Saint Bernard et le paradoxe cistercien
Cette pauvreté qui fit la richesse de l’Occident. Évocation d’un passé dont nous sommes les fruits et qui pourtant nous est étranger.
Il a vingt-deux ans, il est beau, noble, chevaleresque, cultivé, riche… Les plus belles héritières de Bourgogne ne rêvent que de se donner à lui. Lui ne rêve que de se donner à Dieu, en renonçant à tout ce qui pourrait l’en distraire.
En 1102, entouré d’une trentaine de parents et d’amis, il frappe à la porte de l’Abbaye cistercienne de Citeaux, laquelle s’est détachée d’un Ordre bénédictin devenu trop laxiste. Quelques années plus tard, on le charge de fonder un nouveau monastère à Clairvaux. Il sera connu ensuite sous le nom de Bernard de Clairvaux. À sa mort, en1153, il aura fondé 324 établissements… et commis quelques excès dont il s’était à l’avance excusé en ces termes :« La mesure de l’amour est d’aimer sans mesure.»
Tant de ressources de tous ordres consacrées à l’amour de Dieu alors qu’il y avait tant de misère autour de ces oasis de prière et de contemplation qu’étaient les monastères! Voilà ce que pense le contemporain en chacun de nous. L’histoire nous suggère une autre interprétation de ces événements. Chez les cisterciens, comme chez les bénédictins auparavant, la beauté intérieure, divine, a, peu à peu, donné naissance à des paysages et à des œuvres d’art, (architecture, musique, peinture, sculpture, vitraux) de premier ordre. La prospérité allait bientôt permettre d’ajouter l’agréable ( bons vins, bons fromages, bon fruits…) au bien et au beau. De nombreux historiens des civilisations, dont Lewis Mumford, verront là le point de départ de la richesse matérielle dont nous sommes si fiers (et si inquiets! ) aujourd’hui. Tout commence en mystique, tout finit en économique. Paraphrase de Charles Péguy : «Tout commence en mystique tout finit en politique.»
Difficile d’exclure l’hypothèse d’une dégradation de l’aimer sans mesure de l’infini spirituel au fini matériel, l’horizontal se substituant au vertical, le progrès dans le temps à l’extase dans l’espace. C’est ce que pensait René Dubos, l’un des pères de l’écologie contemporaine. Dans Les dieux de l’écologie, il donne saint Bernard en exemple pour inciter ses lecteurs à un redressement nécessaire.
«Cet endroit (Clairvaux) a beaucoup de charme, il apaise grandement les esprits lassés et soulage les inquiétudes et les soucis; il aide les âmes en quête de Dieu à se recueillir, et leur rappelle la douceur céleste à laquelle elles aspirent. Le visage souriant de la terre y prend des teintes variées, la bourgeonnante verdure du printemps satisfait notre vue, et ses suaves senteurs flattent notre odorat... Et si la beauté de la campagne me charme extérieurement par sa douce influence, je n'en éprouve pas moins des délices intimes, en méditant sur les mystères qu'elle nous cache.»
Le cycle : laisser le vide se créer en soi, attendre qu’il soit rempli d’un souffle divin se traduisant par de grandes œuvre d’art, laisser ensuite à ces œuvres le soin d’élever d’autres âmes vers elles…et vers Lui. Et tout recommencer quand s’opère la dégradation inévitable.
«On va à Dieu par des commencements sans fin.», disait Grégoire de Nysse. À Dieu et au progrès dans ce qu il a de plus favorable à un recommencement purifié des peurs de l’humanité enfant.