais mon baudrier autour de ma dague, pour m'obliger à réfléchir deux fois avant de m'en servir. Arrien seul a pénétré le secret de ce combat sans gloire contre le vide, l'aridité, la fatigue, l'écoeurement d'exister qui aboutit à l'envie de mourir. On ne guérit jamais: la vieille fièvre m'a terrassé à plusieurs reprises; j'en tremblais d'avance, comme un malade averti d'un prochain accès. Tout était bon pour reculer l'heure de la lutte nocturne: le travail, les conversations follement prolongées jusqu'à l'aube, les baisers, les livres. Il est convenu qu'un empereur ne se suicide que s'il y est acculé par des raisons d'État; Marc-Antoine* lui-même avait l'excuse d'une bataille perdue. Et mon sévère Arrien admirerait moins ce désespoir rapporté d'Égypte* si je n'en avais pas triomphé. Mon propre code m'interdisait aux soldats cette sortie volontaire que j'accordais aux sages; je ne me sentais pas plus libre* de déserter que le premier légionnaire venu. Mais je sais ce que c'est que d'effleurer voluptueusement de la main l'étoupe d'une corde ou le fil d'un couteau. J'avais fini par faire de ma mortelle envie un rempart contre elle-même: la perpétuelle possibilité du suicide m'aidait à supporter moins impatiemment l'existence, tout comme la présence à portée de la main d'une potion sédative calme un homme atteint d'insomnie. Par une intime contradiction, cette obsession de la mort n'a cessé de s'imposer à mon esprit que lorsque les premiers symptômes de la maladie sont venus m'en distraire; j'ai recommencé à m'intéresser à cette vie qui me quittait; dans les jardins de Sidon, j'ai passionnément souhaité jouir de mon corps quelques années de plus.
[...]
On voulait mourir; on ne voulait pas étouffer; la maladie dégoûte de la mort; on veut guérir, ce qui est une manière de vouloir vivre. Mais la faiblesse, la souffrance, mille misères corporelles découragent bientôt le malade d'essayer de remonter la pente: on ne veut pas de ces répits qui sont autant de pièges, de ces forces chancelantes, de ses ardeurs brisées, de cette perpétuelle attente de la prochaine crise*. [...] L'obsession de la mort me reprit, mais cette fois les causes en étaient visibles, avouables; mon pire ennemi n'en aurait pu sourire. Rien ne me retenait plus: on eût compris que l'empereur, retiré dans sa maison de campagne après avoir mis en ordre ses affaires du monde, prît les mesures nécessaires pour faciliter sa fin. Mais la sollicitude de mes amis équivaut à une constante surveillance: tout malade est un prisonnier. Je ne sens plus la vigueur qu'il faudrait pour enfoncer la dague à la place exacte, marquée jadis à l'encre rouge sous le sein gauche; je n'aurais fait qu'ajouter au mal présent un répugnant mélange de bandages, d'éponges sanglantes, des chirurgiens discutant au pied du lit. Il me fallait mettre à préparer mon suicide les mêmes précautions qu'un assassin à monter son coup.
[...]
[Iollas] me comprit à demi-mot; il me plaignait; il ne pouvait que me donner raison. Mais son serment hippocratique lui interdisait de dispenser à un malade une drogue nocive, sous quelque prétexte que ce fût; il refusa, raidi dans son honneur de médecin. J'insistai; j'exigeai; j'employai tous les moyens pour essayer de l'apitoyer ou de le corrompre; ce sera le dernier homme que j'ai supplié. Vaincu, il me promit enfin d'aller chercher la dose de poison. Je l'attendis vainement jusqu'au soir. Tard dans la nuit, j'appris avec horreur qu'on venait de le trouver mort dans son laboratoire, une fiole de verre entre les mains. Ce coeur pur de tout compromis avait trouvé ce moyen de rester fidèle à son serment sans rien me refuser.
Le lendemain, Antonin se fit annoncer; cet ami sincère retenait mal ses larmes. L'idée qu'un homme qu'il s'était habitué à aimer et à vénérer comme un père souffrait assez pour chercher la mort lui était insupportable; il lui semblait avoir manqué à ses obligations de bon fils. Il me promettait d'unir ses efforts à ceux de mon entourage pour me soigner, me soulager de mes maux, me rendre la vie jusqu'au bout douce et facile, me guérir peut-être. Il comptait sur moi pour continuer le plus longtemps possilbe à le guider et à l'instruire; il se sentait responsable envers tout l'empire du reste de mes jours. [...] Ma mort me semblait la plus personnelle de mes décisions, mon suprême réduit d'homme libre; je me trompais. [...] J'ai compris que le suicide paraîtrait au petit groupe d'amis dévoués qui m'entourent une marque d'indifférence, d'ingratitude peut-être; je ne veux pas laisser à leur amitié cette image grinçante d'un supplicié incapable de supporter une torture de plus. D'autres considérations se sont présentées à moi, lentement, durant la nuit qui a suivi la mort de Iollas: l'existence m'a beaucoup donné, ou, du moins, j'ai su obtenir beaucoup d'elle; en ce moment, comme au temps de mon bonheur, et pour des raisons toutes contraires, il me paraît qu'elle n'a plus rien à m'offrir: je ne suis pas sûr de n'avoir plus rien à en apprendre. J'écouterai ses instructions secrètes jusqu'au bout. Toute ma vie, j'ai fait confiance à la sagesse de mon corps; j'ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami: je me dois d'apprécier aussi les dernières. Je ne refuse plus cette agonie fait pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d'un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun des mes actes au cours de ma vie. L'heure de l'impatience est passée; au point où j'en suis, le désespoir serait d'aussi mauvais goût que l'espérance. J'ai renoncé à brusquer ma mort.
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On voulait mourir; on ne voulait pas étouffer; la maladie dégoûte de la mort; on veut guérir, ce qui est une manière de vouloir vivre. Mais la faiblesse, la souffrance, mille misères corporelles découragent bientôt le malade d'essayer de remonter la pente: on ne veut pas de ces répits qui sont autant de pièges, de ces forces chancelantes, de ses ardeurs brisées, de cette perpétuelle attente de la prochaine crise*. [...] L'obsession de la mort me reprit, mais cette fois les causes en étaient visibles, avouables; mon pire ennemi n'en aurait pu sourire. Rien ne me retenait plus: on eût compris que l'empereur, retiré dans sa maison de campagne après avoir mis en ordre ses affaires du monde, prît les mesures nécessaires pour faciliter sa fin. Mais la sollicitude de mes amis équivaut à une constante surveillance: tout malade est un prisonnier. Je ne sens plus la vigueur qu'il faudrait pour enfoncer la dague à la place exacte, marquée jadis à l'encre rouge sous le sein gauche; je n'aurais fait qu'ajouter au mal présent un répugnant mélange de bandages, d'éponges sanglantes, des chirurgiens discutant au pied du lit. Il me fallait mettre à préparer mon suicide les mêmes précautions qu'un assassin à monter son coup.
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[Iollas] me comprit à demi-mot; il me plaignait; il ne pouvait que me donner raison. Mais son serment hippocratique lui interdisait de dispenser à un malade une drogue nocive, sous quelque prétexte que ce fût; il refusa, raidi dans son honneur de médecin. J'insistai; j'exigeai; j'employai tous les moyens pour essayer de l'apitoyer ou de le corrompre; ce sera le dernier homme que j'ai supplié. Vaincu, il me promit enfin d'aller chercher la dose de poison. Je l'attendis vainement jusqu'au soir. Tard dans la nuit, j'appris avec horreur qu'on venait de le trouver mort dans son laboratoire, une fiole de verre entre les mains. Ce coeur pur de tout compromis avait trouvé ce moyen de rester fidèle à son serment sans rien me refuser.
Le lendemain, Antonin se fit annoncer; cet ami sincère retenait mal ses larmes. L'idée qu'un homme qu'il s'était habitué à aimer et à vénérer comme un père souffrait assez pour chercher la mort lui était insupportable; il lui semblait avoir manqué à ses obligations de bon fils. Il me promettait d'unir ses efforts à ceux de mon entourage pour me soigner, me soulager de mes maux, me rendre la vie jusqu'au bout douce et facile, me guérir peut-être. Il comptait sur moi pour continuer le plus longtemps possilbe à le guider et à l'instruire; il se sentait responsable envers tout l'empire du reste de mes jours. [...] Ma mort me semblait la plus personnelle de mes décisions, mon suprême réduit d'homme libre; je me trompais. [...] J'ai compris que le suicide paraîtrait au petit groupe d'amis dévoués qui m'entourent une marque d'indifférence, d'ingratitude peut-être; je ne veux pas laisser à leur amitié cette image grinçante d'un supplicié incapable de supporter une torture de plus. D'autres considérations se sont présentées à moi, lentement, durant la nuit qui a suivi la mort de Iollas: l'existence m'a beaucoup donné, ou, du moins, j'ai su obtenir beaucoup d'elle; en ce moment, comme au temps de mon bonheur, et pour des raisons toutes contraires, il me paraît qu'elle n'a plus rien à m'offrir: je ne suis pas sûr de n'avoir plus rien à en apprendre. J'écouterai ses instructions secrètes jusqu'au bout. Toute ma vie, j'ai fait confiance à la sagesse de mon corps; j'ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami: je me dois d'apprécier aussi les dernières. Je ne refuse plus cette agonie fait pour moi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d'un ancêtre, née de mon tempérament, préparée peu à peu par chacun des mes actes au cours de ma vie. L'heure de l'impatience est passée; au point où j'en suis, le désespoir serait d'aussi mauvais goût que l'espérance. J'ai renoncé à brusquer ma mort.