Chronique

Le cygne noir

Nicolas Bourdon

Nicolas Bourdon est professeur de littérature au Collège de Bois-de-Boulogne. Il a publié des fictions et des articles dans Le Devoir, Argument, l’Inconvénient, L’Action nationale et l’Encyclopédie de l’Agora. Il tient la chronique « l’histoire qui fait l’Histoire » dans le Journal des Voisins : il vise à décrire comment « des petites » histoires personnelles sont inextricablement mêlées à la grande histoire.      

Ahuntsic, juin-juillet 2018

Après sa journée de travail, il aimait faire une marche le long de la rivière des Prairies, même quand il finissait de travailler tard comme c’était le cas ce jour-là. Il devait être près de 23 h ; il venait de passer en dessous du pont Viau ; il avait croisé des jeunes qui fumaient du pot sur le parapet. Ses collègues allaient peut-être intervenir. En tout cas, lui et son partenaire ne seraient pas intervenus ; on leur reprochait d’ailleurs d’être trop compréhensifs, trop conciliants.

À part ces jeunes, tout était calme ; il n’y avait aucun marcheur dans le sentier qui longeait la rivière. On entendait seulement quelques autos passer sur le pont Viau et le vrombissement lointain des ventilateurs. Les arbres ployaient sous la chaleur et le gazon avait pris une teinte jaune ; l’air était immobile. Tout était calme, mais, il le sentait confusément, une étrange vibration électrique annonçait une catastrophe imminente.

Il allait bientôt quitter le sentier pour se rendre à sa maison quand un homme surgit. L’homme était vêtu d’un élégant complet veston cravate noir. Dans ce secteur aux maisons opulentes, il n’est pas si rare de voir des hommes arborer ce genre d’habit, mais le matin, avant qu’ils ne quittent pour le travail, ou un peu avant le souper quand ils reviennent à la maison. Cependant, ils troquent leurs habits pour des shorts et des t-shirts sitôt entrés à la maison, surtout par cette chaleur ! « J’ai affaire à un original ! » songea-t-il.

L’homme marchait d’un pas assuré et rapide ; toute sa personne dégageait la confiance, la puissance, même si ses cheveux blancs laissaient deviner qu’il était d’un âge avancé. Il croisa bientôt le policier. Celui-ci ne put s’empêcher de se retourner ; il le suivit du regard jusqu’à ce qu’il fut à une distance d’un peu plus de cinquante mètres ; il allait bientôt reprendre sa marche quand soudain l’inconnu s’engouffra dans une trouée dans les arbres qui bordaient la rivière. Le policier s’avança à pas de loup en direction de la trouée et entendit bientôt un « plouf » qui résonna bruyamment dans le silence de la nuit. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres de la trouée, il put voir les habits de l’homme suspendus aux branches d’un érable, tandis que celui-ci nageait dans la rivière.

Il ne se préoccupait aucunement de l’illégalité dans laquelle il était. Il faisait tranquillement ses longueurs comme s’il avait nagé dans une piscine publique. Il nageait le crawl avec une puissance étonnante pour un homme de cet âge ; le policier songea qu’il avait dû être un athlète plus jeune et qu’il avait continué à s’entraîner régulièrement pour être aussi vigoureux. Le policier demeura sur place pour s’assurer que « tout était correct » ; il y avait tout de même un fort courant à cet endroit et l’hiver il avait remarqué que la glace ne « prenait pas ».

Après une vingtaine de minutes, l’homme revint finalement sur la terre ferme et se rhabilla avec des gestes posés, sans aucune presse. Puis, il reprit sa marche nocturne comme si de rien n’était.

Le lendemain, il fit sa marche précisément à la même heure pour voir si l’homme serait au rendez-vous. La température était encore plus accablante que la veille ; la tombée du jour n’avait presque rien changé. Il retrouva encore le même homme habillé du même habit noir. Ils se croisèrent puis il s’engagea dans la trouée et sauta à l’eau.

« Je devrais sans doute appeler au poste. En fait, oui, ça serait mon devoir d’appeler. » Son superviseur lui avait souvent reproché « de trop essayer de comprendre. Parfois, tu sais ce n’est pas bon. On n’est pas là pour comprendre et pour excuser. On est là pour appliquer la loi. On donne des tickets et on arrête des gens. Point final. » Mais il n’avait jamais cessé de vouloir comprendre, et cet homme il le comprenait : à vrai dire, en ce moment même, alors que de frais clapotis lui parvenaient de la rivière, il avait lui-même envie de sauter à l’eau !

L’homme revint à la rive et se rhabilla. Cette fois, il ne put s’empêcher de le suivre. La tâche fut facile : il faisait nuit noire et surtout l’inconnu faisait preuve d’une totale insouciance ; il semblait « être dans son monde ».

L’homme se dirigea vers l’ouest puis il tourna brusquement vers le sud et s’engagea sur la rue Lajeunesse. Le contraste était brutal : en quelques pas, il avait quitté les belles demeures d’Ahuntsic, leurs cours spacieuses et leurs arbres matures qui les protégeaient de la chaleur accablante. Il marchait maintenant sur un boulevard affreux où on avait planté ici et là quelques arbres chétifs. Il le vit s’engouffrer dans un immeuble miteux au coin de Lajeunesse et d’Henri-Bourassa, et dont la façade sud donnait sur une station-service. Il pressa le pas et le vit franchir un vestibule vitré ; l’homme descendit quelques marches et s’engouffra dans son appartement.

Le lendemain soir, il croisa une troisième fois l’étranger. Celui-ci, au lieu de l’ignorer, lui adressa un sourire et son œil droit esquissa une œillade. « Comme un clin-d’œil qui signifierait : "Merci de ne pas me dénoncer, merci de ne pas me poser de questions." » Du moins, c’est ainsi qu’il l’interpréta.   

Le lendemain soir, au poste, il dit à ses deux collègues qui étaient chargés de patrouiller la nuit d’aller faire un tour sur l’avenue Park Stanley. « J’ai vu un homme se baigner ; ça fait trois fois que je le vois, un peu avant 11 h. Je l’ai suivi ; il habite au 10 740 Lajeunesse, appartement 1. Enfin, ne soyez pas trop tough avec lui si vous le voyez… Vous savez, c’est un vieux et… 

- Si on le voit, on l’embarque ! s’écria son collègue d’un ton péremptoire.

- Tu es sérieux ?

- Mais non, j’te niaise ! »

N’empêche, il n’était pas rassuré. Ce soir-là, il guetta l’arrivée de l’étranger et de ses collègues. Mais il ne les vit pas.

Le lendemain soir, au changement de shift, il croisa ses deux collègues.

« C’est weird dit l’un d’eux. On ne t’avait pas oublié. Il était à peu près 22 h 30 et on s’apprêtait à aller faire un tour sur Park Stanley, mais on reçoit un appel d’une dame habitant au 10 740 Lajeunesse, appartement 3. Elle se plaint du tapage du voisin d’en dessous, l’appartement 1. On se rend sur les lieux. On entend hurler. Un homme saoul et qui n’a pas toute sa tête… Il parle dans un mélange de russe et d’anglais, enfin je pense que c’est du russe… On entend quelque chose d’incohérent à propos d’une carrière de danseur de ballet. Le gars dit qu’il était une star, qu’il a fait de mauvais choix et il garroche une bouteille sur le mur. On en a assez ; on frappe quelques coups, on entre, la porte était débarrée. Il faisait une chaleur épouvantable. Il avait un petit ventilateur, mais il ne l’avait pas parti, un weirdo le bonhomme ! L’appartement était crotté comme c’est pas possible, des restants de bouffe par terre, de la vaisselle sale qui débordait de l’évier. Sa bouteille de vodka était en mille morceaux par terre, mais il prenait une bière dans le frigo quand on est entréß.

"Go  fuck yourselves !" qu’il nous a dit. On lui a collé une amende de 300 $. On lui a mentionné ses petites baignades dans la rivière et qu’il était passible de sanctions s’il y retournait, mais t’es sûr que t’as pas eu des hallucinations ? On est pas certains qu’on parle du même bonhomme que t’as vu se baigner. Le gars pouvait à peine tenir debout ; un gars fini.

- Vous n’avez pas trouvé un complet noir dans son appartement ? Il est grand, non ?

- Pas de complet ; juste de vieux vêtements sales. Est-ce qu’il est grand ? J’sais pas ; j’imagine que oui, il avait le dos voûté comme bien des p’tits vieux. »

Vous n’avez pas trouvé un complet noir dans son appartement ? Il est grand, non ?  Il n’y avait que lui pour insister comme ça. « Tu essaies toujours de trouver du positif, lui disait son superviseur, ces gens sont des criminels ! » Il s’attardait à des choses que ses collègues ne voyaient pas ou plutôt ne voulaient pas voir. « Pour ne pas souffrir, pensait-il souvent, un policier souffrirait trop s’il les voyait tout le temps ! » Mais oui, il y avait souvent mêlés aux mots orduriers, violents et incohérents des individus qu’ils arrêtaient, des regrets, des excuses et des larmes, quelques rares moments de beauté, mais une beauté déchirante qui ne durait pas.

Le lendemain, vers 16 h, alors qu’il patrouillait dans le secteur du parc Ahuntsic, il reçut un appel. On lui demandait d’aller voir à l’appartement 1 du 10 740 Lajeunesse. La voisine d’en haut n’avait pas entendu son voisin hurler depuis au moins 24 heures ; elle était inquiète.

Il actionna ses gyrophares et s’y rendit à toute vitesse. Il cogna fébrilement à la porte. Pas de réponse. Cette fois, la porte était verrouillée. Il sentait qu’il n’avait pas de temps à perdre : il la défonça.

Il vit un homme dont le visage gisait sur une table. La chaleur était insupportable ; la petite pièce empestait l’alcool, les excréments et cette odeur de beurre rance si caractéristique de la mort. L’homme portait un t-shirt maculé et des shorts. La partie inférieure de son bras droit, qui était étalé sur la table, avait pris une teinte bleue noire. Deux mouches étaient posées sur ses lèvres entrouvertes.

« Oui, c’est bien le même homme, pensa-t-il ; c’est lui je le reconnais ! Mais en même temps, ce n’est pas le même. Celui que j’ai vu était fort et élégant. »
Cependant, sur une étagère, il put remarquer la photo d’un beau jeune homme dans un complet noir ; à n’en pas douter c’était là, à plusieurs années de distance, le même homme qui gisait présentement sur la table.

Ce soir-là, un violent orage éclata et, quand il sortit pour sa promenade du soir, la chaleur était enfin tombée ; un vent frais soufflait du nord-ouest et de fortes bourrasques faisaient tomber des arbres de grosses gouttes de pluie.

Il ne pouvait pas pardonner l’intervention de ses collègues et il se pardonnait encore moins sa délation. Il l’avait sans doute empêché de se baigner au pire moment de la canicule, c’était surtout ça, mais il sentait aussi confusément, sans pouvoir se le dire, qu’il avait profané un rare moment de beauté.

Il marchait la tête basse, ne s’attendant plus à aucune « apparition » maintenant que l’homme était mort. Pourtant, alors qu’il était à une cinquantaine de mètres de la trouée que l’homme empruntait pour se baigner, il releva les yeux et vit qu’un cygne noir marchait dans le sentier. Quand il croisa le policier, il ne montra aucun signe de peur et ne tenta pas de l’éviter. Le cygne s’engagea dans la trouée et s’élança sur l’eau. Il nagea pendant une vingtaine de minutes, ressortit par la trouée et reprit sa marche vers l’ouest.

À sa grande joie, il ne fut pas le seul à voir le cygne noir et rapidement la rumeur courra qu’un animal magnifique, qu’on n’avait jamais vu auparavant au Québec, avait élu domicile sur les berges de la rivière des Prairies. Sa présence était inexplicable ! Les médias en parlèrent. Une équipe de la SPCA tenta de le capturer pour le transférer au zoo de Granby, mais le cygne s’envola et on ne le revit plus jamais.        

 

 

 

 

 

 

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