Christianisme

La fin de la Chrétienté, un livre de Chantal Delsol

Jacques Dufresne

Interrogations, tensions, contradictions, puits de lumière dans la pensée d’une philosophe incorrecte, libérale et donc moderne sur le plan politique, catholique traditionnaliste sur le plan religieux, comme le fut un certain Québec qu’elle connaît bien.

 

Ce livre, une contribution majeure à la réflexion sur l’avenir de la Chrétienté et de l’Occident, a retenu mon attention parmi bien d’autres. Simone Weil, Gustave Thibon, Ivan Illich, Ludwig Klages, Jacques Ellul, James Lovelock, Michel  Villey, tant de mes auteurs préférés y sont présents que j’ai eu le sentiment de poursuivre un long dialogue amical avec Chantal Delsol, mais en même temps j’ai découvert une terre nouvelle me donnant l’occasion de voir enfin, parfois pour m’en dissocier, des idées que je n’avais fait qu’entrevoir. Exemples, distinctions :

  • Entre Chrétienté et chrétienté, la première promise à une fin comme toutes les civilisations, la   seconde immortelle parce qu’il y aura toujours des croyants demeurés fidèles au Christ.
  • Entre religions primaires: polythéistes, panthéistes, naturelles et les religions secondaires : monothéistes, exigeant des prouesses intellectuelles.
  • Entre d’un côté des religions sans prosélytisme comme le judaïsme et d’autres qui, plus sûres de posséder l’unique Vérité, vise l’expansion , tels le catholicisme et l’islam
  • Entre le fascisme de Hitler, matérialiste, hostile au christianisme et celui de Franco et de Salazar lesquels aspiraint à rétablir la Chrétienté.

C’est avant tout le matérialisme moderne, sous la forme du communisme que combattaient ces deux hommes forts. En ce moment, en Europe, les tenants républicains de la même tradition se mobilisent sur deux fronts : contre l’expansion de l’autre religion conquérante, l’islam, et contre l’évolution des mœurs sous la pression de la déferlante individualiste, libérale/libertaire, moderne et postmoderne. En France, en cet automne 2021 Marine Le Pen et Éric Zemmour, jouissant d’un large appui dans la population s’engagent sur les deux fronts dans le sillage du premier ministre de Hongrie, Victor Orban. 

Chantal Delsol est d’avis que, sur chacun de ces fronts, la guerre est perdue d’avance. Chaque fois, explique-t-elle, qu’au cours des deux derniers siècles, l’Église a voulu freiner la modernisation, elle en a accéléré le cours, et quand, à partir du Concile Vatican II, dans les années 1960, elle a voulu s’adapter aux mœurs nouvelles, elle a encore perdu du terrain parce qu’elle semblait vouloir séduire à défaut de pouvoir convaincre. Ses concessions ont suscité plus de désertions que de conversions.

Aux yeux de Chantal Delsol, les mœurs constituent un système dynamique aussi autonome et aussi irréversible que le système technicien décrit par Jacques Ellul. Notons au passage, ce qu’elle omet de faire, que les deux systèmes sont interdépendants, chacun ayant besoin de l’autre pour progresser : les innovations techniques supposent une généralisation illimitée du choix individuel : point de progrès dans les techniques de fécondation si la procréation artificielle est interdite. Inutile donc de tenter de limiter les choix et les innovations : quand l’utérus artificiel sera au point, le choix individuel fera surgir des usagers, comme la chose s’est produite à chaque étape de l’évolution de la procréation artificielle. Je ne dis pas que Chantal Delsol ne s’opposerait pas à cette innovation, je dis que si elle le faisait, ce serait sans illusions

 Pour imposer une limite dans ce domaine, comme dans les autres, poursuit C.D, l’Église catholique aurait besoin d’une force qu’elle a perdue et qu’elle ne saurait retrouver sans renouer avec un passé qui la discrédite aujourd’hui et qu’elle se remémore elle-même avec un mea culpa. Elle doit donc se résigner à un statut de minoritaire, comme les protestants, ce à quoi sa ferme possession de la Vérité ne l’a pas préparée. D’où ce changement d’orientation : « La vérité doit cesser d’être une proposition ou un dogme pour devenir un halo de lumière, un espoir qui tremble, une chose insaisissable qu’on attend avec des rêves de mendiant. Le contraire de ce qu’en ont fait d’abord la religion chrétienne instituée et conquérante, puis, dans son sillage, les idéologies du XXe siècle. »[1] Plus loin Chantal Delsol se joint à Simone Weil, pour déplorer cette « force qui fait de l’homme une chose.» «Il faut passer du Dieu des armées au Dieu désarmé» écrivait de son côté Gustave Thibon. On peut, conclut Chantal Delsol, «penser le christianisme sur le modèle des moines de Tibhirine plutôt que sur celui de Sepulveda. Probablement vaudrait-il mieux que nous demeurions seulement des témoins muets et finalement des témoins secrets de Dieu. »[2]

Nous devons aussi à Simone Weil cette pensée qui nous plonge au cœur de la contradiction : « Les moyens forts sont oppressifs, les moyens purs sont inopérants. » Si l’islam n’a pas renoncé aux moyens forts qu’adviendra-t-il ? Chantal Delsol aborde indirectement cette question quand elle exclut une mobilisation de la Chrétienté dans une vaine réédition de l’exploit de Charles Martel à Poitier en 732 ? Présume-t-elle que les mœurs et le système technicien auront raison de la foi conquérante des musulmans ? Pas explicitement du moins. Se range-t-elle du côté des critiques du progrès, parmi lesquels de nombreux écologistes et de nombreux disciples d’Ellul ? Pas davantage. Elle observe la fin d’un monde en misant, à long terme, sur le rayonnement des groupuscules de chrétiens vraiment fidèles à leur Dieu désarmé.

  Elle est aussi d’avis que l’écologie est devenue la nouvelle religion, au terme d’un repli des religions monothéistes, secondaires, sur les religions primaires, panthéistes et païennes, cosmothéistes. Le Dieu transcendant remplacé par Gaia : « Aujourd’hui, l’institution ecclésiale affirme une préséance dans le souci écologique en exhumant le souvenir de saint François jusqu’aux écrits de Gustave Thibon. Il s’agit toujours de se montrer moderne afin de ne pas se voir englouti par le temps qui passe. La crainte d’être dépassé va naturellement jusqu’à vouloir se fondre dans l’autre, afin de participer de sa condition de vainqueur. Un exemple récent en est le colloque sur « La théologie face à Gaïa » organisé les 6 et 7 février 2020 par Les Bernardins, le Centre Sèvres et l’Institut catholique de Paris - autrement dit les trois principales institutions catholiques de la capitale. Il y est question de corriger la théologie de fond en comble afin de revoir le statut du divin et la teneur des dogmes, mettant ainsi fin à l’exception humaine, à la domination masculine, à la notion de péché originel, entre autres. Autrement dit, ces discours en appellent à dissoudre le catholicisme dans l’hypothèse Gaïa de Lovelock, comme certains espéraient, dans les années soixante, dissoudre le catholicisme dans le marxisme.» [3]

Chantal Delsol dit ici son attachement à la grande tradition théologique dont elle estime d’autre part, comme nous l’avons vu, qu’il faut s’en éloigner au profit d’une vérité plus vivante qu’évidente. De quel côté penche-elle? Ce passage où elle cite John Milbank est-il la réponse à cette question ?

 « ‘’ Aussi déconcertant que cela puisse paraître, on doit reconnaître dans l’affirmation doctrinale de l’Incarnation un moment radicalement inventif.’’ Pour faire face au nihilisme, Milbank propose de se défaire de l’aride rationalité moderne et de retourner au mythe, revêtu de toute sa sacralité. Milbank justifie ses choix par les dérives historiques : ‘’ Je n’accuse pas directement les Lumières, qui n’ont été qu’une réaction à une théologie appauvrie, qui était devenue trop dogmatique, univoque et avait perdu tout mysticisme. Avoir fait de la connaissance de Dieu une connaissance logique, claire, certaine et objective faisait encourir le risque du scepticisme.’’ Ce qui distingue le christianisme, ce n’est pas qu’il est vrai au sens classique, mais ‘’il offre une meilleure histoire ‘’. On se remémore en écho Simone Weil, déjà si contemporaine, à propos des cours sur la religion qu’il faudrait faire dans les écoles : ‘’ s’ils demandent : Est-ce vrai ? il faut répondre : Cela est si beau que cela contient certainement beaucoup de vérité.’’ Autrement dit, le beau et le bien se suffisent des mythes, et n’ont plus guère besoin de vérité, laquelle demeure hors de notre portée. » [4]

***

Notes sur Gaia et le panthéisme

Gaia

Je comprends mal que certains veuillent dissoudre  le catholicisme dans Gaia [5] tandis que d’autres, dont Chantal Delsol, portent un jugement sévère sur cette hypothèse. J’ignore tout du colloque de 2020 à Paris, mais je connais bien Lovelock. Dans le monde francophone, j’ai été l’un des premiers à commenter ses livres, je l’ai fait dès leur parution en anglais, très heureux de pouvoir nourrir ainsi ma réflexion sur la complexité et enchanté, littéralement, qu’on nous propose enfin une vision du monde à la fois belle et vraie, poétique et scientifique, logique et mythique. René Dubos, lui aussi savant émerveillé, m’avait préparé à cette découverte en publiant avec Barbara Ward, Nous n’avons qu’une terre, juste avant la conférence fondatrice de Stockholm en 1972. Je l’entends encore célébrant ce fruit coloré parmi les astres gris et morts. C’était au sens strict du terme la première vision du monde et un biogéochimiste, James Lovelock, allait bientôt préciser les analogies qui rapprochent cette terre-atmosphère des êtres vivants, mais cela, loin de me détourner des fondements de ma foi m’a plutôt rappelé le «Dieu vit que cela était bon» de la Genèse. Certes c’est d’abord l’homme que Dieu a créé à son image et à sa ressemblance, c’est-à-dire capable de l’adorer, mais il l’a aussi créé vivant, ce qui autorise à penser que tous les êtres vivants, y compris la terre et jusqu’à l’univers entier sont à son image et à sa ressemblance, habité, animé, inspiré par son Esprit. C’est ici que commence, aux yeux de plusieurs, la dérive vers le panthéisme, la substitution du Dieu immanent au Dieu transcendant, d’une religion primaire à une religion secondaire.

Régression vers un passé révolu aux yeux de Chantal Delsol, cette dérive devient, dans la perspective de l’identification de l’homme au système technicien une simple réaction de défense de la vie en nous. Dès 1960, Gustave Thibon nous incitait à la même réaction : « Ce qui est menacé, c’est la vie sous toutes ses formes. La technique moderne est le fruit d’un étrange accouplement entre le génie de l’homme et la puissance inépuisable de la matière inanimée. La vie est éliminée peu à peu : le monde tend à devenir minéral, car seul le minéral ne craint rien ; sous une forme ou sous une autre, il se retrouve toujours. Il ne serait pas excessif de dire que plus l’homme en général parvient à la maîtrise de la nature, plus l’homme en particulier est en fait esclave de cette conquête elle-même.» [6]

Pendant longtemps la terre a d’abord été pour les chrétiens un lieu de passage plutôt ingrat, une vallée de larmes éphémère ; nous en faisons une vallée souriante, nous l’idéalisons au moment précis où nous prenons de plus en plus consciemment et résolument le risque de la désertifier, de la réduire à sa dimension minérale et mécanique. La question la plus fondamentale devient ainsi ce nouvel ou bien ou bien : fonctionner ou vivre, devenir machine ou se greffer sur des milieux vivants, sur tous les plans. Sur tous les plans, car les trois vies, charnelle, intellectuelle, spirituelle n’en font qu’une, les plus hautes ayant besoin de racines dans la plus élémentaire. Là où les hommes sont privés de ces racines, «on se demande, écrit Thibon, s’il reste en eux assez de substance pour qu’un dieu, quel qu’il soit, puisse y germer. »

Y germer et y rayonner comme le souhaite aujourd’hui Chantal Delsol : non par l’avènement prochain d’une Église universelle enfin pure et forte à la fois, chose impossible, mais par l’apparition de petites flammes se propageant de colline en colline comme les feux de la Saint-Jean et d’âme à âme comme dans la Septième lettre de Platon.

À propos du panthéisme

Selon la Genèse, Dieu a créé la terre vivante à son image et à sa ressemblance. Il était, Il est donc vivant. N’avons-nous pas eu tendance, en Occident, comme ailleurs, à voir en Lui exclusivement un esprit, d’où cette idée, chez Aristote et ses disciples du Moyen âge et des Lumières, d’une cause première, d’un premier moteur : prélude à l’invention de ces instruments à la fois logiques et matériels que sont toutes les machines et de plus en plus à mesure qu’elles se perfectionnent. Le mot ordinateur n’a-t-il pas été emprunté à une théologie où il désignait un attribut de Dieu ? L’univers lui-même, les animaux et le corps humain n’ont-ils pas été assimilés à des machines au début de la modernité.

Tels que nous les connaissons, ( ou connaissions) les êtres vivants ont une âme et un corps. S’il est vivant, Dieu a donc un corps. Ce corps ne serait-il pas l’univers lui-même avec, en son centre la biosphère (ou en ses centres les biosphères.) ? Nous sommes ici bien près du panthéisme, que refuse le christianisme, lequel est pourtant centré sur l’Incarnation : Dieu fait chair, Dieu fait homme, sans cesser d’être uni au Père et par là créateur, à sa ressemblance, de l’univers. Dieu ne pourrait-il pas avoir créé l’univers comme il a créé l’homme, doué d’une âme. Nous sommes encore près du panthéisme, mais à une distance compatible avec la transcendance, ce qui nous place devant le mystère d’un Dieu à la fois pur esprit et vivant.

Ai-je seulement bien posé la question du panthéisme? Retenons l’invitation à voir en Dieu le Vivant suprême plutôt qu’un premier moteur, modèle de tous les autres. C’est là aussi une invitation à penser la création par analogie avec le grand art, lequel, figure de l’incarnation, consiste en une inspiration qui palpite et rayonne à travers des pierres, des couleurs et des sons. C’est là enfin une occasion de renouer avec le caractère sacré de l’univers, de la terre, de tous les êtres vivants… et des hommes en particulier.

À cette étape de ma réflexion, je fais appel aux lumières d’un auteur qui connaît mieux que moi la théologie, Daniel Cérézuelle. Voici ce qu’il écrit après avoir rappelé que dans beaucoup de religions la perfection s’atteint par un mouvement de désincarnation. « La religion juive puis la révélation chrétienne rompent avec cette aspiration à la perfection désincarnée. A une humanité obsédée par le désir d’échapper à sa condition ("vous serez comme des dieux…"), le Dieu de la Bible va donner aux hommes l’exemple d’une perfection inouïe – et scandaleuse – en s’incarnant dans ce monde, sans perdre de sa perfection. En effet de la naissance de Jésus la Bible dit "et le verbe se fit chair". Cette ensarkosis logou peut être interprétée de diverses manières. Par exemple une théologie du rachat présente couramment cette incarnation comme un sacrifice : afin de délivrer par ses souffrances les hommes du mal et des conséquences de leurs péchés Dieu consent à un amoindrissement et se fait homme sur terre pour y souffrir. Mais on peut comprendre autrement cette incarnation : au lieu d’y voir un amoindrissement on peut voir dans ce mouvement d’incarnation un accomplissement, une perfection suprême : le Verbe arrive enfin à se faire chair, à se réaliser concrètement dans ce monde. Jusque là les hommes pouvaient penser que la perfection qui réalise toutes les aspirations de l’esprit ne peut exister que dans un au delà du monde naturel. Jésus, en assumant la condition d’homme, donne aux hommes l’exemple de la pleine réalisation du spirituel dans ce monde. Comme au moment de la création, le Verbe n’est plus cantonné dans l’autre monde. L’idéal peut s’inscrire dans le réel, dans le temps et dans l’espace, dans la vie quotidienne ; en la personne de Jésus les hommes en ont l’exemple.»[7]


[1][1] Chantal Delsol, La fin de la Chrétienté, Cerf, Paris 2021, p.121

[2] Ibid. : p.169

[3] Ibid. : p. 151

[4] Ibid. : p.125

[5] http://agora.qc.ca/documents/gaia--gaia_et_leco-evolution

[6] Gustave Thibon, Les hommes de l’éternel, Paris, Mame, 2012, respectivement, p. 217, 215 et 46.

[7] Daniel Cérézuelle, La technique et la chair, Éditions de L’Écappée, Paris 2021

Extrait

« La vérité doit cesser d’être une proposition ou un dogme pour devenir un halo de lumière, un espoir qui tremble, une chose insaisissable qu’on attend avec des rêves de mendiant. Le contraire de ce qu’en ont fait d’abord la religion chrétienne instituée et conquérante, puis, dans son sillage, les idéologies du XXe siècle. »

 

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