Egypte : Quand morts et vivants se partagent les cimetières. Au Caire, près de deux millions de personnes habitent dans les tombeaux d'anciennes familles mameloukes et ottomanes. Difficilement identifiables, les cimetières*prennent vie et se fondent dans la ville.
S'il est un pays où quotidiennement, depuis des millénaires, la vie côtoie la mort*, c'est bien l'Egypte. Les pyramides en témoignent, tombes des dieux-rois pharaons, aménagées et meublées à l'image de leur demeure, aujourd'hui lieu de détente et de pique-nique prisé des Cairotes. Si les rites funéraires et l'interprétation de la mort ont évolué au fil des siècles et au gré des religions, la tradition des tombeaux s'est perpétuée durant les périodes mamelouke, ottomane et contemporaine. Ainsi au Caire, les cimetières se succèdent à l'infini : Bassatine, Al Darassa, Sayda Nafissa, Sayda Aïcha, Bab el Nasr... et la richesse architecturale des mausolées renseigne encore aujourd'hui sur le rang social des morts qu'ils abritent.
Pourtant, le visiteur qui ignore l'emplacement exact de ces nécropoles aura du mal à les identifier, villes dans la ville, aux murs ocres dévorés par la poussière, aux ruelles encombrées, retentissant des klaxons impatients et de la sono des cafés, au linge étendu entre deux portes, aux chiens indolents, à peine troublés par le vendeur de figues qui harangue le quartier. Parce qu'au Caire, les vivants ont colonisé les cimetières - du moins les carrés les plus anciens - et c'est là sans doute la conséquence la plus spectaculaire de la crise qui ronge le pays.
Ils seraient près de deux millions à avoir investi, faute de meilleur abri, ces espaces dédiés aux morts. Venus de Haute-Egypte ou de la région de Suez, chassés par l'avancée du désert et par les guerres, ils cohabitent, depuis plusieurs générations parfois, avec les morts d'anciennes familles nobles, vivant dans les pièces où elles veillaient et priaient.
Chaque cimetière est structuré par quartiers, chaque quartier comprenant plusieurs tombeaux et possédant son croque-mort (tourabi), chargé de l'entretien des lieux. Le mu'allem (patron) est, lui, responsable des vivants et règne en maître incontesté sur quatre ou cinq quartiers. A la fois agent immobilier et gardien, il encaisse les loyers de ces tombes-maisons (dix à vingt francs par mois selon la superficie) et perçoit en plus un pas de porte qui lui garantit de très confortables revenus.
La plupart des habitants vivent dans des mausolées ou des caveaux, parfois sous un toit de fortune soutenu par deux énormes pierres tombales. Le mobilier est souvent sommaire. Cuisine, salle à manger et chambre se confondent dans une même pièce de cinq ou six mètres carrés. Une simple natte de paille fait aussi bien office de lit que de table. En dessous, la chambre funéraire où sont enterrés les morts. Quelques familles disposent de toilettes et d'une salle de bain dans une tombe voisine ; les plus pauvres se contentent du filet d'eau d'un robinet gratuit. L'eau et le tout à l'égout sont donc loin d'être généralisés, mais la télévision est omniprésente. Pour quelques centimes par mois, les habitants des quartiers limitrophes acceptent de poser une bretelle sur leur compteur électrique et éclairent ainsi la nécropole, lorsqu'à la nuit tombée, cesse le brouhaha des vivants. Au petit matin, c'est le chant du coq qui éveille le cimetière et la vie reprend. Exceptés quelques jours par an, lors des grandes fêtes religieuses. Le cimetière redevient alors ville morte. Les habitants le rendent aux familles qui souhaitent se recueillir sur la tombe*de leurs défunts ou aux curieux qui viennent visiter le monument funéraire de quelque éminent pacha ottoman. Quelques locataires sont autorisés à rester : depuis bien longtemps, tout le monde a oublié le nom de ceux qui gisent sous leur logis...