L'originalité de ce fragment de l'entretien consiste dans la solution que Moravia propose à son propre désespoir. Le désespoir ne conduit pas nécessairement au suicide. La figure de l'écrivain dans le roman 1934 est le double de Moravia qui, pour survivre au désespoir, essaie de le stabiliser. Il en fait un exercice de liberté. L'écriture produit, chez Moravia, cet effet stabilisateur. Ainsi, la littérature joue un rôle d'exorcisme.
Q: 1934 est un roman sur le suicide. Ce n'est évidemment pas un genre de sujet qu'on aborde par hasard. Pensez-vous qu'il y ait un rapport entre ce sujet et l'expérience de la souffrance physique, que vous avez faite très jeune?
A. M.: À mon avis, il n'y a personne qui ne pense à se tuer au moins une fois par jour. De la même façon, il n'y a personne qui, au moins une fois par jour, ne se sente exalté, rempli d'espoir. C'est une constante de l'esprit humain que de vouloir se tuer, c'est une affaire de la propre personnalité. J'ai lu Schopenhauer*: il fait une distinction importante. Pour lui, le vrai suicide est celui de l'ascète*, de l'homme qui se laisse mourir de faim, qui coupe son rapport avec le monde et qui sort lentement de la réalité. Mais habituellement, est le fait de gens qui veulent affirmer leur personnalité, avec une vitalité encore plus forte que les gens qui vivent, mais c'est une vitalité anarchique, antisociale. L'homicide est un comportement social, le suicide ne l'est pas.
Pour ma part, je suis opposé au suicide, c'est à mes yeux une forme d'égocentrisme. Reste que c'est, indubitablement, quelque chose que l'homme garde en réserve. Évidemment, je ne parle pas des suicides dus à des conditions extrêmement pénibles, à la misère, à la souffrance, à la torture: les gens qui se suicidaient dans les camps de concentration étaient, en réalité, des gens qu'on a assassinés.
Pour en revenir à moi, je n'ai pas considéré l'éventualité du suicide; simplement, il m'arrive d'y penser. Et c'est, dans l'homme, quelque chose de très profond, de très primitif; à ce titre, il m'arrive, instinctivement, d'y songer. Oui, entre 1976 et 1980, c'est une chose qui m'est arrivée plus souvent: appelons cela une situation de crise, mais je n'y pensais pas comme à un geste que j'aurais voulu commettre: j'y pensais et c'est tout. C'était devenue une «pensée dominante», comme dit Leopardi.
Et puis, à partir de ça, j'ai commencé à réfléchir à un roman sur le suicide. Cela dit, à côté de considérations générales sur ce point, il est aussi question dans ce roman de suicides historiques; il est vrai que le nazisme a été précédé, accompagné et suivi par une énorme vague de suicides, d'abord les juifs, puis les anti-nazis, puis les membres du gouvernement allemand et les nazis... c'est une chose sans précédent, ou alors il faudrait remonter à ce que Tacite dit des Teutons dans La Germanie. Mais ce qui s'est passé sous cette dictature nazie s'est retrouvé dans d'autres cas, par exemple, avec le stalinisme.
[...]
Il y a aussi une autre composante dans ce roman, l'idée germanique du désespoir, à côté de l'idée méditerranéenne, je ne dis pas italienne, que le désespoir fait partie de la vie. C'est aussi une idée existentialiste: Kierkegaard*disait qu'il faut être désespéré de ne pas être désespéré. Et puis, il y a l'idée chrétienne pour qui le désespoir permet de comprendre et d'espérer, que, si l'on ne désespère pas, on ne peut avoir d'espérance. Les Stoiciens* aussi disaient quelque chose dans ce genre,..
En tout cas, je me suis trouvé confronté à ce problème personnel de devoir coexister avec le désespoir, ce qui revient à dire qu'il me fallait le stabiliser, l'institutionnaliser en quelque sorte, et, en ce sens, je revendique une petite originalité: c'est ce que fait mon personnage, qui essaie de stabiliser le désespoir et d'en faire un exercice de liberté* où la littérature joue un rôle d'exorcisme.
[...]
Dans mon livre, l'écrivain, qui croit tellement à la littérature, croit pouvoir mourir dans le domaine de la littérature, et pas dans la réalité. Mais c'est la femme pour qui la littérature n'est que mensonge, fiction, masque, qui veut se tuer en réalité.
A. M.: À mon avis, il n'y a personne qui ne pense à se tuer au moins une fois par jour. De la même façon, il n'y a personne qui, au moins une fois par jour, ne se sente exalté, rempli d'espoir. C'est une constante de l'esprit humain que de vouloir se tuer, c'est une affaire de la propre personnalité. J'ai lu Schopenhauer*: il fait une distinction importante. Pour lui, le vrai suicide est celui de l'ascète*, de l'homme qui se laisse mourir de faim, qui coupe son rapport avec le monde et qui sort lentement de la réalité. Mais habituellement, est le fait de gens qui veulent affirmer leur personnalité, avec une vitalité encore plus forte que les gens qui vivent, mais c'est une vitalité anarchique, antisociale. L'homicide est un comportement social, le suicide ne l'est pas.
Pour ma part, je suis opposé au suicide, c'est à mes yeux une forme d'égocentrisme. Reste que c'est, indubitablement, quelque chose que l'homme garde en réserve. Évidemment, je ne parle pas des suicides dus à des conditions extrêmement pénibles, à la misère, à la souffrance, à la torture: les gens qui se suicidaient dans les camps de concentration étaient, en réalité, des gens qu'on a assassinés.
Pour en revenir à moi, je n'ai pas considéré l'éventualité du suicide; simplement, il m'arrive d'y penser. Et c'est, dans l'homme, quelque chose de très profond, de très primitif; à ce titre, il m'arrive, instinctivement, d'y songer. Oui, entre 1976 et 1980, c'est une chose qui m'est arrivée plus souvent: appelons cela une situation de crise, mais je n'y pensais pas comme à un geste que j'aurais voulu commettre: j'y pensais et c'est tout. C'était devenue une «pensée dominante», comme dit Leopardi.
Et puis, à partir de ça, j'ai commencé à réfléchir à un roman sur le suicide. Cela dit, à côté de considérations générales sur ce point, il est aussi question dans ce roman de suicides historiques; il est vrai que le nazisme a été précédé, accompagné et suivi par une énorme vague de suicides, d'abord les juifs, puis les anti-nazis, puis les membres du gouvernement allemand et les nazis... c'est une chose sans précédent, ou alors il faudrait remonter à ce que Tacite dit des Teutons dans La Germanie. Mais ce qui s'est passé sous cette dictature nazie s'est retrouvé dans d'autres cas, par exemple, avec le stalinisme.
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Il y a aussi une autre composante dans ce roman, l'idée germanique du désespoir, à côté de l'idée méditerranéenne, je ne dis pas italienne, que le désespoir fait partie de la vie. C'est aussi une idée existentialiste: Kierkegaard*disait qu'il faut être désespéré de ne pas être désespéré. Et puis, il y a l'idée chrétienne pour qui le désespoir permet de comprendre et d'espérer, que, si l'on ne désespère pas, on ne peut avoir d'espérance. Les Stoiciens* aussi disaient quelque chose dans ce genre,..
En tout cas, je me suis trouvé confronté à ce problème personnel de devoir coexister avec le désespoir, ce qui revient à dire qu'il me fallait le stabiliser, l'institutionnaliser en quelque sorte, et, en ce sens, je revendique une petite originalité: c'est ce que fait mon personnage, qui essaie de stabiliser le désespoir et d'en faire un exercice de liberté* où la littérature joue un rôle d'exorcisme.
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Dans mon livre, l'écrivain, qui croit tellement à la littérature, croit pouvoir mourir dans le domaine de la littérature, et pas dans la réalité. Mais c'est la femme pour qui la littérature n'est que mensonge, fiction, masque, qui veut se tuer en réalité.