Dans son livre L'invention du quotidien. L'art de faire (Paris, Gallimard, «Folio»,1990), Michel de Certeau décrit fort bien le caractère dérangeant du mourant dont la seule présence est en non-conformité avec les valeurs occidentales du travail et de l'intervention et s'oppose aux critères de l'efficacité et de la beauté. Le cri disgracieux du mourant est réduit au silence, car il perturbe l'ordre de la cité et menace le pouvoir de la science et de la technologie. Depuis 1990, la mentalité des infirmières et infirmiers a évolué beaucoup. car ceux-ci sont devenus généralement plus proches des besoins et des attentes des mourants. Les médecins, eux aussi, ont perdu un peu de leur triomphalisme, ils exercent leur pouvoir avec un peu plus d'humilité, mais ils demeurent encore très distants à l'égard de la sensibilité de celui qui va mourir. Les soins palliatifs* sont sans doute à l'origine de cette transformation des mentalités. Reste que là aussi, certaines techniques du contrôle des douleurs favorisent plutôt le sommeil des mourants et leur enlèvent leur autonomie et leur lucidité. La «bonne mort» que les soins palliatifs préconisent nous paraît parfois trop douce, voire même trop docile et trop conforme à l'image du «bon» mourant qui meurt serein et tranquille, sans du tout mettre en cause une idéologie de la mort qui ne convient pas aux esprits libres.
Autour du mourant, le personnel de l'hôpital se retire. «Syndrome de fuite de la part des médecins et des infirmières.» La mise à distance est accompagnée de consignes dont le vocabulaire met déjà le vivant dans la position du mort: «Il a besoin de se reposer... Laissez le dormir.» Il faut que le mourant reste calme et en repos. Au-delà des soins et des calmants nécessaires au malade, cette consigne met en cause l'impossibilité, pour l'entourage, de supporter l'énonciation de l'angoisse, du désespoir ou de la douleur: il ne faut pas que cela se dise.
Les mourants sont des proscrits (outcasts) parce qu'ils sont les déviants de l'institution organisée par et pour la conservation de la vie. Un «deuil anticipé», phénomène de rejet institutionnel, les case à l'avance dans la «chambre de la mort»; il les enveloppe de silence ou, pire, de mensonges protégeant les vivants contre la voix qui briserait cette clôture pour crier: «Je vais mourir.» Ce cri produirait un embarrrassingly graceless dying. Le mensonge («mais non, ça va aller mieux») est une assurance contre la communication. Car la parole interdite, si elle survenait, trahirait la lutte qui mobilise l'hôpital et qui, supposant que soigner veut dire guérir, ne veut pas savoir l'échec; elle serait blasphématoire.
Bien plus, mort en sursis, le mourant tombe hors du pensable, qui s'identifie à ce qu'on peut faire. En sortant du champ que circonscrivent des possibilités d'intervention, il entre dans une région d'insignifiance. Rien n'est dicible là où rien ne peut être fait. Avec l'oisif, plus que lui, le mourant est l'immoral: l'un, sujet qui ne travaille pas; l'autre, objet qui ne s'offre même plus à un travail; tous deux intolérables dans une société où la disparition des sujets est partout compensée et camouflée par la multiplication des tâches. Il a fallu le nazisme, logique dans son totalitarisme technocratique, pour traiter les morts et faire passer à des procédures de rentabilisation la limite que leur oppose, inerte, le cadavre.
Dans cette combinaison entre des sujets sans action et des opérations sans auteur, entre l'angoisse des individus et l'administration des pratiques, le mourant ramène la question du sujet à l'extrême frontière de l'inaction, là où elle est le plus impertinente et le moins supportable. Chez nous, l'absence de travail, c'est le non-sens; il faut l'éliminer pour que se poursuive le discours qui inlassablement articule des tâches et qui construit le récit occidental du «il y a toujours quelque chose à faire». Le mourant est le lapsus de ce discours. Il est, il ne peut être qu'ob-scène. Donc censuré, privé de langage, enveloppé d'un linceul de silence: innommable.
Les mourants sont des proscrits (outcasts) parce qu'ils sont les déviants de l'institution organisée par et pour la conservation de la vie. Un «deuil anticipé», phénomène de rejet institutionnel, les case à l'avance dans la «chambre de la mort»; il les enveloppe de silence ou, pire, de mensonges protégeant les vivants contre la voix qui briserait cette clôture pour crier: «Je vais mourir.» Ce cri produirait un embarrrassingly graceless dying. Le mensonge («mais non, ça va aller mieux») est une assurance contre la communication. Car la parole interdite, si elle survenait, trahirait la lutte qui mobilise l'hôpital et qui, supposant que soigner veut dire guérir, ne veut pas savoir l'échec; elle serait blasphématoire.
Bien plus, mort en sursis, le mourant tombe hors du pensable, qui s'identifie à ce qu'on peut faire. En sortant du champ que circonscrivent des possibilités d'intervention, il entre dans une région d'insignifiance. Rien n'est dicible là où rien ne peut être fait. Avec l'oisif, plus que lui, le mourant est l'immoral: l'un, sujet qui ne travaille pas; l'autre, objet qui ne s'offre même plus à un travail; tous deux intolérables dans une société où la disparition des sujets est partout compensée et camouflée par la multiplication des tâches. Il a fallu le nazisme, logique dans son totalitarisme technocratique, pour traiter les morts et faire passer à des procédures de rentabilisation la limite que leur oppose, inerte, le cadavre.
Dans cette combinaison entre des sujets sans action et des opérations sans auteur, entre l'angoisse des individus et l'administration des pratiques, le mourant ramène la question du sujet à l'extrême frontière de l'inaction, là où elle est le plus impertinente et le moins supportable. Chez nous, l'absence de travail, c'est le non-sens; il faut l'éliminer pour que se poursuive le discours qui inlassablement articule des tâches et qui construit le récit occidental du «il y a toujours quelque chose à faire». Le mourant est le lapsus de ce discours. Il est, il ne peut être qu'ob-scène. Donc censuré, privé de langage, enveloppé d'un linceul de silence: innommable.