L'Encyclopédie sur la mort


Expérience de la mort et religion chez Bergson

Henri Bergson

Une des affirmations fondamentales des Deux Sources selon Bergson, c'est que «nous ne sommes pas des êtres dont les progrès dans le sens de la civilisation changent graduellement la nature et que [...] au fond de nous se trouvent les mêmes tendances que chez les homo sapiens les plus reculés. La «fonction fabulatrice» [associée par Bergson à la religion* statique] est là, chez nous aussi, qui n'attend que la première occasion de s'exercer, et que nous saisissons sur le vif de son travail lorsque nous sommes, par exemple, confrontés exceptionnellement à de graves dangers où notre vie est en jeu. Nous faisons alors surgir spontanément ces entités fictives élémentaires et ces présences intentionnelles qui nous évitent la terreur et même nous rassurent.» (G. Waterlot, «Avec et dans le prolongement de Deux Sources» dans G. Waterlot, dir., Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2008, p. 22)
L'imaginaire d'ordre religieux de la continuation de la vie après la mort rend moins «déprimantes» ou moins désespérantes la représentation de la mort comme futur inévitable:

Mais avec l'homme apparaît la réflexion, et par conséquent la faculté d'observer sans utilité immédiate, de comparer entre elles des observations provisoirement désintéressées, enfin d'induire et de généraliser. Constatant que tout ce qui vit autour de lui finit par mourir, il est convaincu qu'il mourra lui-même. La nature, en le dotant d'intelligence, devait bon gré mal gré l'amener à cette conviction. Mais cette conviction vient se mettre en travers du mouvement de la nature. Si l'élan de vie détourne tous les autres vivants de la représentation de la mort, la pensée de la mort doit ralentir chez l'homme le mouvement de la vie. Elle pourra plus tard s'encadrer dans une philosophie qui élèvera l'humanité au-dessus d'elle-même et lui donnera plus de force pour agir. Mais elle est d'abord déprimante, et elle le serait encore davantage si l'homme n'ignorait, certain qu'il est de mourir, la date où il mourra. L'événement a beau devoir se produire: comme on constate à chaque instant qu'il ne se produit pas, l'expérience négative continuellement répétée se condense en un doute à peine conscient qui atténue les effets de la certitude réfléchie. Il n'en est pas moins vrai que la certitude de mourir, surgissant avec la réflexion dans un monde d'êtres vivants qui était fait pour ne penser qu'à vivre, contrarie l'intention de la nature. Celle-ci va trébucher sur l'obstacle qu'elle se trouve avoir placé sur son propre chemin. Mais elle se redresse aussitôt. À l'idée que la mort est inévitable elle oppose l'image d'une continuation de la vie après la mort; cette image, lancée par elle dans le champ de l'intelligence où vient de s'installer l'idée, remet les choses en ordre; la neutralisation de l'idée par l'image manifeste alors l'équilibre même de la nature, se retenant de glisser. Nous nous retrouvons donc devant le jeu tout particulier d'images et d'idées qui nous a paru caractériser la religion* à ses origines. Envisagée de ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l'intelligence, de l'inévitabilité de la mort. (Bergson, Les Deux sources, p. 136-137)

Comparé aux autres êtres qui vivent dans la nature, l'homme est le seul qui se sait mortel, ce qui le rend incertain dans ses décisions et anxieux face à son avenir. Il est le seul capable de dévier de la ligne sociale tracée pour son espèce. Il est donc capable de mal

L'homme est le seul animal dont l'action soit mal assurée, qui hésite et tâtonne, qui forme des projets avec l'espoir de réussir et la crainte d'échouer. C'est le seul qui se sente sujet à la maladie, et le seul aussi qui sache qu'il doit mourir. Le reste de la nature s'épanouit dans une tranquillité parfaite. Plantes et animaux ont beau être livrés à tous les hasards; ils ne s'en reposent pas moins sur l'instant qui passe comme ils le feraient sur l'éternité. De cette inaltérable confiance nous aspirons à nous quelque chose dans une promenade à la campagne, d'où nous revenons apaisés. Mais ce n'est pas assez dire. De tous les êtres vivants en société, l'homme est le seul qui puisse dévier de la ligne sociale, en cédant à des préoccupations égoïstes quand le bien commun est en cause; partout ailleurs, l'intérêt individuel est inévitablement coordonné à l'intérêt général. Cette double imperfection est la rançon de l'intelligence. L'homme ne peut pas exercer sa faculté de penser sans se représenter un avenir incertain, qui éveille sa crainte et son espérance. Il ne peut pas réfléchir à ce que la nature lui demande, en tant qu'elle fait de lui un être sociable, sans se dire qu'il trouverait souvent son avantage à négliger les autres, à ne se soucier que de lui-même. Dans les deux cas il y aurait rupture de l'ordre normal, naturel. Et pourtant c'est la nature qui a voulu l'intelligence, qui l'a mise au bout de l'une des deux grandes lignes de l'évolution animale pour faire pendant à l'instinct le plus parfait, point terminus de l'autre. Il est impossible qu'elle n'ait pas pris ses précautions pour que l'ordre, à peine dérangé par l'intelligence, tende à se rétablir automatiquement. Par le fait, la fonction fabulatrice, qui appartient à l'intelligence et qui n'est pourtant pas intelligence pure, a précisément cet objet. Son rôle est d'élaborer la religion* dont nous avons traité jusqu'à présent, celle que nous appelons statique et dont nous dirions que c'est la religion naturelle, si l'expression n'avait pris un autre sens. Nous n'avons donc qu'à nous résumer pour définir cette religion en termes précis. C'est une réaction défensive de la nature contre ce qu'il pourrait y avoir de déprimant pour l'individu, et de dissolvant pour la société, dans l'exercice de l'intelligence. (Bergson, Les deux sources, p. 215-217)

Afin de prouver l'existence de Dieu, Bergson ne procède pas par une définition de Dieu, établie préalablement. Il suit une méthode et interroge l'expérience sur ce qu'elle peut nous apprendre sur la nature de Dieu. Il s'adressera alors aux mystiques pour savoir ce que, à partir de leur expérience, ils entendent par le divin. La même méthode s'applique également à tous les problèmes de l'au-delà, y compris celle de la survie de l'âme:

Parlons encore, si vous voulez, d'une âme, mais en réformant alors l'opération du langage, en mettant sous le mot un ensemble d'expériences et non pas une définition arbitraire. De cet approfondissement expérimental nous conclurons à la possibilité et même à la probabilité d'une survivance de l'âme, puisque nous aurons observé et comme touché du doigt, dès ici-bas, quelque chose de son indépendance par rapport au corps. Ce ne sera qu'un des aspects de cette indépendance; nous serons bien incomplètement renseignés sur les conditions de survie, et en particulier sur sa durée;est-ce pour un temps, est-ce pour toujours? Mais nous aurons au moins trouvé un point sur lequel l'expérience a prise, et une affirmation indiscutable deviendra possible, comme aussi un progrès éventuel de notre connaissance. Voilà pour ce que nous appellerions l'expérience d'en bas. Transportons-nous alors en haut: nous aurons une expérience d'un autre genre, l'intuition mystique. Ce serait une participation de l'essence divine. Maintenant, ces deux expériences se rejoignent-elles? La survie qui semble assurée à toutes les âmes par le fait que, dès ici-bas, une bonne partie de leur activité est indépendante du corps, se confond-elle avec celle où viennent, dès ici-bas, s'insérer des âmes privilégiées? Seules, une prolongation et un approfondissement des deux expériences nous l'apprendront: le problème doit rester ouvert. [...] La société suit sans doute certaines suggestions de l'expérience intérieure quand elle parle de l'âme; mais elle a forgé ce mot, comme tous les autres, pour sa seule commodité. Elle a désigné par là quelque chose qui tranche sur le corps. Plus la distinction sera radicale, mieux le mot répondra à sa destination; or, elle ne saurait être plus radicale que si l'on fait des propriétés de l'âme, purement et simplement, des négations de celles de la matière. (Bergson, Les deux sources, p. 280-282)




Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Documents associés