L'Encyclopédie sur la mort


Droit à la vie, droit à la mort

André Comte-Sponville

Le droit à la mort est un problème politique et relève de l'État. En effet, parler d'un droit à la vie, c'est faire de la mort l'ennemie, et en vain, puisque la mort, au bout du compte, gagne toujours. Contre la mort, le consensus est facile, mais en vain. Contre l'injustice, il n'y a pas de consensus, et c'est ce qu'on appelle la politique: le combat pour le droit, et qui dit combat dit adversaires.

L'expression "droit à la vie", si elle avait un sens rigoureux, supposerait que toute mort est une violation du droit : un crime. Mais, outre que la notion à nouveau en est contradictoire (sauf à accuser Dieu ou la nature, il n'y a pas ici de criminel ni, par conséquent, de crime), c'est ne pas comprendre, me semble-t-il, ce qu'est la vie, et qu'elle suppose la mort, et qu'elle la porte en elle, dès le commencement, non seulement comme son terme, mais peut-être comme sa condition. Vouloir la vie sans la mort, en vérité, c'est ne pas vouloir la vie, ou se tromper sur elle. Autant vouloir la montagne sans la vallée ou le fleuve sans la mer ...

Mais c'est ainsi : notre temps a décidé d'oublier la mort, ou de faire semblant, et croit, la mettant hors la loi, l'exorciser. Ainsi parle-t-on, dans le même esprit, d'assurance-vie, quand il s'agit, comme chacun sait, d'une assurance-décès. Cette forclusion de la mort, dont on pourrait donner mille exemples, est bien caractéristique de notre époque et de notre société. D'autres temps ont fait de la mort l'essentiel, et c'était bien sûr une erreur ; c'est la vie qui importe. Mais elle importe comme elle est, c'est à-dire mortelle. Prétendre interdire la mort, la mettre hors la loi (et c'est bien l'envers nécessaire d'un prétendu droit à la vie), ce n'est pas seulement se tromper sur la mort, c'est aussi se mentir sur la vie. Il faut interdire, non la mort, mais la violence (droit à la sécurité), non la mort, mais l'injustice (droit aux soins). Pour le reste, le courage et la philosophie doivent suffire. Nul n'accepte pleinement la vie qui n'accepte aussi la mort.

Peut~on aller plus loin? Je le crois. S'il n'y a pas de droit à la vie, s'il ne peut y en avoir, il y a en revanche, me sernble-t-il, un droit à la mort, je veux dire un droit, pour chacun, inaliénable, à sa propre mort. On n'a droit. disais-je, qu'au possible. Or ma mort, précisément, est mon toujours possible (ce que la vie n'est pas), mon pouvoir ultime, et sans lequel la vie, dans sa globalité, ne saurait être libre. Dans la mesure même où l'on me reconnaît le droit de disposer, autant que possible, de ma vie, on doit me reconnaître celui, qui en fait partie, de disposer de ma mort. Le suicide est un droit parce que la vie - sauf dictature des prêtres - ne saurait être un devoir.

Ce droit au suicide est-il d'ordre juridique? Cela me semble difficile à penser. Quel sens y aurait-il ~ autoriser ce qu'on ne saurait interdire? Et comment interdire ce qu'on ne sautait sanctionner? On ne pourrait sanctionner, tout au plus, que des tentatives de suicide. Mais allez donc sanctionner un mort ... Le suicide est un droit d'autant plus absolu qu'il se moque du droit.

Ce que je peux demander à la société, ce n'est pas l'autorisation de me suicider, mais les moyens de le faire, y compris, le cas échéant, quand je ne peux plus, seul, y parvenir. Je pense bien sûr aux malades, et au droit qu'ils ont de vouloir mourir dans la paix et dans la dignité; à quoi correspond, et doit correspondre, non certes le devoir (du moins c'est à chacun, non à la loi, d'en décider) mais le droit - que la loi doit reconnaître et organiser -, à leur demande expresse, de les y aider.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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