Dans un de ses derniers écrits, Crevel commente le poème de Paul Eluard La Rose publique en présentant la femme* comme le symbole de l'imagination créatrice et de la révolution prolétaire.
Le livre que Paul Eluard* nous offre aujourd'hui s'appelle la Rose publique. La rose est le symbole du sexe féminin. La femme se trouve donc rendue à la liberté* au regard, à la ferveur de l'homme, de tous les hommes, par le poète dont la critique très justement s'accorde à reconnaître que, depuis Baudelaire*, il a écrit les plus beaux vers d'amour de la langue française.
Mais, pour Baudelaire, la rencontre la plus magnifique ne pouvait être qu'une défense faite marbre:
Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Éternel et muet ainsi que la matière.
Si nulle porte ne s'ouvre dans les vieux remparts, les têtes n'ont qu'à venir s'y fracasser, les désirs s'y briser, Une infâme odeur de sacristie et de prison pour dettes enveloppe le dix-neuvième siècle. La grandeur de ses poètes fut de ne savoir ni ne vouloir s'en accommoder. La grandeur de poètes du vingtième siècle sera de faire en sorte que se dissipent tous les relents de la décomposition. Et c'est pourquoi le surréalisme a lié son sort à celui de la révolution prolétarienne qui, libérant l'homme, libérera l'esprit.
Au confluent de la clarté et de la pudeur, sans ordre d'humiliation ni de forfanterie, Eluard cueille une nageuse digne du fleuve d'Héraclite, «rires peur de la peur ». «Son avidité n'a d'égale que moi», constate-t-iI. Le poète et celle qu'il aime se sourient, se reflètent l'un l'autre, vivent l'un de l'autre, l'un en face de l'autre «comme deux gouttes d'eau». Au lieu d'un égoïsme en broussaille, voici de hautes forêts charnelles. Nous sommes à l'antipode du ruisseau dont Narcisse voulut arrêter le cours, immuabIe tombeau digne de lui, car ne savoir imaginer c'est se perdre en soi-même. Le rêveur, au contraire, en d'autres se trouve. Les écluses arithmétiques n'arrêtent point le torrent de ses métamorphoses. Hermaphrodite n'est plus l'addition de deux sexes divisés, de désirs soustraits d'eux-mêmes, Hermaphrodite redevient le couple, Hermès et Aphrodite, tels que les unit à jamais la statuaire grecque de l'amour. Aphrodite a la force d'Hermès, Hermès, sur ses muscles, son agilité, porte une peau tissée des baisers d'Aphrodite. L'homme dit à la femme :
Donneuse monde en mouvement
Cernée de plaisirs comme un feu
Dans l'ombre tu te diriges mieux qu'une ombre.
Tête accordée
Mon cœur bat dans tout ton corps.
Rose publique, rose au sang frais, rose Carmagnole à qui nul n'osera faire l'injure de la traiter de reine des fleurs, aube des plus beaux fruits sur l'arbre de la subversion, rose des faubourgs, rose sœur de Mondal car:
Mondal est parisien
Il est de la vieille race des bâtards.
Rose publique:
... promesses de soleil frais
Au pied des derniers remparts
Qui vont se mêler au jour inexplicablement
Puisque Mondal fils de tout et de peu
Est seul n'a rien et ne veut rien
Mais l'inexplicable de maintenant, tout à l'heure, s'expliquera. Le poète regarde le frère désespéré de la rose publique « pour qui le sommeil ni l'été ne sont plus d'aucun secours ». Il comprend sa lassitude sans cesse accrue par le capitalisme, oui, très exactement le capitalisme contemporain acharné à réduire les exploités des villes et des campagnes, Ce diagnostic d'une misère morale, elle-même effet de la misère matérielle présente et peut-être pour quelque temps encore, jusqu'au sursaut libérateur, cause d'une misère matérielle toujours plus grande, cette clairvoyance ne sont pas à confondre avec la compassion passive, le pessimisme délibéré, l'assentiment aux tentations d'abdiquer ou de se suicider. Bien au contraire. «Il ne pense pas à mourir» ce Mondal rencontré à tous les coins de rues, personnage réel qu'un œil sincère ne peut réduire à l'état de marionnette symbolique. Demain, il n'acceptera plus de ruminer en rond sa détresse. Là où était le centre du cercle vicieux, sa prison, doivent se rencontrer les rayons dont l'intersection déterminera le point où, selon André Breton (Second Manifeste du surréalisme),« la vie* et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement ».