Richardson Samuel
«Ce ne fut que vingt ans [après la publication en 1719 des Aventures de Robinson Crusoé par de Foe] plus tard que le roman anglais osa s'avouer enfin lui-même comme une fiction destinée à plaire et à instruire. Richardson l'inaugura par trois ouvrages, dont le second est un chef-d'oeuvre, Paméla, Clarisse Harlowe et Grandisson. Jamais la physionomie d'une société ne s'était empreinte plus profondément dans les oeuvres de l'imagination. Richardson est l'Homère de la vie privée, le peintre délicat et minutieux des moeurs, des événements et des passions de la classe moyenne. Il reproduit admirablement l'esprit de puritanisme mitigé qui dominait alors en Angleterre. Ce n'est plus, sans doute, le fier et rude fanatisme des Pym et des Harrisson il n'en est resté qu'une nuance générale de pruderie grave , une teinte d'ascétisme domestique. On reconnaît cette bourgeoisie moitié commerçante, moitié dévote, qui a fermé, depuis cent cinquante années, la masse active et triomphante de la société anglaise.
Cette couleur, en quelque sorte historique et locale, n'est qu'un mérite secondaire dans les romans de Richardson: sa véritable gloire, ce qui assure la durée de ses œuvres, c'est la conformité de ses créations aux traits immortels de la nature morale. Comme Shakspeare, quoique avec moins de largeur, il sait se transformer dans les personnages qu'il invente: il vit avec eux et en eux, et nous contraint à partager son illusion. Il est vrai que ce n'est pas comme ce grand poète, par des traits rapides et impérieux qu'il subjugue notre imagination; il l'enlace peu à peu par mille nœuds inaperçus, mais indissolubles, dans tous les fils de sa longue trame. Paméla, Clarisse, Clémentine, Henriette Byron, deviennent pour nous des connaissances intimes, des amis. Puis quand l'écrivain s'est rendu maître de notre âme, avec quelle puissance il l'agite, la tour monte et quelquefois la déchire! Le talent de Richardson dans ses scènes les plus tragiques, dit Walter Scott, n'a jamais été et probablement ne sera jamais surpassé.
[...]
[Richardson] n'est pas un peintre d'histoire dessinant à grands traits d'héroïques figures: c'est un portraitiste exact et fin qui poursuit dans tous leurs détails de mobiles physionomies, qui les fait poser sous tous les jours et sous toutes les attitudes, qui analyse et exprime fidèlement les nuances les plus légères. [...] Son récit est une description faite à la loupe, où tout est vrai, mais long.»
JACQUES DEMOGEOT, Histoire des littératures étrangères : considérées dans leurs rapports avec le développement de la littérature française. II, Littératures septentrionales : Angleterre, Allemagne, Paris, Hachette, 1880, p. 132 et suiv. (Voir ce document)
Chateaubriand sur Richardson
«Les romans, toujours à la fin du dernier siècle, avaient été compris dans la proscription générale. Richardson dormait oublié : ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société inférieure, au sein de laquelle il avait vécu. Fielding se soutenait bien ; Sterne, entrepreneur d'originalité, était passé. On lisait encore Le Vicaire de Wakefield.
Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce qu'on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité : l'ouvrage le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas ; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître ; la révolution qui s'opère en abaissant l'aristocratie et en élevant les classes moyennes rendra moins sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d'un langage inférieur.
[...]
«Vivent les romans en lettres et sans lettres, où les sentiments ne se détruisent que par la violence, où ils ne cèdent jamais à ce travail caché au fond de la nature humaine; fièvre lente du temps qui produit le dégoût et la lassitude, qui dissipe toute illusion et tout enchantement, qui mine nos passions, fane nos amours et change nos coeurs comme elle change nos cheveux et nos années.
Cependant, il est une exception à cette infirmité des choses humaines : il arrive quelquefois que, dans une âme forte, un amour dure assez pour se transformer en amitié passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre les qualités de la vertu ; alors il perd sa défaillance de nature et vit de ses principes immortels. Richardson a merveilleusement représenté une passion de cette sorte dans le caractère de Clémentine.»
CHATEAUBRIAND, Essai sur la littérature angloise, Paris, Garnier, 1861, reproduit par Academia - Gallica/BNF