Prosper Eve, Professeur d'histoire à l'Université de La Réunion et président de l'Association historique internationale de l'océan Indien nous éclaire sur les rites funéraires* consacrés aux esclaves de l'Île de la Réunion. Il contredit la thèse défendue par les promoteurs de la Maison des Civilisations et de l'Unité Réunionnaise (MCUR) selon laquelle les esclaves n’auraient, localement, jamais eu de sépulture.
Les esclaves ont-ils reçu une sépulture ? La réponse est évidemment oui, et cela pour deux raisons bien simples. Premièrement, l’incinération n’a pas eu cours à la Réunion et deuxièmement, les cadavres des esclaves n’ont pas été jetés systématiquement à la mer. De plus, s’il est un domaine que l’Etat doit contrôler en tous temps, c’est bien la mort.
Si l’Etat se montre laxiste et n’exige pas la déclaration des décès et le contrôle des inhumations, les colons auraient toute latitude pour se livrer à tous les excès. Ils se permettraient de tuer tous ceux qui les insupportent sans avoir à rendre des comptes à quiconque. De plus, s’il est une déclaration que les propriétaires d’esclaves ont intérêt à faire, c’est bien la déclaration des décès afin de ne plus payer un impôt pour un esclave mort qui ne rapporte plus rien. Alors où se trouvent les tombes des esclaves ? Pour la plupart, elles sont dans les cimetières côtiers actuels. Les traditions orales sont formelles à ce sujet. Un exemple suffit à étayer notre propos. Avant que le président Mitterrand n’officialise la fête du 20 Décembre, le communiste Lusinier à Sainte-Rose avait l’habitude d’aller fleurir la tombe de ses parents où reposaient ses ancêtres esclaves (Bertrandi, Lusinier, Médéa) le jour de l’abolition de l’esclavage. Il a conservé cette tradition jusqu’à sa mort.
Sous le majorat du communiste Ary Payet, cette cérémonie privée a pris un caractère officiel. La documentation écrite confirme le témoignage de M. Lusinier. A l’époque de l’esclavage, chaque cimetière était divisé en deux parties séparées par un mur muni d’une porte : une pour les Blancs et les gens libres et une autre pour les esclaves. Ce mur a été démoli après l’abolition de l’esclavage. Lors du cyclone Gamède, c’est bien la partie réservée aux esclaves qui a été mise au jour par la forte houle dans le cimetière marin de Saint-Paul. Evidemment, dans la partie des libres, une zone était réservée à ceux qui n’étaient pas baptisés. Il en est de même pour les esclaves.
Parfois, les non baptisés pouvaient être inhumés à l’extérieur dans un cimetière séparé. A Saint-Denis, il existe un cimetière des malabars. A Saint-Paul, pendant un court moment, les esclaves non baptisés ont leur propre lieu d’inhumation. Il faut admettre que l’essentiel ne se voit pas qu’avec les yeux. L’absence de traces matérielles ne doit pas être exploitée à charge et abusivement pour prétendre le contraire. L’esclave étant considéré comme un meuble et travaillant sans recevoir de salaire, personne ne peut honnêtement s’attendre à ce qu’il puisse assurer sa survie après sa mort, acheter une grande concession pour y construire un riche tombeau en pierre résistant à l’usure du temps. Les rares matériaux utilisables par l’esclave pour singulariser sa tombe sont des galets, des morceaux de bois, qui ne peuvent pas résister à l’usure du temps. Personne ne peut faire croire non plus que les maîtres auraient pu dépenser de l’argent pour élever des tombeaux à leurs esclaves, car 80% des propriétaires d’esclaves étaient pauvres, eux aussi sont bien absents dans les cimetières d’aujourd’hui.
Après l’abolition de l’esclavage, les affranchis continuent à enterrer leurs nouveaux morts là où ils avaient inhumé leurs anciens morts à l’époque de l’esclavage, ou dans la partie réservée autrefois aux esclaves puisqu’au lendemain du 20 décembre, cette société reste cloisonnée. Cela veut dire que pour toutes les familles de descendants d’affranchis de 1848 leurs aînés esclaves sont bien dans les tombes familiales actuelles, et dans la partie autrefois réservée aux esclaves. Les cimetières créés après le 20 décembre 1848 contiennent forcément les restes des anciens esclaves morts après ce grand événement historique. Donc, les esclaves et leurs descendants sont bien dans tous les cimetières actuels. Soulignons ici, qu’après l’abolition de l’esclavage, certains maîtres ont inhumé leurs anciens esclaves dans leur tombeau familial. Les exemples ne manquent pas. La tradition orale fait parfois état de cimetières d’habitation dans la partie haute sur entente des colons, pour éviter les pertes de temps pour enterrer un mort. C’est le cas à Saint-Gilles-les-Hauts du cimetière du barreau Mangar.
En l’état actuel de la recherche, aucun texte officiel ne permet de valider celle-ci. Son existence suppose une autorisation officielle des autorités municipales, or, ces documents sont pour l’heure inexistants. Que dire des esclaves marrons ? Les esclaves qui décident d’aller en marronnage ne cherchent pas à ruiner leurs maîtres. Ils tentent d’apporter une réponse au problème le plus perturbant sur le plan psychologique, la désancestrisation. En abordant l’île, leur plus gros souci est de mourir loin de leurs ancêtres, de ne pas être inhumés à proximité du tombeau ancestral. Quand ils partent en marronnage, ce n’est pas pour mourir abandonnés comme des chiens. Non, c’est pour tenter de reconstituer un tombeau ancestral et d’éviter l’errance de l’âme après la mort. Cela signifie qu’ils ont bien inhumé leurs morts. L’existence de chambres sépulcrales est avérée. Les marrons ont institué un culte collectif rendu au chef, faute de moyens pour organiser un culte individuel. Après le passage des chasseurs de marrons, ils ne pouvaient pas laisser les morts se décomposer à l’air libre. Ils les ont rassemblés dans leur lieu de sépulture. Quand ils partent dans les Hauts ce n’est pas seulement pour fuir les habitations côtières, mais avant tout pour honorer le rituel funéraire. Un point, c’est tout. En ce qui concerne les marrons non pris en charge par les marrons organisés en société et morts d’inanition ou de froid, dans des lieux imprévus, ils étaient certes abandonnés à eux-mêmes. Mais lorsque leurs restes étaient découverts par des passants, esclave ou non, ceux-ci s’empressaient de leur donner une sépulture, puis d’y déposer une branche, une feuille, une fleur récupérée dans le décor. Ainsi se forment en ces endroits des tumuli de branchages, de fleurs. Les ouvriers de forêt de la fin du XIXème siècle, vrais passeurs de mémoire, rapportaient que celui qui creusait la fosse et qui trouvait une racine en forme de croix avait la preuve que le défunt était satisfait de son geste ; il devait conserver cette racine comme un précieux talisman. Celui-ci avait la vertu de le protéger dans les situations difficiles, et notamment face au patron. Il pouvait même le rendre invisible
CLICANOO.COM | Publié le 31 décembre 2009
http://www.granddebat.fr/index.php?option=com_content&view=article
&id=53:prosper-eve--des-esclaves-sans-sepulture-&catid=42:debat
Si l’Etat se montre laxiste et n’exige pas la déclaration des décès et le contrôle des inhumations, les colons auraient toute latitude pour se livrer à tous les excès. Ils se permettraient de tuer tous ceux qui les insupportent sans avoir à rendre des comptes à quiconque. De plus, s’il est une déclaration que les propriétaires d’esclaves ont intérêt à faire, c’est bien la déclaration des décès afin de ne plus payer un impôt pour un esclave mort qui ne rapporte plus rien. Alors où se trouvent les tombes des esclaves ? Pour la plupart, elles sont dans les cimetières côtiers actuels. Les traditions orales sont formelles à ce sujet. Un exemple suffit à étayer notre propos. Avant que le président Mitterrand n’officialise la fête du 20 Décembre, le communiste Lusinier à Sainte-Rose avait l’habitude d’aller fleurir la tombe de ses parents où reposaient ses ancêtres esclaves (Bertrandi, Lusinier, Médéa) le jour de l’abolition de l’esclavage. Il a conservé cette tradition jusqu’à sa mort.
Sous le majorat du communiste Ary Payet, cette cérémonie privée a pris un caractère officiel. La documentation écrite confirme le témoignage de M. Lusinier. A l’époque de l’esclavage, chaque cimetière était divisé en deux parties séparées par un mur muni d’une porte : une pour les Blancs et les gens libres et une autre pour les esclaves. Ce mur a été démoli après l’abolition de l’esclavage. Lors du cyclone Gamède, c’est bien la partie réservée aux esclaves qui a été mise au jour par la forte houle dans le cimetière marin de Saint-Paul. Evidemment, dans la partie des libres, une zone était réservée à ceux qui n’étaient pas baptisés. Il en est de même pour les esclaves.
Parfois, les non baptisés pouvaient être inhumés à l’extérieur dans un cimetière séparé. A Saint-Denis, il existe un cimetière des malabars. A Saint-Paul, pendant un court moment, les esclaves non baptisés ont leur propre lieu d’inhumation. Il faut admettre que l’essentiel ne se voit pas qu’avec les yeux. L’absence de traces matérielles ne doit pas être exploitée à charge et abusivement pour prétendre le contraire. L’esclave étant considéré comme un meuble et travaillant sans recevoir de salaire, personne ne peut honnêtement s’attendre à ce qu’il puisse assurer sa survie après sa mort, acheter une grande concession pour y construire un riche tombeau en pierre résistant à l’usure du temps. Les rares matériaux utilisables par l’esclave pour singulariser sa tombe sont des galets, des morceaux de bois, qui ne peuvent pas résister à l’usure du temps. Personne ne peut faire croire non plus que les maîtres auraient pu dépenser de l’argent pour élever des tombeaux à leurs esclaves, car 80% des propriétaires d’esclaves étaient pauvres, eux aussi sont bien absents dans les cimetières d’aujourd’hui.
Après l’abolition de l’esclavage, les affranchis continuent à enterrer leurs nouveaux morts là où ils avaient inhumé leurs anciens morts à l’époque de l’esclavage, ou dans la partie réservée autrefois aux esclaves puisqu’au lendemain du 20 décembre, cette société reste cloisonnée. Cela veut dire que pour toutes les familles de descendants d’affranchis de 1848 leurs aînés esclaves sont bien dans les tombes familiales actuelles, et dans la partie autrefois réservée aux esclaves. Les cimetières créés après le 20 décembre 1848 contiennent forcément les restes des anciens esclaves morts après ce grand événement historique. Donc, les esclaves et leurs descendants sont bien dans tous les cimetières actuels. Soulignons ici, qu’après l’abolition de l’esclavage, certains maîtres ont inhumé leurs anciens esclaves dans leur tombeau familial. Les exemples ne manquent pas. La tradition orale fait parfois état de cimetières d’habitation dans la partie haute sur entente des colons, pour éviter les pertes de temps pour enterrer un mort. C’est le cas à Saint-Gilles-les-Hauts du cimetière du barreau Mangar.
En l’état actuel de la recherche, aucun texte officiel ne permet de valider celle-ci. Son existence suppose une autorisation officielle des autorités municipales, or, ces documents sont pour l’heure inexistants. Que dire des esclaves marrons ? Les esclaves qui décident d’aller en marronnage ne cherchent pas à ruiner leurs maîtres. Ils tentent d’apporter une réponse au problème le plus perturbant sur le plan psychologique, la désancestrisation. En abordant l’île, leur plus gros souci est de mourir loin de leurs ancêtres, de ne pas être inhumés à proximité du tombeau ancestral. Quand ils partent en marronnage, ce n’est pas pour mourir abandonnés comme des chiens. Non, c’est pour tenter de reconstituer un tombeau ancestral et d’éviter l’errance de l’âme après la mort. Cela signifie qu’ils ont bien inhumé leurs morts. L’existence de chambres sépulcrales est avérée. Les marrons ont institué un culte collectif rendu au chef, faute de moyens pour organiser un culte individuel. Après le passage des chasseurs de marrons, ils ne pouvaient pas laisser les morts se décomposer à l’air libre. Ils les ont rassemblés dans leur lieu de sépulture. Quand ils partent dans les Hauts ce n’est pas seulement pour fuir les habitations côtières, mais avant tout pour honorer le rituel funéraire. Un point, c’est tout. En ce qui concerne les marrons non pris en charge par les marrons organisés en société et morts d’inanition ou de froid, dans des lieux imprévus, ils étaient certes abandonnés à eux-mêmes. Mais lorsque leurs restes étaient découverts par des passants, esclave ou non, ceux-ci s’empressaient de leur donner une sépulture, puis d’y déposer une branche, une feuille, une fleur récupérée dans le décor. Ainsi se forment en ces endroits des tumuli de branchages, de fleurs. Les ouvriers de forêt de la fin du XIXème siècle, vrais passeurs de mémoire, rapportaient que celui qui creusait la fosse et qui trouvait une racine en forme de croix avait la preuve que le défunt était satisfait de son geste ; il devait conserver cette racine comme un précieux talisman. Celui-ci avait la vertu de le protéger dans les situations difficiles, et notamment face au patron. Il pouvait même le rendre invisible
CLICANOO.COM | Publié le 31 décembre 2009
http://www.granddebat.fr/index.php?option=com_content&view=article
&id=53:prosper-eve--des-esclaves-sans-sepulture-&catid=42:debat