Ernest Renan, Dialogue des morts (1802)
Représenté à la Comédie-Française, le 26 avril 1886,
jour anniversaire de la naissance de Victor Hugo.
Archives Renan
http://www.bmlisieux.com/archives/renan01.htm
Représenté à la Comédie-Française, le 26 avril 1886,
jour anniversaire de la naissance de Victor Hugo.
Archives Renan
http://www.bmlisieux.com/archives/renan01.htm
PERSONNAGES
CORNEILLE..............
RACINE.....................
BOILEAU...................
VOLTAIRE.................
DIDEROT ..................
CAMILLUS................
La scène se passe dans le bosquet des Champs-Élysées réservé aux ombres immortelles de la Comédie française : lumière douce et un peu triste. Sol fleuri, prairie d’asphodèles. Deux sièges de marbre antique. Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, Diderot, d’autres encore, en costume de leur temps ; toutes les couleurs sont atténuées et fondues en une nuance pâle et blanche, qui fait ressembler les personnages à des ombres, sortes de statues de marbre vivantes. Ils vont et viennent, deux à deux ou en groupes, lentement, causant d’un ton grave. Un petit génie ailé, Camillus, met les bienheureux au courant des choses de la terre et des volontés célestes.
CAMILLUS, en entrant, dépose sur le fauteuil de gauche des livres et une sorte de bulletin.
CAMILLUS.
Nos grands morts vont venir. (Camillus parcourt rapidement le bulletin.) Paris, 1802... Bulletin littéraire : Atala... Bulletin politique : Marengo, Hohenlinden..... (Canonnade sourde dans le lointain.) Même au pays des bienheureux on veut encore entendre les bruits de la terre. Ces ombres immortelles de la Comédie Française, qui ont accoutumé de se réunir ici pour s’entretenir des beautés éternelles, se fatigueraient de leur gloire et de leur paix, si, chaque jour, par l’ordre du Génie suprême, je ne leur apportais les nouvelles de Paris. Ce que j’admire en ces esprits purs, c’est, comme ils restent toujours eux-mêmes, et comme ils se transforment. Les siècles les grandissent, les rassérènent et pourtant les laissent ce qu’ils furent! Moi qui les connais, je sais qu’ils rajeunissent. Ils aiment plus que jamais ce qu’ils aimèrent, et pourtant, l’horizon de leurs pensées s’élargit sans cesse. Ils appellent ceux qui doivent les continuer, ils semblent uniquement préoccupés de l’avenir. Qui sait si les voeux et les pressentiments des génies ne créent pas la réalité ?
Il s’éloigne. Voltaire et Diderot entrent, et se promènent sur le second plan. Voltaire, s’arrête près des livres déposés sur le banc de gauche et feuillette un petit volume en souriant. Corneille et Racine entrent en même temps, et s’assoient sur le banc de droite.
RACINE.
Oui, cette génération nouvelle m’étonne, et je crois qu’en effet j’oublierai les excès (d’il y a dix ans, cher Corneille, en souvenir des héros d’aujourd’hui). J’aimerai ce jeune siècle, sorti du sang et des larmes, et qu’un Dieu inconnu dirige peut-être. Mais dites-moi, grande ombre chérie, n’êtes-vous pas frappé d’une chose ? Le siècle a deux ans, et ses destinées littéraires sont obscures encore. La vie, la chaleur, la lumière semblent s’être retirées de la langue que nous aimons. Cette stérilité ne vous effraie-t-elle pas ?
On entend une canonnade et le chant :
En avant, marchons !
Par delà les monts,
Courons à la victoire !
CORNEILLE.
Oh ! non, cher Racine ; non, âme douce et courtoise. Ce bruit m’est un sûr présage. Une vieille familiarité avec les héros me remplit d’espérance. Les grands siècles se font toujours des poètes dignes d’eux. L’auréole de la poésie et, celle de la gloire sont composées des mêmes rayons. Dans notre cher pays de France, il n’y a jamais eu de victoire sans génie pour la chanter. J’attends beaucoup... (La canonnade redouble.) Oh ! que cela est de bon augure. Il me faut un poète nouveau. Ce qui se passe est grand, et il me semble que ceux qui naîtront dans cet orage auront des poitrines de fer et des voix d’airain. Les héros sont nos confrères ; un vers sublime est, dans l’ordre de l’harmonie, ce qu’un coup d’audace souveraine est dans le grand jeu des batailles. En quel affadissement notre art est tombé ! La vieille lyre est brisée. Notre vers, où se répercutaient mille tonnerres, est changé en une crécelle, au son âpre, sec et dur. Je veux, pour ce siècle naissant, un poète sonore, qui sache rendre la plainte immense de la terre s’élevant dans l’infini. Je veux entendre dans ses vers l’écho des bruits qui entourèrent son berceau, les éclats de la foudre se mêlant aux rugissements profonds du volcan, le bourdon du Notre-Dame accompagné du canon, de la trompette et du tambour.
RACINE.
J’y demande l’âme aussi, cher Corneille. Le poète que tu veux grand et sonore, je le veux tendre et bon. Je veux qu’il sache nous dire ce qu’il y a dans les larmes et les prières d’une femme. Autrefois, quand mademoiselle de Champmeslé pleurait pour moi, j’étais trop touché pour analyser ses larmes. J’aime plus que jamais ma Bérénice ; je crois que les sentiments simples et grands se suffisent ; mais j’admets toutes les variations à l’éternel duo de l’amour. Les trésors de charme, de douceur, de bonté, de tendresse qui sont dans le coeur de la femme, sont des mines d’or qu’on n’épuisera jamais. Oh ! qui saura sonder à nouveau cet abîme ? Qui saura nous rendre l’amante, la jeune fille, l’épouse, la mère ? Qui portera une main à la fois sûre et tremblante sur ces mystères, où est le secret de toute sagesse ? Mon voeu est pour un poète de coeur, dussent ses accents être aussi différents qu’on voudra des miens. Ne me crois pas insensible aux luttes des géants qui se disputent le sort du monde. Mais je ne veux pas d’une France à l’âme desséchée. Je veux que le coeur et l’imagination aient leur revanche. Je salue le jour où se rouvrira la source des pleurs. (Pendant ces derniers mots, Boileau s’est approché.) Ah ! voici Boileau. Il règne, dit-on, à l’heure présente. Lui, du moins, doit, être content.
BOILEAU.
Content de ceux qui me trahissent, faussent ma doctrine, me comprennent mal !.. Ton âme virginale, cher Racine, est seule capable de telles illusions. Triste est vraiment notre sort, à nous autres immortels ! Nous avons l’air de dire éternellement ce que nous avons dit pour un moment passager. Le monde change, et nos livres ne changent pas. Il y a des gens qui prétendent nous continuer et, être pour nous plus que nous ne le sommes nous-mêmes. On fait avec nos écrits la guerre à ce que nous aimons. Ceux qui nous combattent se trouvent souvent être ceux que nous soutiendrions s’il nous était donné de remonter sur la terre des vivants.
Voltaire et Diderot, qui n’ont cessé de se promener, s’arrêtent à ce moment.
VOLTAIRE.
Il me semble, Diderot, que Boileau prophétise... Ecoutons.
BOILEAU.
Oui, notre condition, à nous autres morts, est singulière. Nous voyons trop bien ce que nous aurions à changer à nos oeuvres si nous revivions. Une foule de choses que nous croyions impossibles se réalisent. Nous voudrions ajouter une atténuation, corriger une assertion. J’ai eu raison à mon heure ; oui, j’ai eu raison ; je le vois mieux que jamais. Mais un siècle et demi changent tant de choses ! Le champ de l’esprit humain, tel que je croyais le voir de mon jardin d’Auteuil, était un parterre ; maintenant, c’est, le monde entier, avec ses montagnes, ses fleuves et ses forêts. Que de traits j’aurais à ajouter ! Que de points à préciser ! Que de vues à élargir !
VOLTAIRE.
Et moi, donc ! Pauvres morts condamnés à nous taire, nous assistons à notre anatomie, sans pouvoir protester.
BOILEAU.
Surtout, sans pouvoir donner d’explications, cher Voltaire. Je voudrais que le mort soumis à la dissection pût au moins parler. Quand je vois le mal que l’on fait en mon nom, je suis avec ceux qui vont bientôt me combattre. Ce qu’on dira contre moi, je le dirais plus fort encore. Je le rêve, je l’appelle de mes voeux, ce poète haut comme les Alpes, large comme la mer, dont l’âme soit le clavier de L’Univers, la vaste cymbale où tout retentit. Quand éclatera ce clairon de la pensée, quand une école nouvelle, décuplant le champ de la poésie, saura illuminer d’un même rayon l’homme et la nature, oh ! croyez donc qu’alors je sacrifierai volontiers le Mont-Adule et, ses mille roseaux. Le mal qu’on dira de moi, je l’excuse d’avance. L’immortalité rend indulgent. Comme, en cette paix où nous sommes, on est indifférent aux épigrammes, n’est-ce pas ?
Sourire d’assentiment chez tous les immortels.
VOLTAIRE.
Bravo, Nicolas ! Nicolas a toujours raison. Je vais me préparer à de curieuses conversions littéraires. Ma bonne volonté n’a pas de bornes. Savez-vous ce qui se publie de nouveau à Paris en ce moment ? (il reprend le volume sur le fauteuil.) Ecoutez, écoutez... (il lit tout haut.) « Atala, ou les Amours de deux sauvages dans le désert. » (Il éclate de rire.) L’amour, avec le désert pour l’embellir ! Oh ! la bonne idée !
Les ombres témoignent une vive curiosité et se passent le volume.
RACINE.
L’amour est bon partout. Je lirai ce livre avec délice. C’est peut-être le balbutiement de quelque école qui trouvera une forme nouvelle pour le sentiment et la passion. Quand j’étais jeune, je savais par coeur Théagène et Chariclée.
VOLTAIRE.
Que de surprises on me ménage ! Je suis prêt à tout. Ces deux jeunes sauvages m’ont l’air de présager plus d’une équipée. Les Champs-Elysées nous ont tous faits tolérants. J’écouterai avec déférence des paradoxes qui, autrefois, auraient excité ma bile. Ne plaisantons pas trop, cependant. La France poursuit, à travers mille éclipses, une oeuvre de raison et de droit qui importe au monde tout entier. Nous sommes tous subordonnés à cette oeuvre. Fi du génie qui ne sert pas au progrès de la raison et de l’humanité ! Je ne permets pas au poète que j’appelle, moi aussi, de séparer sa cause de celle de la justice et du peuple. Je veux qu’il serve. J’ai plus fait en mon temps que Luther et Calvin. Qu’il fasse plus que moi, et, s’il vit comme moi quatre-vingts ans, que ses cheveux blancs soient glorieux comme les miens ! La sympathie est une des marques du vrai et un des dons de la France. Mon poète laissera à d’autres le dédain du profane vulgaire. Il faut qu’on l’aime ; que d’un bout à l’autre du monde, on s’enquière de ce qu’il pense, de ce qu’il fait ; qu’il fournisse à la pauvre humanité ce dont elle a le plus besoin, un objet d’admiration et de respect. Je veux que ses funérailles soient un signe des temps, que son apothéose soit l’oeuvre des foules. Il commencera par me maudire; que m’importe ! Je suis sûr qu’il finira par m’aimer. La superstition et l’absurdité sont des monstres toujours prêts à ressaisir l’humanité pendant ses heures de sommeil. Il faut des gardes d’élite, veillant toujours. N’est-ce pas, Diderot ?
DIDEROT.
Oui, grand maître; nous eûmes raison. J’aimais la vérité jusqu’à la fièvre; la grande paix de ces lieux m’a calmé. Nos fautes furent celles de l’âge de fer que nous avons traversé. J’entrevois pour l’esprit d’admirables revanches. Ce qu’il y a de clair, c’est qu’un siècle étrange se prépare. Comme je vais l’aimer ! Je ne sais s’il réussira dans toutes ses ambitions ; mais je suis pour ceux qui osent. Audacieux de toute sorte qui remplirez le siècle qui va venir, salut à, vous ! Du cliquetis de vos hardiesses, je vois jaillir mille vérités. Qu’il va nous être doux de contempler ces grandes luttes du sein de notre paix. C’est nous qui agirons dans ce monde; il vivra de nous et par nous. Si vos voeux s’accomplissaient, je vois quatre poètes qui éclaireraient ce siècle de rayons fort divers le poète sublime que veut Corneille, le poète de la pitié que veut Racine, le génie large et profond que rêve Despréaux, le patriarche ami des hommes qu’imagine Voltaire. Quatre poètes de premier ordre en un siècle, c’est beaucoup...
RACINE.
Il n’y a pas de limite aux miracles de l’esprit. Les destinées de la terre sont peut-être réglées par les désirs du ciel.
Camillus entre en hâte.
CAMILLUS.
Le Génie suprême a entendu ce que vous dites, il vous a tous quatre exaucés. Ce jour sera un jour de fête pour la France, un jour où elle saluera une haute image et déposera des couronnes sur un large front. Un nom lumineux m’est apparu. Un seul nom ! Vos quatre poètes sont confondus en un seul génie, qui sera grand, touchant, vaste et bon.
Étonnement de tous.
BOILEAU.
Le Génie suprême fait bien tout ce qu’il fait.
DIDEROT.
Oh ! les belles tempêtes qu’il y aura sous ce crâne ! Quelles fêtes de l’esprit se préparent ! Voilà de quoi tenir le siècle en joie !
CORNEILLE, à Racine.
Ne vous disais-je pas bien, cher frère en harmonie, que cette génération aurait son poète et qu’il y a dans le monde une source intarissable d’amour, de force et de génie... c’est la France !..
Les ombres bienheureuses filent en donnant des marques de contentement, au bruit de la canonnade et du bourdon de Notre-Dame. On entend, dans le lointain, les trompettes qui sonnent :
« La victoire est à nous ! »
FIN
CORNEILLE..............
RACINE.....................
BOILEAU...................
VOLTAIRE.................
DIDEROT ..................
CAMILLUS................
La scène se passe dans le bosquet des Champs-Élysées réservé aux ombres immortelles de la Comédie française : lumière douce et un peu triste. Sol fleuri, prairie d’asphodèles. Deux sièges de marbre antique. Corneille, Racine, Boileau, Voltaire, Diderot, d’autres encore, en costume de leur temps ; toutes les couleurs sont atténuées et fondues en une nuance pâle et blanche, qui fait ressembler les personnages à des ombres, sortes de statues de marbre vivantes. Ils vont et viennent, deux à deux ou en groupes, lentement, causant d’un ton grave. Un petit génie ailé, Camillus, met les bienheureux au courant des choses de la terre et des volontés célestes.
CAMILLUS, en entrant, dépose sur le fauteuil de gauche des livres et une sorte de bulletin.
CAMILLUS.
Nos grands morts vont venir. (Camillus parcourt rapidement le bulletin.) Paris, 1802... Bulletin littéraire : Atala... Bulletin politique : Marengo, Hohenlinden..... (Canonnade sourde dans le lointain.) Même au pays des bienheureux on veut encore entendre les bruits de la terre. Ces ombres immortelles de la Comédie Française, qui ont accoutumé de se réunir ici pour s’entretenir des beautés éternelles, se fatigueraient de leur gloire et de leur paix, si, chaque jour, par l’ordre du Génie suprême, je ne leur apportais les nouvelles de Paris. Ce que j’admire en ces esprits purs, c’est, comme ils restent toujours eux-mêmes, et comme ils se transforment. Les siècles les grandissent, les rassérènent et pourtant les laissent ce qu’ils furent! Moi qui les connais, je sais qu’ils rajeunissent. Ils aiment plus que jamais ce qu’ils aimèrent, et pourtant, l’horizon de leurs pensées s’élargit sans cesse. Ils appellent ceux qui doivent les continuer, ils semblent uniquement préoccupés de l’avenir. Qui sait si les voeux et les pressentiments des génies ne créent pas la réalité ?
Il s’éloigne. Voltaire et Diderot entrent, et se promènent sur le second plan. Voltaire, s’arrête près des livres déposés sur le banc de gauche et feuillette un petit volume en souriant. Corneille et Racine entrent en même temps, et s’assoient sur le banc de droite.
RACINE.
Oui, cette génération nouvelle m’étonne, et je crois qu’en effet j’oublierai les excès (d’il y a dix ans, cher Corneille, en souvenir des héros d’aujourd’hui). J’aimerai ce jeune siècle, sorti du sang et des larmes, et qu’un Dieu inconnu dirige peut-être. Mais dites-moi, grande ombre chérie, n’êtes-vous pas frappé d’une chose ? Le siècle a deux ans, et ses destinées littéraires sont obscures encore. La vie, la chaleur, la lumière semblent s’être retirées de la langue que nous aimons. Cette stérilité ne vous effraie-t-elle pas ?
On entend une canonnade et le chant :
En avant, marchons !
Par delà les monts,
Courons à la victoire !
CORNEILLE.
Oh ! non, cher Racine ; non, âme douce et courtoise. Ce bruit m’est un sûr présage. Une vieille familiarité avec les héros me remplit d’espérance. Les grands siècles se font toujours des poètes dignes d’eux. L’auréole de la poésie et, celle de la gloire sont composées des mêmes rayons. Dans notre cher pays de France, il n’y a jamais eu de victoire sans génie pour la chanter. J’attends beaucoup... (La canonnade redouble.) Oh ! que cela est de bon augure. Il me faut un poète nouveau. Ce qui se passe est grand, et il me semble que ceux qui naîtront dans cet orage auront des poitrines de fer et des voix d’airain. Les héros sont nos confrères ; un vers sublime est, dans l’ordre de l’harmonie, ce qu’un coup d’audace souveraine est dans le grand jeu des batailles. En quel affadissement notre art est tombé ! La vieille lyre est brisée. Notre vers, où se répercutaient mille tonnerres, est changé en une crécelle, au son âpre, sec et dur. Je veux, pour ce siècle naissant, un poète sonore, qui sache rendre la plainte immense de la terre s’élevant dans l’infini. Je veux entendre dans ses vers l’écho des bruits qui entourèrent son berceau, les éclats de la foudre se mêlant aux rugissements profonds du volcan, le bourdon du Notre-Dame accompagné du canon, de la trompette et du tambour.
RACINE.
J’y demande l’âme aussi, cher Corneille. Le poète que tu veux grand et sonore, je le veux tendre et bon. Je veux qu’il sache nous dire ce qu’il y a dans les larmes et les prières d’une femme. Autrefois, quand mademoiselle de Champmeslé pleurait pour moi, j’étais trop touché pour analyser ses larmes. J’aime plus que jamais ma Bérénice ; je crois que les sentiments simples et grands se suffisent ; mais j’admets toutes les variations à l’éternel duo de l’amour. Les trésors de charme, de douceur, de bonté, de tendresse qui sont dans le coeur de la femme, sont des mines d’or qu’on n’épuisera jamais. Oh ! qui saura sonder à nouveau cet abîme ? Qui saura nous rendre l’amante, la jeune fille, l’épouse, la mère ? Qui portera une main à la fois sûre et tremblante sur ces mystères, où est le secret de toute sagesse ? Mon voeu est pour un poète de coeur, dussent ses accents être aussi différents qu’on voudra des miens. Ne me crois pas insensible aux luttes des géants qui se disputent le sort du monde. Mais je ne veux pas d’une France à l’âme desséchée. Je veux que le coeur et l’imagination aient leur revanche. Je salue le jour où se rouvrira la source des pleurs. (Pendant ces derniers mots, Boileau s’est approché.) Ah ! voici Boileau. Il règne, dit-on, à l’heure présente. Lui, du moins, doit, être content.
BOILEAU.
Content de ceux qui me trahissent, faussent ma doctrine, me comprennent mal !.. Ton âme virginale, cher Racine, est seule capable de telles illusions. Triste est vraiment notre sort, à nous autres immortels ! Nous avons l’air de dire éternellement ce que nous avons dit pour un moment passager. Le monde change, et nos livres ne changent pas. Il y a des gens qui prétendent nous continuer et, être pour nous plus que nous ne le sommes nous-mêmes. On fait avec nos écrits la guerre à ce que nous aimons. Ceux qui nous combattent se trouvent souvent être ceux que nous soutiendrions s’il nous était donné de remonter sur la terre des vivants.
Voltaire et Diderot, qui n’ont cessé de se promener, s’arrêtent à ce moment.
VOLTAIRE.
Il me semble, Diderot, que Boileau prophétise... Ecoutons.
BOILEAU.
Oui, notre condition, à nous autres morts, est singulière. Nous voyons trop bien ce que nous aurions à changer à nos oeuvres si nous revivions. Une foule de choses que nous croyions impossibles se réalisent. Nous voudrions ajouter une atténuation, corriger une assertion. J’ai eu raison à mon heure ; oui, j’ai eu raison ; je le vois mieux que jamais. Mais un siècle et demi changent tant de choses ! Le champ de l’esprit humain, tel que je croyais le voir de mon jardin d’Auteuil, était un parterre ; maintenant, c’est, le monde entier, avec ses montagnes, ses fleuves et ses forêts. Que de traits j’aurais à ajouter ! Que de points à préciser ! Que de vues à élargir !
VOLTAIRE.
Et moi, donc ! Pauvres morts condamnés à nous taire, nous assistons à notre anatomie, sans pouvoir protester.
BOILEAU.
Surtout, sans pouvoir donner d’explications, cher Voltaire. Je voudrais que le mort soumis à la dissection pût au moins parler. Quand je vois le mal que l’on fait en mon nom, je suis avec ceux qui vont bientôt me combattre. Ce qu’on dira contre moi, je le dirais plus fort encore. Je le rêve, je l’appelle de mes voeux, ce poète haut comme les Alpes, large comme la mer, dont l’âme soit le clavier de L’Univers, la vaste cymbale où tout retentit. Quand éclatera ce clairon de la pensée, quand une école nouvelle, décuplant le champ de la poésie, saura illuminer d’un même rayon l’homme et la nature, oh ! croyez donc qu’alors je sacrifierai volontiers le Mont-Adule et, ses mille roseaux. Le mal qu’on dira de moi, je l’excuse d’avance. L’immortalité rend indulgent. Comme, en cette paix où nous sommes, on est indifférent aux épigrammes, n’est-ce pas ?
Sourire d’assentiment chez tous les immortels.
VOLTAIRE.
Bravo, Nicolas ! Nicolas a toujours raison. Je vais me préparer à de curieuses conversions littéraires. Ma bonne volonté n’a pas de bornes. Savez-vous ce qui se publie de nouveau à Paris en ce moment ? (il reprend le volume sur le fauteuil.) Ecoutez, écoutez... (il lit tout haut.) « Atala, ou les Amours de deux sauvages dans le désert. » (Il éclate de rire.) L’amour, avec le désert pour l’embellir ! Oh ! la bonne idée !
Les ombres témoignent une vive curiosité et se passent le volume.
RACINE.
L’amour est bon partout. Je lirai ce livre avec délice. C’est peut-être le balbutiement de quelque école qui trouvera une forme nouvelle pour le sentiment et la passion. Quand j’étais jeune, je savais par coeur Théagène et Chariclée.
VOLTAIRE.
Que de surprises on me ménage ! Je suis prêt à tout. Ces deux jeunes sauvages m’ont l’air de présager plus d’une équipée. Les Champs-Elysées nous ont tous faits tolérants. J’écouterai avec déférence des paradoxes qui, autrefois, auraient excité ma bile. Ne plaisantons pas trop, cependant. La France poursuit, à travers mille éclipses, une oeuvre de raison et de droit qui importe au monde tout entier. Nous sommes tous subordonnés à cette oeuvre. Fi du génie qui ne sert pas au progrès de la raison et de l’humanité ! Je ne permets pas au poète que j’appelle, moi aussi, de séparer sa cause de celle de la justice et du peuple. Je veux qu’il serve. J’ai plus fait en mon temps que Luther et Calvin. Qu’il fasse plus que moi, et, s’il vit comme moi quatre-vingts ans, que ses cheveux blancs soient glorieux comme les miens ! La sympathie est une des marques du vrai et un des dons de la France. Mon poète laissera à d’autres le dédain du profane vulgaire. Il faut qu’on l’aime ; que d’un bout à l’autre du monde, on s’enquière de ce qu’il pense, de ce qu’il fait ; qu’il fournisse à la pauvre humanité ce dont elle a le plus besoin, un objet d’admiration et de respect. Je veux que ses funérailles soient un signe des temps, que son apothéose soit l’oeuvre des foules. Il commencera par me maudire; que m’importe ! Je suis sûr qu’il finira par m’aimer. La superstition et l’absurdité sont des monstres toujours prêts à ressaisir l’humanité pendant ses heures de sommeil. Il faut des gardes d’élite, veillant toujours. N’est-ce pas, Diderot ?
DIDEROT.
Oui, grand maître; nous eûmes raison. J’aimais la vérité jusqu’à la fièvre; la grande paix de ces lieux m’a calmé. Nos fautes furent celles de l’âge de fer que nous avons traversé. J’entrevois pour l’esprit d’admirables revanches. Ce qu’il y a de clair, c’est qu’un siècle étrange se prépare. Comme je vais l’aimer ! Je ne sais s’il réussira dans toutes ses ambitions ; mais je suis pour ceux qui osent. Audacieux de toute sorte qui remplirez le siècle qui va venir, salut à, vous ! Du cliquetis de vos hardiesses, je vois jaillir mille vérités. Qu’il va nous être doux de contempler ces grandes luttes du sein de notre paix. C’est nous qui agirons dans ce monde; il vivra de nous et par nous. Si vos voeux s’accomplissaient, je vois quatre poètes qui éclaireraient ce siècle de rayons fort divers le poète sublime que veut Corneille, le poète de la pitié que veut Racine, le génie large et profond que rêve Despréaux, le patriarche ami des hommes qu’imagine Voltaire. Quatre poètes de premier ordre en un siècle, c’est beaucoup...
RACINE.
Il n’y a pas de limite aux miracles de l’esprit. Les destinées de la terre sont peut-être réglées par les désirs du ciel.
Camillus entre en hâte.
CAMILLUS.
Le Génie suprême a entendu ce que vous dites, il vous a tous quatre exaucés. Ce jour sera un jour de fête pour la France, un jour où elle saluera une haute image et déposera des couronnes sur un large front. Un nom lumineux m’est apparu. Un seul nom ! Vos quatre poètes sont confondus en un seul génie, qui sera grand, touchant, vaste et bon.
Étonnement de tous.
BOILEAU.
Le Génie suprême fait bien tout ce qu’il fait.
DIDEROT.
Oh ! les belles tempêtes qu’il y aura sous ce crâne ! Quelles fêtes de l’esprit se préparent ! Voilà de quoi tenir le siècle en joie !
CORNEILLE, à Racine.
Ne vous disais-je pas bien, cher frère en harmonie, que cette génération aurait son poète et qu’il y a dans le monde une source intarissable d’amour, de force et de génie... c’est la France !..
Les ombres bienheureuses filent en donnant des marques de contentement, au bruit de la canonnade et du bourdon de Notre-Dame. On entend, dans le lointain, les trompettes qui sonnent :
« La victoire est à nous ! »
FIN