Chronique

Un conte de Noël

Nicolas Bourdon

Ahuntsic, Noël 2018. Un Noël postmoderne où les inclusifs ne sont pas toujours les plus aimables pour les marginaux.

Au Noël de l’année 2018, j’étais surpris de ne pas voir Gilles en entrant chez mon ami. Il était pourtant là l’année dernière…

On célébrait après le 25 décembre, parfois aussi tard que le 29 décembre. Que voulez-vous ? « On se gosse un Noël » comme dit mon ami. Lui, son couple tient toujours et il offre deux Noël à ses enfants : le Noël traditionnel avec papa et maman et le Noël non-traditionnel. Moi, je suis célibataire. J’ai un fils, mais je l’ai un Noël sur deux. Je passe parfois le 25 décembre seul et même si je me targue de bien vivre ça – « Je regarde des films ; je me prépare un bon repas ! » – Je peux vous avouer que je trouve ça très pénible. Je n’ai le goût de rien et je passe la soirée en me disant : « Je suis seul, alors que les autres sont dans leur famille ! »

Au moins, je peux compter sur le Noël non-traditionnel, un « Noël postmoderne » pourrait-on dire, de mon ami Pascal.  On y trouve bien sûr des amis proches de lui qui sont des gens de leur époque, dans le vent, branchés sur les nouvelles tendances et les nouvelles technologies, mais, fait étrange, on y retrouve aussi des excentriques, des marginaux.

Le gros des invités, disons une bonne vingtaine, sont des professionnels, des gens à l’aise financièrement ; je m’inclus dans ce groupe. On y retrouve beaucoup de gens en communication qui ne communiquent pas et qui passent les trois quarts de leur journée sur leur cellulaire ; des « agents de changement » qui militent pour l’inclusion et la diversité. Mais je ne peux m’empêcher d’observer que ce sont æ« les inclusifs » qui se montrent les plus impitoyables envers les marginaux. Il les salue à peine, une poignée de main timide, un petit sourire condescendant et puis ils ne leur parlent plus de tout le reste de la soirée.    

Les parents de mon ami sont morts depuis quelques années, mais Pascal se fait un devoir d’inviter sa vieille tante à sa fête : elle se déplace en fauteuil roulant. Mon ami l’emmène au salon juste devant le superbe buffet que sa femme et lui ont préparé ; elle ne dit rien à personne, elle reste assise toute la soirée et elle mange comme une affamée.

Il y a aussi un professeur de physique à l’université et sa femme : Dieu sait où il est allé le chercher celui-là. Le type est tout à fait le genre du « professeur Tournesol » ; il est habillé d’un complet trop grand pour lui et porte des lunettes à verres épais. Sa femme et lui sont tellement timides qu’ils passent la soirée à ne rien dire. Mon ami prépare un festin, ils y touchent à peine. Il y a deux ans, le professeur s’est risqué à faire une blague, un calembour ; il y avait quelques invités qui l’écoutaient, mais, comme il fallait s’y attendre, sa blague est complètement tombée à plat et depuis, il s’est réfugié dans un mutisme presque complet.

À l’autre bout du spectre, on retrouve l’homme à tout faire de mon ami qui vient à la fête avec sa fille de onze ans. Je sais que cet homme lui rend de précieux services ; une relation improbable d’amitié s’est nouée entre eux. Sa fille n’est qu’une enfant, mais elle est plus sage que son père et je l’ai déjà entendu lui dire : « Papa, ne bois pas trop ! » Il arrive toujours avec un enthousiasme débordant. « Hum, c’est bon en maudit ! » s’exclame-t-il en se goinfrant de petites bouchées, « Hé ! Hé ! C’est pas de la piquette ! », s’écrie-t-il quand mon ami lui sert un verre de champagne. Il n’a aucune manière, il parle la bouche pleine et raconte des « histoires de cul » que personne ne veut entendre.

Je dois dire qu’il livre une belle bataille ! Notre hôte a un magnifique salon richement décoré et aux fauteuils moelleux, mais comme c’est toujours inexplicablement le cas avec les fêtes, l’épicentre de la soirée se trouve dans la cuisine : c’est là que s’agglutinent à peu près tous les invités. L’homme à tout faire réussit à défendre sa position pendant une bonne partie de la soirée ; il se maintient dans la cuisine comme un lutteur sumo qui s’efforce de ne pas sortir des limites du cercle, mais petit à petit, il perd du terrain, des petits groupes se forment et se referment, on lui tourne le dos et il est inéluctablement relégué au salon avec les autres marginaux.

Mon ami constatait amèrement cette scission entre les invités : il ne lui suffisait pas de les convier chez lui pour que magiquement ils se lient d’amitié. « Il manque quelque chose pour que la pâte lève, mais quoi ? » se demandait mon ami.    

Mon ami croise toujours Gilles, un brigadier, lorsqu’il amène ses enfants à l’école. C’est un homme digne qui fait son travail avec diligence. Il est tout fier de dire qu’il connaît quelques noms des enfants qu’il croise à tous les jours. « Mais j’ai connais pas assez à mon goût. Qu’est-ce que tu veux, ça dure quelques secondes ! Les enfants attendent à la lumière rouge, la lumière change et ben voilà, c’est tout ! J’me dépêche d’aller dans la rue arrêter les autos. » Quand ils se croisent par hasard dans le quartier, Gilles parle peu à Pascal ; il est toujours gêné, il a toujours cette attitude humble, presque effacée ; il semble être surpris qu’un être important comme mon ami daigne discuter avec lui et, invariablement, il met fin à toutes les discussions en disant : « Bon, ben, ma y aller moi-là. »   

Vous savez, mon ami n’a pas toujours été comme ça. Après tout, il est un politicien, un député. Les politiciens vont toujours dire sur leur compte Facebook, qu’ils ont eu une « rencontre formidable » et des « échanges merveilleux, constructifs, inoubliables ! » Tous les êtres humains, du brigadier au plus grand chef d’État sont des êtres humains formidables ! En vérité, ils passent en coup de vent – surtout si vous êtes un simple brigadier ! –, ils vous serrent la main, vous font leur plus beau sourire, prennent quelques photos pour leur page Facebook et les voilà déjà repartis vers d’autres électeurs. Mon ami ne faisait pas exception à cette règle et encore aujourd’hui il passe d’électeurs en électeurs à une vitesse ahurissante. Mais Pascal a réalisé qu’il avait parfois besoin d’une pause, et enfin plus qu’une pause, un moment où il s’intéresse aux autres pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils peuvent lui apporter, et je pense en vérité qu’on a tous besoin de ces moments pour sentir que nous sommes véritablement des humains !               

Mon ami admire la dignité de Gilles. Un uniforme impeccable, un sourire radieux, une gentillesse et un intérêt profond envers les enfants. Un jour pourtant, mon ami le vit sur Henri-Bourassa. Il était saoul et tentait de traverser en titubant au coin de La Jeunesse ; il avançait si lentement qu’il resta pris sur le terre-plein au beau milieu du boulevard. Mon ami pensa aller à sa rencontre, mais il se dit que Gilles aurait trop honte s’il le voyait dans cet état. Quelques mois plus tard, mon ami frappa par hasard à la porte de Gilles lors d’une tournée de porte-à-porte. Il vivait dans un demi sous-sol sur Henri-Bourassa. Il reçut Pascal avec enthousiasme et prit même une carte de membre, mais il ne l’invita pas à entrer chez lui. Un tic nerveux lui faisait regarder sans arrêt derrière son dos, dans le couloir de son petit appartement, il avait l’air embarrassé et c’est dans le cadre de la porte, dans le froid de l’hiver, que Gilles remplit son formulaire d’adhésion au parti.

À une autre occasion – un vendredi soir – mon ami rencontrait des électeurs de son comté au célèbre bar Le Coin du métro. Il prononça un discours inspiré et fut chaleureusement applaudi. Dans ces moments, me dit mon ami, « la politique est le plus beau métier du monde ! Et vous croyez que vous allez vraiment changer le monde pour le mieux ! » La descente au rez-de-chaussée fut donc brutale. Là se tenaient quelques hommes, au visage hagard, les yeux obnubilés par les stimuli criards des machines à sous, complètement indifférents à tout ce qui se passait autour d’eux. Ces hommes n’avaient aucune conscience de la rencontre politique qui s’était déroulée juste au-dessus d’eux, « ils étaient imperméables aux lumières de la démocratie » pour reprendre les mots ironiques de mon ami.

C’est alors que Pascal aperçut Gilles dans un racoin de la salle. Il s’échinait sur une machine à sous et pendant que mon ami l’observait il eut la chance d’avoir une suite de « cerises » ; la machine émit un son joyeux – signal d’un gain important ! – mais Gilles ne broncha pas. « Aucune réaction ! C’est un cas lourd ! » songea Pascal.

On était à deux semaines de Noël. Mon ami revit Gilles le lundi. Son allure était à cent lieues de l’humain délabré qu’il avait vu au bar deux jours plus tôt. Il alla conduire ses deux garçons à l’école et en revenant, il lui dit : « J’organise une fête de Noël… enfin, c’est après Noël, mais c’est quand même pour célébrer Noël… Est-ce que vous pouvez venir ? 

- Moi ? Enfin, heu, vous n’y pensez pas sérieusement ?

- Je suis très sérieux.

- J’connais personne et…

- Les garçons seront très contents de vous voir ! »

Le 28 décembre, Gilles fit son apparition dans la superbe maison de mon ami Pascal. Il était vêtu d’un vieux complet élimé, mais c’était tout de même un complet ! Mon ami lui fit un accueil chaleureux et lui proposa un verre de vin tout en craignant ce qui pouvait arriver si Gilles buvait. À son grand soulagement, Gilles refusa. Pascal lui parla quelques minutes puis fut appelé à la cuisine par sa femme. Gilles fut alors délaissé et erra quelque temps dans la salle à manger. Il fit semblant de s’intéresser à de beaux livres anciens mis en évidence dans une belle bibliothèque vitrée puis il dériva fatalement dans le salon avec les autres marginaux.

Cependant, quand Pascal vint le revoir, il avait disparu. Était-il parti sans crier gare ? Mon ami souhaitait que cet homme rencontre des gens, que son estime de soi prenne du mieux… Mais le contraire s’était produit : il l’avait poussé encore plus loin dans la marge et dans la honte ! Cependant, Pascal eut bientôt l’idée d’aller voir au sous-sol. Gilles était là, rayonnant au milieu d’une dizaine d’enfants. Il jouait aux poches avec un de ses garçons et une petite fille. Il riait et parlait tout naturellement ; il semblait avoir perdu toute la gêne qu’il ressentait en compagnie des adultes.  

Mais les enfants sont changeants, imprévisibles, surtout à Noël où leur attention est sans cesse détournée par une multitude de stimuli tous plus chatoyants les uns que les autres. Gilles se retrouvait donc souvent complètement seul, délaissé par les enfants. C’est alors que mon ami songea à lui confier un rôle central…

…J’étais donc surpris de ne pas voir Gilles. S’était-il dit que c’en était assez, qu’il n’avait pas sa place parmi nous ? Mais mon ami me dit : « Il arrive ! » avec un sourire en coin.

Mais c’est plutôt le père Noël qui fit son apparition par la porte de la cour arrière. Il alla au salon en poussant de grands « Ho ! Ho ! » On fit venir les enfants du sous-sol ; ils virent sûrement un des pères Noël les plus humbles de leur vie. « Hum…mes rennes pis moi, on a fait un long voyage avant d’arriver chez vous, mais j’peux vous dire que ça en vaut la peine ! Merci, merci de m’accueillir chez vous ! C’est un honneur et surtout un grand bonheur, oui, vraiment… je… »

On le sentait très ému. Tout le monde était ému, même les « inclusifs » avaient les yeux humides. « Bon, ben, heu… Est-ce que vous avez tous été sages cette année ? » demanda-t-il en se tournant vers les enfants. « Oui ! » crièrent-ils en chœur. Et la distribution de cadeaux commença.

Gilles arriva à la fête quelques minutes après le départ du père Noël. Quelques enfants, les plus vieux, le reconnurent, mais ne le dirent pas pour ne pas briser le rêve des plus jeunes.

Avant de partir, Gilles dit à mon ami : « Vous avez vu le sourire des enfants ? Ça, c’est merveilleux, c’est mieux que tout l’argent du monde ! Avez-vous vu ça ? Merci ! C’est quelque chose pour moi… Enfin, Noël sans enfants, c’est pas la même chose… Et moi, je connaissais pas ça avec des enfants. »

Il bégayait ; sa voix était éraillée par les pleurs. Mais quelque chose traversa son esprit et changea les traits de son visage, qui devint soucieux. « Bon, ben, ma y aller moi-là ! » dit-il puis il enfila rapidement son manteau et son foulard, ouvrit la porte et dévala les quelques marches de l’entrée. Dehors, sous le porche, mon ami et moi l’avons suivi du regard ; il marchait à pas rapides vers le nord.

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