L'Encyclopédie sur la mort


Charybde et Scylla

Homère

Un grande espace du chant XII de l'Odyssée est occupé par le dialogue entre Circé et Ulysse, suivi du récit d'Ulysse de la rencontre avec les deux écueils Charybde et Scylla, tourbillon et rocher, situés dans l'actuel détroit de Messine qui sépare la Sicile de l'Italie. Fort des avertissements de Circé et de l'aide ses compagnons, Ulysse a lutté contre les vagues d'une mer déchaînés. Ainsi, réussi-t-il à survivre. L'expression «aller (tomber) de Charybde en Scylla» signifie: «n’échapper à un danger que pour se frotter à un autre encore plus grave». «Charybde symbolise le "tout ou rien", la mort pour tous ou la vie pour tous, selon un jeu de probabilité. Et Scylla incarne la mort certaine pour une partie de l’équipage, mais la vie pour les autres. Il s’agit d’un choix entre le sacrifice calculé ou l’avenir aléatoire de la vie de tous.» (Wikipedia: «Charybde et Scylla»). Dans L'Oeuvre au Noir, Marguerite Yourcenar* identifie Charybde à l'idolâtrie («les aberrations romaines») et Scylla à la révolte, «la forêt des sectes»: «L'idolâtrie était Charybde, mais la révolte, la misère, le danger et l'abjection Scylla» (récit du tiraillement religieux dont Martha est intérieurement la proie dans la maison des Fugger de Cologne, L'Oeuvre au Noir, Paris, Gallimard, 1968, p. 108-133).
Louise Prescott, UQAM
Louise Prescot, «De Charybde à Scylla»*


Chant XII

[Circé:]«Scylla pousse d'affreux rugissements, sa voix est semblable à celle d'un jeune lion ; et personne ne se réjouit à la vue de ce monstre terrible, pas même un dieu ! Scylla possède douze griffes horribles et six cous d'une longueur démesurée ; à chacun d'eux est attachée une tête effrayante où paraît une triple rangée de dents serrées et nombreuses, sur lesquelles siège le noir trépas. Le milieu de son corps est plongé dans la vaste caverne, ce monstre ne fait sortir du gouffre que ses têtes hideuses ; il les promène autour de l'écueil, puis saisit et dévore les dauphins, les chiens de mer et les énormes baleines que nourrit par milliers la bruyante Amphitrite. Aucun nautonnier ne se glorifie d'avoir échappé sain et sauf aux fureurs de ce monstre terrible, car Scylla saisit toujours un homme par chacune de ses têtes et l'enlève de son navire à la proue azurée.

101. Ulysse, l'autre écueil que tu verras est plus bas, très près de l'autre, et à la portée des flèches. A son sommet s'élève un figuier chargé de feuilles ; au-dessous de ce figuier est la formidable Charybde, qui engloutit sans cesse l'onde noire : trois fois par jour et elle la rejette, et trois fois encore elle l'avale en poussant des mugissements effroyables. Qu'il ne t'arrive donc point de passer en ces lieux lorsque Charybde absorbe les eaux de la mer ; car nul ne pourrait t'arracher à la mort, pas même le puissant Neptune. Rapproche-toi de Scylla et dirige ton navire en effleurant l'écueil. Il vaut mieux regretter six compagnons que de les voir périr tous ensemble. »

111. J'adresse aussitôt à Circé ces paroles :
« Déesse, dis-moi toute la vérité. Si j'évite la funeste Charybde, pourrai-je combattre l'autre monstre quand il attaquera mes guerriers ? »

115. La plus noble des déesses me répond en ces termes :

«Malheureux, tu songes donc encore aux fatigues et aux périls de la guerre ! Quoi ! tu ne veux point le céder aux dieux mêmes ! Sache donc alors que Scylla ne peut être privée de la vie : elle est immortelle. Scylla est un monstre terrible, sauvage, cruel, qu'on ne peut combattre ; il est impossible de se défendre contre elle, et le plus sûr est de fuir. Si tu restes auprès de Scylla pour lutter avec elle, je crains bien que, s'élançant de nouveau, elle n'engloutisse autant de guerriers qu'elle a de têtes. Navigue donc avec vitesse, en implorant la mère de Scylla, Cratais, qui donna le jour à ce fléau ; elle empêchera peut-être le monstre de s'élancer sur vous tous.»

[...]

234. Enfin nous entrons en gémissant dans le détroit. D'un côté se trouve Scylla, et de l'autre la redoutable Charybde qui dévore avec fracas l'onde amère. Quand celle-ci vomit les vagues qu'elle vient d'engloutir, la mer murmure en bouillonnant comme l'eau d'un bassin placé sur un ardent foyer, et l'écume jaillit dans les airs jusque sur les sommets élevés des deux écueils. Mais lorsque Charybde absorbe l'onde, la mer se creuse avec bruit ; les flots se brisent en mugissant autour du rocher, et dans le fond de l'abîme la terre laisse apparaître une arène bleuâtre : mes compagnons sont saisis d'épouvante. Tandis qu'en redoutant le trépas nos yeux sont fixés sur Charybde, Scylla enlève de mon navire six nautonniers renommés et par la force de leurs bras et par leur mâle courage. Alors, portant mes regards sur mon navire, je n'aperçois plus ces compagnons fidèles, mais je vois leurs pieds et leurs mains s'agitant dans les airs. Ces guerriers m'implorent tour à tour et m'appellent pour la dernière fois ! — Lorsque, sur un roc élevé, le pêcheur, armé d'un long roseau, prépare un appât trompeur aux faibles habitants des ondes, il lance dans la mer la corne d'un bœuf sauvage, et bientôt il enlève un poisson palpitant qu'il jette ensuite sur le sable : ainsi mes chers compagnons sont enlevés tout palpitants et précipités ensuite contre le rocher ! Tandis que ces infortunés me tendent les bras en poussant des cris déchirants le monstre les dévore devant sa caverne. Jamais, en parcourant les plaines humides de l'Océan, un si triste spectacle ne s'offrit à mes regards !...

259. Après avoir évité les écueils de Charybde et de Scylla, nous apercevons l'île superbe du dieu du jour ; c'est là que sont les belles génisses au large front et les nombreuses brebis du Soleil, fils d'Hypérion. Pendant que j'étais encore sur mon navire, voguant au milieu des eaux, j'entends le rugissement des génisses et le bêlement des moutons. Alors je me rappelle les paroles du devin aveugle, le Thébain Tirésias, et celles de Circé, fille d'Ea. Tirésias et Circé me recommandèrent de fuir l'île du Soleil, du dieu qui porte la joie dans le cœur des hommes.

http://remacle.org/bloodwolf/poetes/homere/odyssee/livre12.htm

*IMAGE: Louise Prescot DE CHARYBDE EN SCYLLA
En 1988, je mis en oeuvre un projet intitulé «De Charybde en Scylla», présenté dans le cadre du Symposium International de la Jeune Peinture au Canada de Baie Saint-Paul. Jeune artiste. J'y décrivais, non sans humour, la pratique artistique comme une série d’aventures: je m’identifiais alors à Ulysse l’explorateur, à son goût du risque et à la mise en péril que constituait l’acte de création artistique.
Texte intégral:
www.unites.uqam.ca/ grep/images/pres01gra.jpg
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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