À partir d’une enquête ethnographique réalisée dans une unité d’urgences psychiatriques, cet article s’intéresse au suivi des patients ayant des comportements ou des idées suicidaires. Face à l’imprévisibilité du suicide, l’évaluation du potentiel suicidaire permet de donner une assise formelle et scientifique au travail thérapeutique des soignants. Le choix du suivi (hospitalisation ou accompagnement ambulatoire) dépend toutefois de deux dimensions moins explicites: l’autonomie* du patient et son adhésion au dispositif psychiatrique. L’analyse du discours des soignants permet de relever les logiques contradictoires qui sous-tendent cette décision: d’une part la nécessité de garder le lien avec le patient (en privilégiant un accompagnement) et l’exigence de protéger sa vie (en optant pour une hospitalisation) d’autre part.
DOI: 10.3917/pp.022.0099
DOI: 10.3917/pp.022.0099
1. La responsabilité des soignants face à l’autonomie des patients
En faisant la une d’un quotidien suisse francophone, une mère a récemment accusé les psys d’être responsables du suicide de son fils 2. Après avoir été diagnostiqué comme schizophrène, celui-ci avait, à maintes reprises, menacé de se suicider sans qu’aucune mesure coercitive ne soit entreprise pour l’en empêcher. Sans entrer dans les détails du cas, cet épisode illustre de manière emblématique la problématique de l’accompagnement des personnes suicidaires, et cela pour plusieurs raisons.
Premièrement, alors qu’autrefois le suicide relevait principalement du domaine religieux (Minois, 1995), il semble aujourd’hui aller de soi que le travail d’expertise, d’analyse, mais surtout de prévention revienne à la psychiatrie (comme le montre l’accusation de la mère). C’est d’ailleurs ce qui ressort des directives internationales (ONU, 1996) 3, des recommandations nationales (OFSP, 2005), voire des programmes régionaux de prévention du suicide (Service de santé publique et al., 2008). La problématique suicidaire y est associée d’une part à des troubles psychiatriques, en particulier la dépression* (Vanelle, 2001), et de l’autre à un comportement déviant, appréhendé au prisme de l’approche cognitivo-comportementale, prédominante dans le champ de la suicidologie* 4 (Aujard, 2007).
Deuxièmement, le fait que le patient, malgré ses intentions suicidaires et le diagnostic psychopathologique, n’ait pas été hospitalisé, est le reflet d’une pratique psychiatrique ayant passé d’un modèle paternaliste de la relation patient- soignant basé sur la contrainte et l’autorité, à une relation de type délibératif (Emanuel et Emanuel, 1992) privilégiant l’autonomie du patient et son consentement au dispositif thérapeutique (Rameix, 2000).
Enfin, le suicide du patient et la réaction de la mère témoignent des dangers et des limites inhérents à ce type de prise en charge. Le suicide du jeune homme met à mal la valorisation de son libre arbitre, et questionne la part de responsabilité des soignants, non seulement à l’égard du patient mais également à l’égard des proches dont la souffrance est extrême.
Comme le révèle un tel cas de figure, en psychiatrie, la pratique de l’accompagnement vis-à-vis des personnes suicidaires soulève donc un certain nombre d’interrogations. Si la psychiatrie contemporaine revendique une fonction d’accompagnement en santé mentale*, voire en «développement personnel», la problématique du suicide la confronte aux limites et aux contradictions de cette nouvelle approche. Que signifie accompagner un patient suicidaire ? L’accompagner jusqu’à son suicide ? Où situer la frontière entre le respect de l’autonomie et des besoins du patient d’une part, et le devoir de protéger sa vie d’autre part ? Comment les professionnels gèrent-ils l’éventualité que le patient «passe à l’acte», en jonglant entre un suivi ambulatoire et une hospitalisation volontaire ou d’office ?
Afin de répondre à ces questions, nous nous proposons d’étudier la prise en charge des personnes suicidaires dans le cadre d’un service d’urgences psychiatriques. Nous présenterons brièvement le service dans lequel nous avons mené nos investigations ethnographiques, pour ensuite approfondir les enjeux relatifs à l’évaluation du risque* suicidaire et au choix des différentes interventions thérapeutiques. Une attention particulière sera posée à la dimension relationnelle du travail des soignants dans le cadre d’accompagnements ambulatoires, en essayant d’en dégager les tensions contradictoires et les limites. L’objectif est ainsi de dépasser une vision simpliste et réductrice de la psychiatrie (considérée uniquement comme un dispositif de pouvoir et de normalisation), afin de comprendre les logiques, les pratiques et les significations concrètes qui se jouent dans le processus de psychiatrisation du suicide.
2. Évaluation du risque suicidaire aux urgences psychiatriques
Une enquête de terrain a été effectuée au sein d’une unité d’urgence et de crise* d’un hôpital universitaire suisse* axé principalement sur la prise en charge de type somatique 5. Nos observations ont porté sur les colloques du service et ont été complétées par des entretiens approfondis avec les professionnels et les patients ayant consulté à l’unité. Lieu où convergent les urgences à caractère psychiatrique de la région, l’unité accueille en ambulatoire des patients présentant des problématiques très diverses: apparition de symptômes psychiatriques, décompensations psychiques, idées ou tentatives de suicide* ou encore difficultés occasionnées par des deuils* ou par des séparations difficiles. Les patients en situation d’urgence sont accueillis par un médecin assistant 6 et un infirmier, qui font une première consultation, dans le but de déterminer le caractère de l’urgence et de décider du type de suivi. Selon la gravité de la situation, les patients peuvent être hospitalisés, repartir de suite ou bénéficier d’un traitement ambulatoire dit suivi de crise.
Le service en question accorde à la problématique suicidaire une attention particulière, en lien avec l’émergence de la prévention du suicide se développant depuis une dizaine d’années en Suisse 7. L’utilisation de l’évaluation du potentiel suicidaire répond à cet intérêt et constitue, depuis un certain temps, une des procédures auxquelles se soumet chaque patient lors de sa première consultation aux urgences.
L’évaluation du potentiel suicidaire 8 repose fondamentalement sur trois aspect : le risque, l’urgence et le danger. Le risque est évalué en fonction des facteurs de risque du suicide qui sont catégorisés en individuels, familiaux et psychosociaux. L’urgence s’évalue en fonction de «la probabilité de décéder par suicide dans les 48-72 h qui suivent » 9, en lien avec le scénario suicidaire, l’état psychologique, la relation créée avec le soignant ou le soutien des proches. La dangerosité s’évalue en questionnant le sujet quant au moyen envisagé pour se suicider et à son accessibilité. Pour chacun de ces trois axes, les soignants sont tenus d’en évaluer le degré (faible, moyen ou élevé). Implicitement, cette évaluation établit un lien entre le suicide et un processus de crise, lequel se caractérise par «une période de désorganisation qui culmine en une phase aiguë, avant de se conclure par une période de récupération» (Walter, 2003, p. 25). Suivant cette conception, le suicide ou la tentative de suicide surviennent lors de la phase aiguë de la crise.
L’identification des facteurs de risque constitue le fondement «scientifique» de l’évaluation et s’appuie sur un éventail de recherches s’intéressant aux facteurs de risque du suicide. Cette approche est aujourd’hui centrale dans le domaine de la recherche sur le suicide. Parmi les publications se situant dans cette perspective, on peut ainsi trouver une multitude de facteurs de risque identifiés : les troubles psychiques (en particulier la dépression* et la schizophrénie), les abus de substances, la présence de suicides en famille, les ruptures familiales, les abus sexuels (Moscicki, 1997), la possession d’armes à feu* à domicile (Miller et al., 2002), voire la consommation de café (Tanskanen et al., 2000) et même la musique* country (Stack et Gundlach, 1992). Cette approche reflète l’emprise du paradigme épidémiologique sur la problématique suicidaire, où la prévention* se concentre sur les sujets ou les populations à risque, dans le but de prévoir et de prévenir le passage à l’acte. Le lien causal entre facteur de risque et suicide n’est toutefois jamais vraiment questionné, ce qui tend à privilégier des explications de type psychologique, voire biologique ou génétique* (Peretti-Watel, 2004).
Alors que le risque est appréhendé comme un facteur stable, le danger et l’urgence doivent permettre au contraire d’identifier des éléments dynamiques et visent à une prédiction du comportement suicidaire, dans le but d’empêcher le passage à l’acte.
Par le biais de cette évaluation, le suicide devient un potentiel objectivement mesurable et prédictible, censé donner une assise scientifique et formelle à l’appréciation du soignant quant à la «suicidalité» du patient. Cette évaluation reflète la nécessité de légitimer l’intervention de la psychiatrie dans ce domaine, mais également de se protéger juridiquement en cas de suicide d’un patient. Toutefois, la prise en charge des personnes suicidaires repose sur une marge d’incertitude et de négociation entre patient et soignant qui invalide largement la possibilité de «maîtriser» d’une manière objective et sûre les comportements suicidaires.
3. Du potentiel suicidaire à l’intervention thérapeutique
Comment les soignants se servent-ils de l’évaluation du potentiel suicidaire afin de décider le type de suivi à entreprendre avec le patient ? L’analyse des discours des soignants interrogés met en évidence deux éléments déterminants lors du processus d’évaluation : l’autonomie du patient et son degré d’adhésion au dispositif psychiatrique.
Indirectement, l’évaluation du potentiel suicidaire constitue une estimation de l’autonomie du patient, définie ici comme la capacité à se maintenir en vie et à ne pas se suicider. Les idées ou comportements suicidaires apparaissent ainsi comme le reflet de troubles psychiques brouillant cette capacité. L’intervention thérapeutique du soignant devient indispensable afin de compenser ce manque d’autonomie et vise à «faire pour» le patient (Velpry, 2008). Le but est celui de lui redonner une certaine autonomie en diminuant le risque suicidaire. Paradoxalement, le patient est ainsi censé apprendre à être autonome en se soumettant temporairement au dispositif psychiatrique proposé ou imposé. La capacité d’autonomie n’est donc pas définie par le patient lui-même, mais son appréciation est directement dépendante de la logique médicale et thérapeutique. Si le patient exerce son autonomie dans un sens opposé à celui considéré comme étant «sain» ou «normal» par les soignants (comme lors des comportements suicidaires), le patient n’est dès lors plus qualifié comme étant autonome.
Le degré d’adhésion du patient au cadre psychiatrique tient également une place centrale dans l’estimation du potentiel suicidaire et sa transposition vers un suivi thérapeutique. Il devient un indicateur de sa «suicidalité», ainsi que des modalités thérapeutiques à entreprendre. Afin de mesurer l’adhésion des patients, les soignants seront attentifs au fait que ceux-ci admettent qu’ils vont mal, qu’ils sont atteints d’un trouble psychique, qu’ils ont besoin de soutien, que leurs idées ou comportements suicidaires sont le reflet de ce mal-être et ne se justifient pas d’un point de vue rationnel ou philosophique. Il s’agit également de savoir dans quelle mesure les patients s’engagent dans une thérapie par la parole et/ou médicamenteuse, considèrent les soignants comme des personnes pouvant les aider, acceptent la prise en charge proposée et conçoivent les idées ou les comportements suicidaires comme une phase transitoire qui s’estompera au fur et à mesure de la thérapie.
À l’inverse, la non-adhésion du patient peut être perçue par les médecins comme une opposition plus globale au cadre psychiatrique, à la logique du «faire pour» perçue comme une privation injustifiée de la liberté et de l’exercice de l’autonomie qui, en ce sens, inclut également le fait de pouvoir décider, dans l’absolu, de se suicider 10. Toutefois, les soignants considèrent que la présence de certains troubles psychiatriques (comme la schizophrénie et les états psychotiques) perturbe la capacité du patient à adhérer au suivi psychiatrique. Dès lors, le refus du soin peut être perçu comme un symptôme de la maladie, justifiant l’hospitalisation d’office en raison de l’incapacité d’entendement du patient. Cette question ouvre notamment toute la problématique du consentement du malade mental aux soins, où le refus de consentir peut finalement toujours être considéré comme un symptôme de la maladie pouvant être contourné par les soignants par le biais d’un traitement non volontaire (Gekière, 2002). L’accompagnement ambulatoire d’un patient suicidaire repose donc sur une liberté* contrainte: le patient doit y consentir (sans quoi l’accompagnement ne peut pas se faire), tout en sachant que son refus pourrait se traduire par la privation de sa liberté et par la négation de sa capacité
d’entendement.
Comment dès lors éclairer l’enchaînement entre évaluation et modalité de suivi ?
Un potentiel faible (et donc un niveau d’autonomie élevé) peut se traduire par une cessation rapide du travail thérapeutique ou se poursuivre par un suivi si le patient en exprimait le désir. Dans ce cas, le suivi correspondrait à un registre d’action «de soutien », où le soignant conseille, écoute et accompagne le patient en fonction de la demande de ce dernier (Demailly, 2009).
En cas de potentiel moyen ou élevé, l’objectif est d’insérer le patient pendant un certain temps dans le dispositif psychiatrique (soit ambulatoire, soit hospitalier) dans un souci de réduire le risque d’un passage à l’acte. L’intervention peut se faire avec l’accord du patient ou contre son gré par le biais d’une hospitalisation d’office. Les soignants essaient toutefois de susciter l’accord du patient selon une vision de la relation patient-soignant de type délibératif.
La mise en place d’un suivi de crise est préconisée en cas de risque moyen : le patient est alors invité à signer un contrat de «non-passage à l’acte» 11, à s’engager à aller aux rendez-vous suivants et à appeler les soignants au cas où les pensées suicidaires deviendraient oppressantes. Un médecin décrit de la façon suivante ce processus : «On essaie d’établir une sorte de contrat dans le but de responsabiliser le patient et de montrer qu’on n’est pas insensible à sa tentative de suicide, et que le fait de l’engager un peu veut dire qu’il doit s’engager vis-à-vis de quelqu’un d’autre et pas seulement de lui-même.» Si le patient ne peut pas s’engager individuellement, les soignants essaient de mobiliser, dans la mesure du possible, ses proches. Une infirmière dit en ce sens : «C’est très important de pouvoir travailler avec l’entourage : qui peut
être présent ? Qui peut être le garant de la personne et va nous téléphoner en cas de besoin ? Est-ce qu’il y a une amie qui pourrait passer la nuit avec le patient ? On essaie tout le temps de contacter des proches, des amis. Le réseau social joue un rôle important. »
Si la personne ne peut pas s’engager et que l’entourage n’est pas mobilisable, le risque suicidaire augmente et une hospitalisation s’avère alors nécessaire. Là aussi, les soignants essaient de privilégier une hospitalisation volontaire, comme l’explique un médecin: «C’est qu’en général, on aime bien responsabiliser le patient. On essaie de dire: bon, moi je vois ça. Est-ce que vous êtes d’accord ? Oui, non ? Pour moi, une solution serait l’hospitalisation, est-ce que vous êtes d’accord ? En jouant presque un peu avec les mots. Ça veut pas dire mentir, on joue plutôt avec l’interprétation de la situation. Si on arrive à mettre bien le doigt là où il faut, les personnes sont capables de dire oui, même si elles étaient complètement contre une hospitalisation au début. Si on arrive à amener ça d’une certaine manière, les personnes peuvent dire “oui, j’accepte d’être hospitalisé”. Dans le long terme, le geste fait que ça vient aussi d’eux, ça fait comme une sorte de “ok, j’essaie de me reprendre un peu en main, avec les personnes qui sont capables de m’aider”. Pas juste totalement passif et en attente que miraculeusement ça aille mieux.»
Cet exemple illustre bien comment le caractère volontaire et libre de l’hospitalisation (ou concernant d’autres modalités de prise en charge), doit être replacé au sein d’un rapport de pouvoir entre patient et soignant (Grimen, 2009). L’intention est celle d’intégrer le patient dans la prise de décision concernant son suivi mais, malgré le propos «autonomisant», la participation du patient est conçue dans le sens d’une adhésion aux solutions «suggérées» par le soignant. Une forte dimension persuasive sous-tend ainsi les négociations du suivi. Ceci invalide partiellement le paradigme délibératif comme
pouvant octroyer au patient une plus grande responsabilité et plus de pouvoir, dans la relation d’une part et concernant sa prise en charge d’autre part (à ce propos voir Karnieli-Miller et Eisikovits, 2009).
Une hospitalisation d’office est recommandée quand le patient ne peut pas s’engager dans un suivi de crise ou refuse un internement volontaire. Le recours à l’hospitalisation permet d’empêcher d’une manière relativement sûre le suicide du patient 12 tout en soulageant les soignants d’une possible responsabilité en cas de suicide au cours d’un suivi de crise. Toutefois, l’imposition de l’hospitalisation risque de compromettre le lien de confiance créé avec le patient. Dans la culture du service, la capacité à créer et entretenir le lien de confiance avec les patients est fortement valorisée. Selon les soignants, le lien assure une meilleure adhésion du patient au dispositif et, en soi, possède une valeur thérapeutique importante. Dans le cas où le patient présente un potentiel suicidaire élevé (ou moyen, tout en se montrant réticent aux interventions proposées), le soignant se trouve alors face à un dilemme : assurer à tout prix la protection de la vie du patient en l’hospitalisant d’office ou privilégier la construction du lien de cofiance avec lui, en acceptant la prise de risques qu’implique, dans cette situation, un suivi de crise.
4. Soigner par le lien
En sciences sociales, l’association entre lien social et suicide n’est pas anodine (il suffit de penser au travail précurseur de Durkheim*). Cela peut toute-fois surprendre en psychiatrie si l’on considère notamment l’importance acquise par la psychopathologie dans l’appréhension du suicide. Pourtant, au sein de l’unité étudiée, le suicide est souvent défini comme étant une «pathologie du lien». Suivant cette interprétation, le suicide (ou la tentative de suicide) survient lorsque les liens sociaux de la personne sont problématiques ou ont disparu, comme lors du décès d’un proche, d’une séparation ou d’un licenciement. L’absence de liens entraîne une volonté de mourir : puisque les personnes chères m’ont abandonné, ma vie n’a plus de sens 13. L’intervention psychiatrique vise à re-socialiser le patient en lui permettant de créer un nouveau lien avec les soignants. L’adhésion du patient aux solutions psychiatriques repose donc sur l’hypothèse que le lien avec les soignants constitue une véritable attache, dépassant finalement le niveau purement professionnel du lien. L’opposition du patient au suivi proposé peut alors, dans cette perspective, exprimer un refus du lien que le soignant offre avec son intervention, ce qui justifierait en soi une hospitalisation d’office en cas de potentiel suicidaire jugé trop élevé.
Entre la possibilité d’un suivi de crise et une hospitalisation d’office, la situation présente un espace d’ambivalence et d’incertitude que soignants et patients sont appelés à négocier : le soignant en essayant de persuader le patient d’adhérer au dispositif, le patient en affirmant son autonomie vis- à-vis du cadre psychiatrique. Nous avons toutefois pu observer qu’un effort est fait pour hospitaliser le moins possible, cela afin de préserver le lien avec le patient, mais également en raison des pressions économiques et structurelles dues à une pénurie de places libres dans les hôpitaux psychiatriques.
Dans cette situation, opter pour un suivi de crise (ce qui comporte une adhésion minimale du patient) suppose une prise de risque de la part du soignant, ainsi qu’une implication personnelle non négligeable. Comme l’exprime une infirmière interviewée : « Oui, je ressens une énorme responsabilité. Pas seulement une certaine, mais une énorme responsabilité et c’est la partie la plus difficile. La plupart du temps, quand on fait un contrat 14, on a le sentiment de jouer un pari à l’existence. Cette responsabilité fait de nous quand même, à part d’être des professionnels, des êtres vivants. Cette partie est assez présente quand on passe un contrat, parce qu’on sait très bien qu’une partie de nous, le soir, va réfléchir à la personne: est-ce qu’elle va tenir son contrat ? Et on est assez content et on respire le jour d’après, quand la personne vient à son rendez-vous. On fait part à la personne que ça va être une nuit difficile, autant pour elle que pour nous. Parce qu’on est là, nous l’accompagnons dans cette idée de pouvoir lui donner la possibilité de gérer ça en ambulatoire, mais c’est une énorme responsabilité. Alors c’est clair que ce n’est pas une certaine mais c’est une énorme responsabilité qu’on prend sur nous et de laquelle on fait part au patient…»
Le suivi de crise permet ainsi de trouver un compromis délicat entre le registre du «faire pour» (où le soignant comble, par son intervention, le manque d’autonomie du patient) et celui «de soutien» (où le soignant assume un rôle d’accompagnateur). Le lien thérapeutique créé dans ce type de compromis serait ainsi marqué par une forte implication du soignant dans la relation engagée avec le patient. Toutefois, l’évaluation du potentiel suicidaire permet d’alléger le soignant d’une partie de sa responsabilité et de son implication personnelle. Face à l’incertitude sous-jacente au lien thérapeutique et à la prise en charge, l’évaluation permet en effet d’objectiver l’appréciation de la «suicidalité» et de donner un cadre formel au suivi. Une validation institutionnelle et scientifique est ainsi octroyée à la pratique, ce qui atténue de facto l’importance de la subjectivité du soignant, en encourageant, implicitement, les suivis de crise par rapport aux hospitalisations.
5. Conclusions
Malgré le soutien moral et professionnel que l’évaluation du potentiel suicidaire octroie, le suivi de crise demande beaucoup d’engagement et une forte disponibilité du soignant. Celui-ci doit pouvoir prendre le temps de nouer un lien avec le patient et de consulter les autres soignants quant à la décision à prendre. D’une part, ceci peut devenir problématique et conduire plus facilement à une hospitalisation si le rythme et la charge de travail des soignants deviennent trop stressants et frénétiques. Selon certains interviewés, l’organisation du service basée sur des roulements médicaux irréguliers 15 rend en outre dfficile la création d’un lien de qualité avec le patient, car les soignants qui s’occupent de lui changent souvent 16. D’autre part, le suivi de crise dans des situations délicates devient douteux et dangereux si le choix n’est pas guidé par la qualité du lien et l’implication du soignant, mais par le manque de places à l’hôpital ou par des restrictions budgétaires. Le lien deviendrait ainsi un simple prétexte au service d’une prérogative économique.
Un autre écueil à ce type d’accompagnement plus libéral» se situe au niveau des familles* et des proches de la personne suicidaire. Pour eux, le risque que leur proche se suicide comporte une souffrance énorme qui, dans des situations de suicide «complet», peut entraîner des effets ravageurs. Puisque l’exigence première est d’éviter le suicide, un encadrement même autoritaire du suicidaire est souvent préconisé par ceux-ci. De ce point de vue, la liberté ou l’autonomie du suicidaire n’a pas les mêmes significations et implications, car la liberté de l’un pourrait compromettre pour longtemps celle des autres. 17
L’accompagnement des personnes suicidaires reflète ainsi deux valeurs qui se trouvent en opposition : la liberté de l’individu sur sa propre vie, et une volonté de maîtriser les risques. Nous pouvons supposer que cette tension contradictoire s’accroîtra encore, en complexifiant davantage le travail des soignants. En effet, les accusations faites par les proches des suicidés aux soignants risquent d’augmenter et de prendre la forme de plaintes pénales (à l’image de ce qui se passe aux États-Unis), en exerçant une pression accrue vers des hospitalisations 18. De plus, les droits des patients ainsi que le droit au suicide sont de plus en plus revendiqués, notamment par le biais du suicide assisté. En effet, alors que celui-ci était permis en Suisse uniquement dans des situations de maladies physiques incurables, la possibilité d’y recourir en raison de troubles psychiques est de plus en plus admise 19, questionnant davantage l’intervention autoritaire de la psychiatrie.
Notes
1 L’auteure est assistante de recherche et d’enseignement, doctorante, Institut des Sciences sociales, LAPSSAD, Université de Lausanne.
2 <http://archives.24heures.ch/
VQ/LAUSANNE/-/article-2009-08-738/psychiatrie> (consulté en octobre 2009).
3 .Dans cet article, deux types de documents seront utilisés : des articles, livres et documents appartenant au domaine de la suicidologie, de la psychiatrie ou de la santé publique, qui sont employés comme matériel empirique et sont signalés en italique ; et un corpus de références venant
des sciences sociales portant un regard réflexif et critique sur les premiers.
4 Discipline née aux États-Unis dans les années 1950, la suicidologie a été créée avec le but de comprendre et de prévenir le suicide par le biais d’une approche se voulant pluridisciplinaire. Elle a progressivement acquis une reconnaissance universitaire et une ampleur internationale avec la création de l’IASP (International Association for Suicide Prevention) qui, en collaboration avec l’OMS e l’ONU, promeut la mise en place de programmes de prévention du suicide dans le monde entier (ONU, 1996). L’approche psychiatrique, en particulier l’orientation cognitivo-comportementale, occupe toutefois une place prépondérante dans la suicidologie, infirmant l’aspect pluridisciplinaire revendiqué par la suicidologie (Aujard, 2007).
5 La recherche fait partie d’un travail de doctorat qui porte sur l’émergence de la prévention du suicide en Suisse et sur la prise en charge psychiatrique des personnes suicidaires, dont une première analyse est proposée ici.
6. Particularité de cet hôpital, le suivi de première ligne est assuré par des médecins en cours de spécialisation ayant une expérience très variable et qui sont remplacés, en général, chaque 6-12 mois. Les médecins chefs de clinique assument une fonction de supervision et interviennent uniquement lors de situations particulièrement problématiques. Les infirmiers, travaillant parfois depuis 5-10 ans dans l’unité, possèdent ainsi une plus grande expérience que les médecins assistants, tant par rapport à la gestion des entretiens avec les patients et à l’évaluation de l’urgence, que par rapport au fonctionnement du réseau psychiatrique. Cette configuration rend de ce fait les relations entre médecins et infirmiers très différentes de celles qu’on trouve habituellement dans le milieu hospitalier, les infirmiers ayant une plus grande reconnaissance et plus de «pouvoir».
7. L’émergence de la prévention du suicide en Suisse a débuté par la création de différentes associations de prévention du suicide amenant à l’élaboration d’une réflexion aux niveaux national et cantonal autour de la mise en place de programmes de prévention du suicide (OFSP, 2005). Le milieu psychiatrique de la région étudiée participe activement à cette réflexion et a notamment contribué à l’élaboration d’un programme de prévention du suicide cantonal en collaboration avec
la santé publique (Service de santé publique et al., 2008).
8 L’évaluation du potentiel suicidaire est une procédure d’entretien systématisée par Shea (2002) aux États-Unis et développée ensuite dans le milieu francophone par Séguin et Terra – avec l’adaptation française du livre de Shea (2008) et avec de nombreuses formations et séminaires, ainsi que des publications, par exemple Séguin et al. (2006) et Terra (2003). Faisant partie du programme de prévention du suicide dans la région étudiée, cette formation est organisée une dizaine de fois par année et s’adresse à tout professionnel travaillant avec des populations à risque (assistants sociaux, enseignants, policiers, personnel des établissements pénitentiaires…). Voir <http://www.unil.ch/webdav/site/formcont/shared/
Depliants/faire_face_risque-suicidaire.pdf. >
9. « Aide à l’évaluation clinique des conduites suicidaires », document interne à l’unité.
10. L’adhésion du patient au dispositif psychiatrique varie notamment en fonction de la manière dont le patient est arrivé aux urgences. S’il s’est présenté volontairement, il adhérera plus facilement, alors que s’il y a été conduit par un tiers (proches ou police), il sera plus réticent à accepter l’intervention psychiatrique.
11. Il s’agit d’un contrat informel établi la plupart des fois verbalement, avec lequel le patient s’engage à ne pas passer à l’acte pendant le temps de la prise en charge. C’est une manière de prendre
du temps afin que, d’une part, la phase aiguë de la crise suicidaire s’affaiblisse et, de l’autre, que l’état psychique du patient s’améliore grâce aux bienfaits de la thérapie.
12. En effet, lorsqu’une personne à haut risque suicidaire est hospitalisée, une surveillance est habituellement organisée par les soignants, qui contrôlent le patient toutes les 10-20 minutes. Ceci est considéré comme dissuasif pour le patient et devrait permettre d’intervenir rapidement en cas de passage à l’acte. Le suicide des patients dans les hôpitaux psychiatriques reste toutefois une réalité, bien qu’il soit difficile d’en mesurer l’ampleur dans le contexte étudié, en raison d’un accès difficile aux données. Une étude concernant les suicides survenus dans le canton de Zoug (Suisse) entre 1991 et 2007 (Walti-Jenny et Walti, 2008) a montré que 11,5 % des suicides au total ont eu lieu dans des hôpitaux psychiatriques. Ces données sont sensiblement plus hautes que ce qu’on retrouve dans la littérature, qui parle de 1-5 % (Cheng et al., 2009).
13. Celle-ci est une des interprétations présentes dans l’unité. Dans d’autres situations, par exemple quand le patient a reçu un diagnostic de schizophrénie, le suicide est plutôt interprété comme étant un acte totalement irrationnel lié à un état psychique perturbé par la maladie.
14. Contrat de non-passage à l’acte.
15. Les médecins assistants ne sont en effet pas présents de manière constante à l’unité, ce qui est au contraire le cas des infirmiers. Les médecins ont des roulements plus intensifs, comprenant les nuits et les week-ends et qui sont suivis par plusieurs jours de congé. Cette organisation rend ainsi parfois difficile pour un médecin d’assurer le suivi de crise d’un patient, celui-ci voyant au cours du suivi plusieurs soignants différents, rendant ainsi le lien de confiance plus difficile à créer.
16. D’autre part, en raison de l’importance accordée au lien dans ce type de problématiques, on pourrait questionner la pertinence d’une intervention de type professionnel et médical. Celle-ci, malgré l’empathie et l’humanisme dont les soignants font preuve, est néanmoins soumise aux contraintes structurelles et institutionnelles, limitant de fait la force du lien créé, ainsi que l’implication personnelle des soignants. En ce sens, j’ai pu recueillir cas de tentatives de suicides survenus pendant l’absence (souvent pendant leurs vacances) des soignants responsables du suivi de crise.
17.Il est intéressant de remarquer que la souffrance qu’induirait un suicide chez les proches constitue souvent un argument utilisé par les soignants afin de dissuader le patient de passer à l’acte. Le suicide est montré comme un choix égoïste par le fait de privilégier ses propres souffrances à celles des autres (qui seraient provoquées par le suicide), dans une sorte de culpabilisation du patient.
18. Le processus de psychiatrisation pourrait également renforcer le recours aux hospitalisations d’office en cas de risque suicidaire. Le suicide serait de plus en plus considéré comme un symptôme psychiatrique (Oquendo et al., 2008) reflétant une capacité relationnelle et cognitive pathologique du patient et justifiant per se une hospitalisation d’office.
19. Un arrêt du tribunal fédéral du 3 novembre 2006 a notamment admis que les personnes attein-
tes de troubles psychiques peuvent bénéficier d’une assistance médicale au suicide. Voir
<http:// www.tsr.ch/tsr/index.html?siteSect=200001&sid=7490925 >(consulté en octobre 2009).
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En faisant la une d’un quotidien suisse francophone, une mère a récemment accusé les psys d’être responsables du suicide de son fils 2. Après avoir été diagnostiqué comme schizophrène, celui-ci avait, à maintes reprises, menacé de se suicider sans qu’aucune mesure coercitive ne soit entreprise pour l’en empêcher. Sans entrer dans les détails du cas, cet épisode illustre de manière emblématique la problématique de l’accompagnement des personnes suicidaires, et cela pour plusieurs raisons.
Premièrement, alors qu’autrefois le suicide relevait principalement du domaine religieux (Minois, 1995), il semble aujourd’hui aller de soi que le travail d’expertise, d’analyse, mais surtout de prévention revienne à la psychiatrie (comme le montre l’accusation de la mère). C’est d’ailleurs ce qui ressort des directives internationales (ONU, 1996) 3, des recommandations nationales (OFSP, 2005), voire des programmes régionaux de prévention du suicide (Service de santé publique et al., 2008). La problématique suicidaire y est associée d’une part à des troubles psychiatriques, en particulier la dépression* (Vanelle, 2001), et de l’autre à un comportement déviant, appréhendé au prisme de l’approche cognitivo-comportementale, prédominante dans le champ de la suicidologie* 4 (Aujard, 2007).
Deuxièmement, le fait que le patient, malgré ses intentions suicidaires et le diagnostic psychopathologique, n’ait pas été hospitalisé, est le reflet d’une pratique psychiatrique ayant passé d’un modèle paternaliste de la relation patient- soignant basé sur la contrainte et l’autorité, à une relation de type délibératif (Emanuel et Emanuel, 1992) privilégiant l’autonomie du patient et son consentement au dispositif thérapeutique (Rameix, 2000).
Enfin, le suicide du patient et la réaction de la mère témoignent des dangers et des limites inhérents à ce type de prise en charge. Le suicide du jeune homme met à mal la valorisation de son libre arbitre, et questionne la part de responsabilité des soignants, non seulement à l’égard du patient mais également à l’égard des proches dont la souffrance est extrême.
Comme le révèle un tel cas de figure, en psychiatrie, la pratique de l’accompagnement vis-à-vis des personnes suicidaires soulève donc un certain nombre d’interrogations. Si la psychiatrie contemporaine revendique une fonction d’accompagnement en santé mentale*, voire en «développement personnel», la problématique du suicide la confronte aux limites et aux contradictions de cette nouvelle approche. Que signifie accompagner un patient suicidaire ? L’accompagner jusqu’à son suicide ? Où situer la frontière entre le respect de l’autonomie et des besoins du patient d’une part, et le devoir de protéger sa vie d’autre part ? Comment les professionnels gèrent-ils l’éventualité que le patient «passe à l’acte», en jonglant entre un suivi ambulatoire et une hospitalisation volontaire ou d’office ?
Afin de répondre à ces questions, nous nous proposons d’étudier la prise en charge des personnes suicidaires dans le cadre d’un service d’urgences psychiatriques. Nous présenterons brièvement le service dans lequel nous avons mené nos investigations ethnographiques, pour ensuite approfondir les enjeux relatifs à l’évaluation du risque* suicidaire et au choix des différentes interventions thérapeutiques. Une attention particulière sera posée à la dimension relationnelle du travail des soignants dans le cadre d’accompagnements ambulatoires, en essayant d’en dégager les tensions contradictoires et les limites. L’objectif est ainsi de dépasser une vision simpliste et réductrice de la psychiatrie (considérée uniquement comme un dispositif de pouvoir et de normalisation), afin de comprendre les logiques, les pratiques et les significations concrètes qui se jouent dans le processus de psychiatrisation du suicide.
2. Évaluation du risque suicidaire aux urgences psychiatriques
Une enquête de terrain a été effectuée au sein d’une unité d’urgence et de crise* d’un hôpital universitaire suisse* axé principalement sur la prise en charge de type somatique 5. Nos observations ont porté sur les colloques du service et ont été complétées par des entretiens approfondis avec les professionnels et les patients ayant consulté à l’unité. Lieu où convergent les urgences à caractère psychiatrique de la région, l’unité accueille en ambulatoire des patients présentant des problématiques très diverses: apparition de symptômes psychiatriques, décompensations psychiques, idées ou tentatives de suicide* ou encore difficultés occasionnées par des deuils* ou par des séparations difficiles. Les patients en situation d’urgence sont accueillis par un médecin assistant 6 et un infirmier, qui font une première consultation, dans le but de déterminer le caractère de l’urgence et de décider du type de suivi. Selon la gravité de la situation, les patients peuvent être hospitalisés, repartir de suite ou bénéficier d’un traitement ambulatoire dit suivi de crise.
Le service en question accorde à la problématique suicidaire une attention particulière, en lien avec l’émergence de la prévention du suicide se développant depuis une dizaine d’années en Suisse 7. L’utilisation de l’évaluation du potentiel suicidaire répond à cet intérêt et constitue, depuis un certain temps, une des procédures auxquelles se soumet chaque patient lors de sa première consultation aux urgences.
L’évaluation du potentiel suicidaire 8 repose fondamentalement sur trois aspect : le risque, l’urgence et le danger. Le risque est évalué en fonction des facteurs de risque du suicide qui sont catégorisés en individuels, familiaux et psychosociaux. L’urgence s’évalue en fonction de «la probabilité de décéder par suicide dans les 48-72 h qui suivent » 9, en lien avec le scénario suicidaire, l’état psychologique, la relation créée avec le soignant ou le soutien des proches. La dangerosité s’évalue en questionnant le sujet quant au moyen envisagé pour se suicider et à son accessibilité. Pour chacun de ces trois axes, les soignants sont tenus d’en évaluer le degré (faible, moyen ou élevé). Implicitement, cette évaluation établit un lien entre le suicide et un processus de crise, lequel se caractérise par «une période de désorganisation qui culmine en une phase aiguë, avant de se conclure par une période de récupération» (Walter, 2003, p. 25). Suivant cette conception, le suicide ou la tentative de suicide surviennent lors de la phase aiguë de la crise.
L’identification des facteurs de risque constitue le fondement «scientifique» de l’évaluation et s’appuie sur un éventail de recherches s’intéressant aux facteurs de risque du suicide. Cette approche est aujourd’hui centrale dans le domaine de la recherche sur le suicide. Parmi les publications se situant dans cette perspective, on peut ainsi trouver une multitude de facteurs de risque identifiés : les troubles psychiques (en particulier la dépression* et la schizophrénie), les abus de substances, la présence de suicides en famille, les ruptures familiales, les abus sexuels (Moscicki, 1997), la possession d’armes à feu* à domicile (Miller et al., 2002), voire la consommation de café (Tanskanen et al., 2000) et même la musique* country (Stack et Gundlach, 1992). Cette approche reflète l’emprise du paradigme épidémiologique sur la problématique suicidaire, où la prévention* se concentre sur les sujets ou les populations à risque, dans le but de prévoir et de prévenir le passage à l’acte. Le lien causal entre facteur de risque et suicide n’est toutefois jamais vraiment questionné, ce qui tend à privilégier des explications de type psychologique, voire biologique ou génétique* (Peretti-Watel, 2004).
Alors que le risque est appréhendé comme un facteur stable, le danger et l’urgence doivent permettre au contraire d’identifier des éléments dynamiques et visent à une prédiction du comportement suicidaire, dans le but d’empêcher le passage à l’acte.
Par le biais de cette évaluation, le suicide devient un potentiel objectivement mesurable et prédictible, censé donner une assise scientifique et formelle à l’appréciation du soignant quant à la «suicidalité» du patient. Cette évaluation reflète la nécessité de légitimer l’intervention de la psychiatrie dans ce domaine, mais également de se protéger juridiquement en cas de suicide d’un patient. Toutefois, la prise en charge des personnes suicidaires repose sur une marge d’incertitude et de négociation entre patient et soignant qui invalide largement la possibilité de «maîtriser» d’une manière objective et sûre les comportements suicidaires.
3. Du potentiel suicidaire à l’intervention thérapeutique
Comment les soignants se servent-ils de l’évaluation du potentiel suicidaire afin de décider le type de suivi à entreprendre avec le patient ? L’analyse des discours des soignants interrogés met en évidence deux éléments déterminants lors du processus d’évaluation : l’autonomie du patient et son degré d’adhésion au dispositif psychiatrique.
Indirectement, l’évaluation du potentiel suicidaire constitue une estimation de l’autonomie du patient, définie ici comme la capacité à se maintenir en vie et à ne pas se suicider. Les idées ou comportements suicidaires apparaissent ainsi comme le reflet de troubles psychiques brouillant cette capacité. L’intervention thérapeutique du soignant devient indispensable afin de compenser ce manque d’autonomie et vise à «faire pour» le patient (Velpry, 2008). Le but est celui de lui redonner une certaine autonomie en diminuant le risque suicidaire. Paradoxalement, le patient est ainsi censé apprendre à être autonome en se soumettant temporairement au dispositif psychiatrique proposé ou imposé. La capacité d’autonomie n’est donc pas définie par le patient lui-même, mais son appréciation est directement dépendante de la logique médicale et thérapeutique. Si le patient exerce son autonomie dans un sens opposé à celui considéré comme étant «sain» ou «normal» par les soignants (comme lors des comportements suicidaires), le patient n’est dès lors plus qualifié comme étant autonome.
Le degré d’adhésion du patient au cadre psychiatrique tient également une place centrale dans l’estimation du potentiel suicidaire et sa transposition vers un suivi thérapeutique. Il devient un indicateur de sa «suicidalité», ainsi que des modalités thérapeutiques à entreprendre. Afin de mesurer l’adhésion des patients, les soignants seront attentifs au fait que ceux-ci admettent qu’ils vont mal, qu’ils sont atteints d’un trouble psychique, qu’ils ont besoin de soutien, que leurs idées ou comportements suicidaires sont le reflet de ce mal-être et ne se justifient pas d’un point de vue rationnel ou philosophique. Il s’agit également de savoir dans quelle mesure les patients s’engagent dans une thérapie par la parole et/ou médicamenteuse, considèrent les soignants comme des personnes pouvant les aider, acceptent la prise en charge proposée et conçoivent les idées ou les comportements suicidaires comme une phase transitoire qui s’estompera au fur et à mesure de la thérapie.
À l’inverse, la non-adhésion du patient peut être perçue par les médecins comme une opposition plus globale au cadre psychiatrique, à la logique du «faire pour» perçue comme une privation injustifiée de la liberté et de l’exercice de l’autonomie qui, en ce sens, inclut également le fait de pouvoir décider, dans l’absolu, de se suicider 10. Toutefois, les soignants considèrent que la présence de certains troubles psychiatriques (comme la schizophrénie et les états psychotiques) perturbe la capacité du patient à adhérer au suivi psychiatrique. Dès lors, le refus du soin peut être perçu comme un symptôme de la maladie, justifiant l’hospitalisation d’office en raison de l’incapacité d’entendement du patient. Cette question ouvre notamment toute la problématique du consentement du malade mental aux soins, où le refus de consentir peut finalement toujours être considéré comme un symptôme de la maladie pouvant être contourné par les soignants par le biais d’un traitement non volontaire (Gekière, 2002). L’accompagnement ambulatoire d’un patient suicidaire repose donc sur une liberté* contrainte: le patient doit y consentir (sans quoi l’accompagnement ne peut pas se faire), tout en sachant que son refus pourrait se traduire par la privation de sa liberté et par la négation de sa capacité
d’entendement.
Comment dès lors éclairer l’enchaînement entre évaluation et modalité de suivi ?
Un potentiel faible (et donc un niveau d’autonomie élevé) peut se traduire par une cessation rapide du travail thérapeutique ou se poursuivre par un suivi si le patient en exprimait le désir. Dans ce cas, le suivi correspondrait à un registre d’action «de soutien », où le soignant conseille, écoute et accompagne le patient en fonction de la demande de ce dernier (Demailly, 2009).
En cas de potentiel moyen ou élevé, l’objectif est d’insérer le patient pendant un certain temps dans le dispositif psychiatrique (soit ambulatoire, soit hospitalier) dans un souci de réduire le risque d’un passage à l’acte. L’intervention peut se faire avec l’accord du patient ou contre son gré par le biais d’une hospitalisation d’office. Les soignants essaient toutefois de susciter l’accord du patient selon une vision de la relation patient-soignant de type délibératif.
La mise en place d’un suivi de crise est préconisée en cas de risque moyen : le patient est alors invité à signer un contrat de «non-passage à l’acte» 11, à s’engager à aller aux rendez-vous suivants et à appeler les soignants au cas où les pensées suicidaires deviendraient oppressantes. Un médecin décrit de la façon suivante ce processus : «On essaie d’établir une sorte de contrat dans le but de responsabiliser le patient et de montrer qu’on n’est pas insensible à sa tentative de suicide, et que le fait de l’engager un peu veut dire qu’il doit s’engager vis-à-vis de quelqu’un d’autre et pas seulement de lui-même.» Si le patient ne peut pas s’engager individuellement, les soignants essaient de mobiliser, dans la mesure du possible, ses proches. Une infirmière dit en ce sens : «C’est très important de pouvoir travailler avec l’entourage : qui peut
être présent ? Qui peut être le garant de la personne et va nous téléphoner en cas de besoin ? Est-ce qu’il y a une amie qui pourrait passer la nuit avec le patient ? On essaie tout le temps de contacter des proches, des amis. Le réseau social joue un rôle important. »
Si la personne ne peut pas s’engager et que l’entourage n’est pas mobilisable, le risque suicidaire augmente et une hospitalisation s’avère alors nécessaire. Là aussi, les soignants essaient de privilégier une hospitalisation volontaire, comme l’explique un médecin: «C’est qu’en général, on aime bien responsabiliser le patient. On essaie de dire: bon, moi je vois ça. Est-ce que vous êtes d’accord ? Oui, non ? Pour moi, une solution serait l’hospitalisation, est-ce que vous êtes d’accord ? En jouant presque un peu avec les mots. Ça veut pas dire mentir, on joue plutôt avec l’interprétation de la situation. Si on arrive à mettre bien le doigt là où il faut, les personnes sont capables de dire oui, même si elles étaient complètement contre une hospitalisation au début. Si on arrive à amener ça d’une certaine manière, les personnes peuvent dire “oui, j’accepte d’être hospitalisé”. Dans le long terme, le geste fait que ça vient aussi d’eux, ça fait comme une sorte de “ok, j’essaie de me reprendre un peu en main, avec les personnes qui sont capables de m’aider”. Pas juste totalement passif et en attente que miraculeusement ça aille mieux.»
Cet exemple illustre bien comment le caractère volontaire et libre de l’hospitalisation (ou concernant d’autres modalités de prise en charge), doit être replacé au sein d’un rapport de pouvoir entre patient et soignant (Grimen, 2009). L’intention est celle d’intégrer le patient dans la prise de décision concernant son suivi mais, malgré le propos «autonomisant», la participation du patient est conçue dans le sens d’une adhésion aux solutions «suggérées» par le soignant. Une forte dimension persuasive sous-tend ainsi les négociations du suivi. Ceci invalide partiellement le paradigme délibératif comme
pouvant octroyer au patient une plus grande responsabilité et plus de pouvoir, dans la relation d’une part et concernant sa prise en charge d’autre part (à ce propos voir Karnieli-Miller et Eisikovits, 2009).
Une hospitalisation d’office est recommandée quand le patient ne peut pas s’engager dans un suivi de crise ou refuse un internement volontaire. Le recours à l’hospitalisation permet d’empêcher d’une manière relativement sûre le suicide du patient 12 tout en soulageant les soignants d’une possible responsabilité en cas de suicide au cours d’un suivi de crise. Toutefois, l’imposition de l’hospitalisation risque de compromettre le lien de confiance créé avec le patient. Dans la culture du service, la capacité à créer et entretenir le lien de confiance avec les patients est fortement valorisée. Selon les soignants, le lien assure une meilleure adhésion du patient au dispositif et, en soi, possède une valeur thérapeutique importante. Dans le cas où le patient présente un potentiel suicidaire élevé (ou moyen, tout en se montrant réticent aux interventions proposées), le soignant se trouve alors face à un dilemme : assurer à tout prix la protection de la vie du patient en l’hospitalisant d’office ou privilégier la construction du lien de cofiance avec lui, en acceptant la prise de risques qu’implique, dans cette situation, un suivi de crise.
4. Soigner par le lien
En sciences sociales, l’association entre lien social et suicide n’est pas anodine (il suffit de penser au travail précurseur de Durkheim*). Cela peut toute-fois surprendre en psychiatrie si l’on considère notamment l’importance acquise par la psychopathologie dans l’appréhension du suicide. Pourtant, au sein de l’unité étudiée, le suicide est souvent défini comme étant une «pathologie du lien». Suivant cette interprétation, le suicide (ou la tentative de suicide) survient lorsque les liens sociaux de la personne sont problématiques ou ont disparu, comme lors du décès d’un proche, d’une séparation ou d’un licenciement. L’absence de liens entraîne une volonté de mourir : puisque les personnes chères m’ont abandonné, ma vie n’a plus de sens 13. L’intervention psychiatrique vise à re-socialiser le patient en lui permettant de créer un nouveau lien avec les soignants. L’adhésion du patient aux solutions psychiatriques repose donc sur l’hypothèse que le lien avec les soignants constitue une véritable attache, dépassant finalement le niveau purement professionnel du lien. L’opposition du patient au suivi proposé peut alors, dans cette perspective, exprimer un refus du lien que le soignant offre avec son intervention, ce qui justifierait en soi une hospitalisation d’office en cas de potentiel suicidaire jugé trop élevé.
Entre la possibilité d’un suivi de crise et une hospitalisation d’office, la situation présente un espace d’ambivalence et d’incertitude que soignants et patients sont appelés à négocier : le soignant en essayant de persuader le patient d’adhérer au dispositif, le patient en affirmant son autonomie vis- à-vis du cadre psychiatrique. Nous avons toutefois pu observer qu’un effort est fait pour hospitaliser le moins possible, cela afin de préserver le lien avec le patient, mais également en raison des pressions économiques et structurelles dues à une pénurie de places libres dans les hôpitaux psychiatriques.
Dans cette situation, opter pour un suivi de crise (ce qui comporte une adhésion minimale du patient) suppose une prise de risque de la part du soignant, ainsi qu’une implication personnelle non négligeable. Comme l’exprime une infirmière interviewée : « Oui, je ressens une énorme responsabilité. Pas seulement une certaine, mais une énorme responsabilité et c’est la partie la plus difficile. La plupart du temps, quand on fait un contrat 14, on a le sentiment de jouer un pari à l’existence. Cette responsabilité fait de nous quand même, à part d’être des professionnels, des êtres vivants. Cette partie est assez présente quand on passe un contrat, parce qu’on sait très bien qu’une partie de nous, le soir, va réfléchir à la personne: est-ce qu’elle va tenir son contrat ? Et on est assez content et on respire le jour d’après, quand la personne vient à son rendez-vous. On fait part à la personne que ça va être une nuit difficile, autant pour elle que pour nous. Parce qu’on est là, nous l’accompagnons dans cette idée de pouvoir lui donner la possibilité de gérer ça en ambulatoire, mais c’est une énorme responsabilité. Alors c’est clair que ce n’est pas une certaine mais c’est une énorme responsabilité qu’on prend sur nous et de laquelle on fait part au patient…»
Le suivi de crise permet ainsi de trouver un compromis délicat entre le registre du «faire pour» (où le soignant comble, par son intervention, le manque d’autonomie du patient) et celui «de soutien» (où le soignant assume un rôle d’accompagnateur). Le lien thérapeutique créé dans ce type de compromis serait ainsi marqué par une forte implication du soignant dans la relation engagée avec le patient. Toutefois, l’évaluation du potentiel suicidaire permet d’alléger le soignant d’une partie de sa responsabilité et de son implication personnelle. Face à l’incertitude sous-jacente au lien thérapeutique et à la prise en charge, l’évaluation permet en effet d’objectiver l’appréciation de la «suicidalité» et de donner un cadre formel au suivi. Une validation institutionnelle et scientifique est ainsi octroyée à la pratique, ce qui atténue de facto l’importance de la subjectivité du soignant, en encourageant, implicitement, les suivis de crise par rapport aux hospitalisations.
5. Conclusions
Malgré le soutien moral et professionnel que l’évaluation du potentiel suicidaire octroie, le suivi de crise demande beaucoup d’engagement et une forte disponibilité du soignant. Celui-ci doit pouvoir prendre le temps de nouer un lien avec le patient et de consulter les autres soignants quant à la décision à prendre. D’une part, ceci peut devenir problématique et conduire plus facilement à une hospitalisation si le rythme et la charge de travail des soignants deviennent trop stressants et frénétiques. Selon certains interviewés, l’organisation du service basée sur des roulements médicaux irréguliers 15 rend en outre dfficile la création d’un lien de qualité avec le patient, car les soignants qui s’occupent de lui changent souvent 16. D’autre part, le suivi de crise dans des situations délicates devient douteux et dangereux si le choix n’est pas guidé par la qualité du lien et l’implication du soignant, mais par le manque de places à l’hôpital ou par des restrictions budgétaires. Le lien deviendrait ainsi un simple prétexte au service d’une prérogative économique.
Un autre écueil à ce type d’accompagnement plus libéral» se situe au niveau des familles* et des proches de la personne suicidaire. Pour eux, le risque que leur proche se suicide comporte une souffrance énorme qui, dans des situations de suicide «complet», peut entraîner des effets ravageurs. Puisque l’exigence première est d’éviter le suicide, un encadrement même autoritaire du suicidaire est souvent préconisé par ceux-ci. De ce point de vue, la liberté ou l’autonomie du suicidaire n’a pas les mêmes significations et implications, car la liberté de l’un pourrait compromettre pour longtemps celle des autres. 17
L’accompagnement des personnes suicidaires reflète ainsi deux valeurs qui se trouvent en opposition : la liberté de l’individu sur sa propre vie, et une volonté de maîtriser les risques. Nous pouvons supposer que cette tension contradictoire s’accroîtra encore, en complexifiant davantage le travail des soignants. En effet, les accusations faites par les proches des suicidés aux soignants risquent d’augmenter et de prendre la forme de plaintes pénales (à l’image de ce qui se passe aux États-Unis), en exerçant une pression accrue vers des hospitalisations 18. De plus, les droits des patients ainsi que le droit au suicide sont de plus en plus revendiqués, notamment par le biais du suicide assisté. En effet, alors que celui-ci était permis en Suisse uniquement dans des situations de maladies physiques incurables, la possibilité d’y recourir en raison de troubles psychiques est de plus en plus admise 19, questionnant davantage l’intervention autoritaire de la psychiatrie.
Notes
1 L’auteure est assistante de recherche et d’enseignement, doctorante, Institut des Sciences sociales, LAPSSAD, Université de Lausanne.
2 <http://archives.24heures.ch/
VQ/LAUSANNE/-/article-2009-08-738/psychiatrie> (consulté en octobre 2009).
3 .Dans cet article, deux types de documents seront utilisés : des articles, livres et documents appartenant au domaine de la suicidologie, de la psychiatrie ou de la santé publique, qui sont employés comme matériel empirique et sont signalés en italique ; et un corpus de références venant
des sciences sociales portant un regard réflexif et critique sur les premiers.
4 Discipline née aux États-Unis dans les années 1950, la suicidologie a été créée avec le but de comprendre et de prévenir le suicide par le biais d’une approche se voulant pluridisciplinaire. Elle a progressivement acquis une reconnaissance universitaire et une ampleur internationale avec la création de l’IASP (International Association for Suicide Prevention) qui, en collaboration avec l’OMS e l’ONU, promeut la mise en place de programmes de prévention du suicide dans le monde entier (ONU, 1996). L’approche psychiatrique, en particulier l’orientation cognitivo-comportementale, occupe toutefois une place prépondérante dans la suicidologie, infirmant l’aspect pluridisciplinaire revendiqué par la suicidologie (Aujard, 2007).
5 La recherche fait partie d’un travail de doctorat qui porte sur l’émergence de la prévention du suicide en Suisse et sur la prise en charge psychiatrique des personnes suicidaires, dont une première analyse est proposée ici.
6. Particularité de cet hôpital, le suivi de première ligne est assuré par des médecins en cours de spécialisation ayant une expérience très variable et qui sont remplacés, en général, chaque 6-12 mois. Les médecins chefs de clinique assument une fonction de supervision et interviennent uniquement lors de situations particulièrement problématiques. Les infirmiers, travaillant parfois depuis 5-10 ans dans l’unité, possèdent ainsi une plus grande expérience que les médecins assistants, tant par rapport à la gestion des entretiens avec les patients et à l’évaluation de l’urgence, que par rapport au fonctionnement du réseau psychiatrique. Cette configuration rend de ce fait les relations entre médecins et infirmiers très différentes de celles qu’on trouve habituellement dans le milieu hospitalier, les infirmiers ayant une plus grande reconnaissance et plus de «pouvoir».
7. L’émergence de la prévention du suicide en Suisse a débuté par la création de différentes associations de prévention du suicide amenant à l’élaboration d’une réflexion aux niveaux national et cantonal autour de la mise en place de programmes de prévention du suicide (OFSP, 2005). Le milieu psychiatrique de la région étudiée participe activement à cette réflexion et a notamment contribué à l’élaboration d’un programme de prévention du suicide cantonal en collaboration avec
la santé publique (Service de santé publique et al., 2008).
8 L’évaluation du potentiel suicidaire est une procédure d’entretien systématisée par Shea (2002) aux États-Unis et développée ensuite dans le milieu francophone par Séguin et Terra – avec l’adaptation française du livre de Shea (2008) et avec de nombreuses formations et séminaires, ainsi que des publications, par exemple Séguin et al. (2006) et Terra (2003). Faisant partie du programme de prévention du suicide dans la région étudiée, cette formation est organisée une dizaine de fois par année et s’adresse à tout professionnel travaillant avec des populations à risque (assistants sociaux, enseignants, policiers, personnel des établissements pénitentiaires…). Voir <http://www.unil.ch/webdav/site/formcont/shared/
Depliants/faire_face_risque-suicidaire.pdf. >
9. « Aide à l’évaluation clinique des conduites suicidaires », document interne à l’unité.
10. L’adhésion du patient au dispositif psychiatrique varie notamment en fonction de la manière dont le patient est arrivé aux urgences. S’il s’est présenté volontairement, il adhérera plus facilement, alors que s’il y a été conduit par un tiers (proches ou police), il sera plus réticent à accepter l’intervention psychiatrique.
11. Il s’agit d’un contrat informel établi la plupart des fois verbalement, avec lequel le patient s’engage à ne pas passer à l’acte pendant le temps de la prise en charge. C’est une manière de prendre
du temps afin que, d’une part, la phase aiguë de la crise suicidaire s’affaiblisse et, de l’autre, que l’état psychique du patient s’améliore grâce aux bienfaits de la thérapie.
12. En effet, lorsqu’une personne à haut risque suicidaire est hospitalisée, une surveillance est habituellement organisée par les soignants, qui contrôlent le patient toutes les 10-20 minutes. Ceci est considéré comme dissuasif pour le patient et devrait permettre d’intervenir rapidement en cas de passage à l’acte. Le suicide des patients dans les hôpitaux psychiatriques reste toutefois une réalité, bien qu’il soit difficile d’en mesurer l’ampleur dans le contexte étudié, en raison d’un accès difficile aux données. Une étude concernant les suicides survenus dans le canton de Zoug (Suisse) entre 1991 et 2007 (Walti-Jenny et Walti, 2008) a montré que 11,5 % des suicides au total ont eu lieu dans des hôpitaux psychiatriques. Ces données sont sensiblement plus hautes que ce qu’on retrouve dans la littérature, qui parle de 1-5 % (Cheng et al., 2009).
13. Celle-ci est une des interprétations présentes dans l’unité. Dans d’autres situations, par exemple quand le patient a reçu un diagnostic de schizophrénie, le suicide est plutôt interprété comme étant un acte totalement irrationnel lié à un état psychique perturbé par la maladie.
14. Contrat de non-passage à l’acte.
15. Les médecins assistants ne sont en effet pas présents de manière constante à l’unité, ce qui est au contraire le cas des infirmiers. Les médecins ont des roulements plus intensifs, comprenant les nuits et les week-ends et qui sont suivis par plusieurs jours de congé. Cette organisation rend ainsi parfois difficile pour un médecin d’assurer le suivi de crise d’un patient, celui-ci voyant au cours du suivi plusieurs soignants différents, rendant ainsi le lien de confiance plus difficile à créer.
16. D’autre part, en raison de l’importance accordée au lien dans ce type de problématiques, on pourrait questionner la pertinence d’une intervention de type professionnel et médical. Celle-ci, malgré l’empathie et l’humanisme dont les soignants font preuve, est néanmoins soumise aux contraintes structurelles et institutionnelles, limitant de fait la force du lien créé, ainsi que l’implication personnelle des soignants. En ce sens, j’ai pu recueillir cas de tentatives de suicides survenus pendant l’absence (souvent pendant leurs vacances) des soignants responsables du suivi de crise.
17.Il est intéressant de remarquer que la souffrance qu’induirait un suicide chez les proches constitue souvent un argument utilisé par les soignants afin de dissuader le patient de passer à l’acte. Le suicide est montré comme un choix égoïste par le fait de privilégier ses propres souffrances à celles des autres (qui seraient provoquées par le suicide), dans une sorte de culpabilisation du patient.
18. Le processus de psychiatrisation pourrait également renforcer le recours aux hospitalisations d’office en cas de risque suicidaire. Le suicide serait de plus en plus considéré comme un symptôme psychiatrique (Oquendo et al., 2008) reflétant une capacité relationnelle et cognitive pathologique du patient et justifiant per se une hospitalisation d’office.
19. Un arrêt du tribunal fédéral du 3 novembre 2006 a notamment admis que les personnes attein-
tes de troubles psychiques peuvent bénéficier d’une assistance médicale au suicide. Voir
<http:// www.tsr.ch/tsr/index.html?siteSect=200001&sid=7490925 >(consulté en octobre 2009).
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