Vie et oeuvre de Richardson

Augustin Filon
Richardson était le fils d'un charpentier du Derbyshire. Il avait douze ans lorsque les jeunes filles du village le choisirent, à cause de sa douceur et de sa finesse, pour leur faire la lecture à haute voix. Elles lui confiaient leurs secrets d'amour et l'employaient à écrire leurs lettres. Un tel début dans la vie annonçait un romancier, pourtant la vocation mit près de quarante ans à se produire. A quinze ans, le fils du charpentier vint à Londres. Apprenti imprimeur, puis ouvrier, puis maître imprimeur, il épousa la fille de son premier patron, Wylde. Économe et laborieux, sa maison prospéra. Le speaker Onslow lui confia l'impression des procès-verbaux de la Chambre. Il avait près de cinquante ans, lorsqu'un de ses amis lui demanda un livre de lectures pour les filles de campagne qui venaient se placer à Londres : en trois mois, il écrivit Paméla.

L’héroïne du livre est une jeune paysanne née de parents très pauvres, mais très honnêtes. Elle est remarquée par une grande dame, qui la prend à son service comme femme de chambre et lui fait donner, à ce qu'il semble, l'éducation d'une demoiselle. Cette dame venant à mourir, son fils trouve dans l'héritage la jolie femme de chambre. Il essaye de prendre des libertés avec sa servante. Elle résiste : on la renvoie, Mais, au lieu de la conduire chez ses parents, le cocher qui l'emmène prend, d'après ses instructions secrètes, le chemin d'une autre maison appartenant au jeune B.

Dans cette maison, elle est retenue prisonnière; son geôlier est une horrible femme de charge, type de virago que l'on retrouve dessiné avec plus de vigueur et de vraisemblance dans Clarisse. Après avoir inutilement essayé de s'enfuir avec l'aide d'un jeune clergyman aussi niais que poltron, après avoir subi toutes sortes d'indignités, et en particulier les ignobles tentatives dirigées par son maître contre sa vertu, elle voit tout à coup les choses changer de lace, alors que l'impatience et le dégoût du lecteur sont à leur comble. C'est vers le troisième ou le quatrième volume que ce charmant monsieur B. s'avise de se faire aimer. Dès qu'il essaye, il réussit. Mieux encore, Paméla s'aperçoit qu'elle l'a toujours adoré. Il se convertit, épouse Paméla, et montre, à partir de cet instant, une délicatesse de sentiments qui rend les brutalités du début aussi invraisemblables qu'elles sont impardonnables. Cette mégère de mistress Jewkes devient le modèle des house-keepers respectueuses et dévouées. Paméla ne fait aucune difficulté de l'embrasser et de l'avoir pour témoin de son mariage. Le roman est fini. L'auteur, sans pitié comme sans goût, le prolonge encore pendant plusieurs volumes. Il marie sa Paméla avec autant de minutie qu'il enterrera plus tard Clarisse, ne nous faisant grâce, ni des propos insipides des voisins et des domestiques, ni des gauches compliments que la beauté et la bonne tenue de Paméla inspirent à ceux qui la voient. .À peine a-t-elle parti, toute la haute société est à ses pieds. Elle n'a pas encore ouvert la bouche, on admire son esprit. Les gentlemen, après avoir bu chacun deux bouteilles de bordeaux après le dîner, s'en retournent enchantés de son hospitalité.
Ce livre affiche des prétentions hautaines à la morale. Paméla a pour sous-titre: La Vertu récompensée. Comment est-elle récompensée? Par de l'argent. Chacun est rémunéré selon la même arithmétique et d'après une sorte de proportion, en espèces monnayées ayant cours, à l'effigie du roi George, ou en marchandises dûment expertisées cinquante guinées à celui-ci, vingt à celui-là, cinq, trois, deux guinées à tel ou tel; un habit de drap au père de Paméla, une robe de soie à sa mère, une ferme à tous deux, plus cinquante livres par an. Quant à Paméla elle-même, elle reçoit, pour ainsi dire, à genoux, la main du misérable qui a voulu se glisser dans son lit, sous la cornette de nuit d'une servante, il est vrai que ce misérable est riche. La morale, à la fois puritaine et commerciale, de Richardson, n'en demande pas davantage.


Clarisse Harlowe
Dans Clarisse, l'idéal se relève, la morale se purifie, la psychologie est plus profonde. Ce n'est pas que le caractère de Clarisse plaise au premier abord. Elle a les défauts de sa famille: elle est fausse, orgueilleuse, colère. On n'aime pas qu'une ingénue de dix-huit ans ait des accès de fureur à déchirer son bonnet et ses manchettes. Il est impossible au lecteur de savoir si elle s'enfuit de la maison paternelle par amour pour Lovelace ou par aversion pour Solmes, qu'on veut lui faire épouser. Pourquoi, une fois hors de chez elle, ne se réfugie-t-elle pas chez des personnes de son sexe et de son rang? Pourquoi n'épouse-t-elle pas Lovelace? Parce qu'il est un libertin et qu'elle prétend le convertir auparavant. La raison est médiocre. Le salut de son amant devrait moins la préoccuper que son honneur, qu'elle compromet en vivant sous te toit d'un débauché. Ce qui étonne, c'est qu'elle ne sait pas, en effet, compromise, et que tant de gens lui témoignent encore de l'amitié et du respect.

À partir du moment où Clarisse est déshonorée, elle devient sublime, et le roman quitte les sentiers vulgaires. Elle a été prise malgré elle, soit du moins, elle ne se donnera pas de son plein tiré à celui qui l'a flétrie, elle ne ratifiera pas en quelque sorte, au pied de l'autel, l'infâme surprise dont elle a été la victime. L'âme restera libre, et quant à la souillure physique, puisqu'elle n'a pas d'autre moyen de l'effacer, elle en mourra. Le caractère de Lovelace appelle de nombreuses critiques. Sa méchanceté est excessive, et on ne voit pas trop à quoi elle sert. Ce séducteur, pour tout exploit, obtient, à l'aide d'un narcotique, la possession d'une jeune dame endormie. Il la retient dans une maison verrouillée de haut en bas, gardée par une demi-douzaine de personnes. On nous vante la bonne grâce de Lovelace, mais nous ne pouvons guère juger que de son effronterie En beaucoup de points, il rappelle le maître de Paméla. Du moins, reste-t-il jusqu'au bout tel que l'auteur l'a posé dès le début. Au lieu d'un piteux et fade repentir, la mort de sa victime bien-aimée lui inspire un accès de colère sauvage, furieuse, effrayante : il faut l'attacher. La fièvre seule vient à bout de lui. Cet homme grandit dans le mal comme Clarisse dans la vertu.

Dès que Clarisse a rendu le dernier soupir, nous voudrions fermer le livre. Outre la mort de Belton qui n’est guère utile, il nous faut subir la mort de maman Sinclair, qui est hideuse, le repentir des Harlowe, ce repentir si peu vraisemblable et si peu intéressant; il nous faut suivre, à travers toute l'Angleterre, le corbillard de l'héroïne, assister à toutes les cérémonies, la voir déposée dans le caveau de la famille, lire le testament et les lettres funèbres de Clarisse. Or, ces lettres, si délicatement qu'elles varient le même sentiment, sont monotones. Richardson. comme les gens timides et peu habitués au monde, ne sait pas prendre congé.

Rien ne nous a plus étonné que la punition de Lovelace par l'épée du colonel Morden. L'idée est d'un profane et d'un mondain, elle est indigne d'un homme pieux, qui ne pouvait considérer le duel comme le jugement de Dieu. Pourquoi cette tache de sang sur le blanc linceul de Clarisse?


Sir Charles Grandison. Influence de Richardson sur la littérature.
Après la paysanne, la bourgeoise. Il restait à Richardson, pour compléter sa trilogie, à aborder la peinture de la haute société. Cette fois, il donna le beau rôle à un homme, sir Charles Grandison, et l'arma de toutes les perfections qui peuvent rendre la vertu ennuyeuse et ridicule. Horace Walpole écrit dédaigneusement: «C'est le grand monde tel qu'un libraire peut le peindre, c'est l'amour tel qu'un ministre méthodiste peut se l'imaginer.» Lord Chesterfield, plus équitable, mêle l'éloge à la critique : «Richardson, écrit-il, m'a envoyé son Grandison en quatre volumes, qui m'amuse assez. C'est trop long, et il y a beaucoup de pur bavardage. Quand il veut monter ultra crepidam et se risquer dans le high life, il se trompe lourdement. Mais, pour être juste, il ne méconnaît jamais la nature, et il a certainement. beaucoup de science et d 'adresse à peindre comme à intéresser le cœur. »

Que sont ces railleries de grands seigneurs à côté de l'enthousiasme, de l'émotion, des larmes de la foule Lorsque Clarisse allait mourir, l'auteur recevait des lettres innombrables, dont le papier était trempé de pleurs et qui le suppliaient de sauver la vie à l'héroïne. Dans les villages, à la veillée, on lut Paméla. A Slough, dans le comté de Buckingham, lorsque les paysans touchèrent au dénouement, ne sachant comment témoigner leur joie eu voyant la fille du père Andrews heureusement mariée à un squire, ils eurent l'idée de courir à l'église pour sonner les cloches. Bientôt Paméla et Clarisse passèrent le détroit et arrivèrent à Paris : Diderot les reçut dans ses bras. Les Français dépassèrent les Anglais dans leur engouement. Ce fut comme une fièvre, une folie. Pour comprendre l'admiration des contemporains, il faut se placer de leur point de vue. Pour eux, Richardson était l'inventeur de la tragédie bourgeoise, l'Eschyle de la vie ordinaire, le créateur d'un genre qui élevait à la hauteur des Atrides ou des Labdacides, la famille Andrews et la famille Harlowe, c'est-à-dire nous tous, ignobile vulgus, gens sans nom et sans histoire. Jusque-là, on n'avait fait que rire aux dépens de ces personnages inférieurs. Désormais, le premier venu pouvait être le héros d'une Orestie. On croyait avoir fait une grande découverte littéraire, et on avait raison. Trente ans plus tard, la Révolution française mettra cette tendance en action, et, sous cette influence, Gœthe écrira Hermann et Dorothée, qui fait monter encore d'un degré lés Andrews et les Harlowe, en les élevant de la tragédie à l'épopée.

C'est donc avec respect qu'il faut traiter les fautes de Richardson puisque ces fautes ont fait école. Il a inventé ce roman où l'art consiste à négliger tous les préceptes de l'art, où l'accumulation de détails étrangers à l'action, où la répétition des mêmes scènes et des mêmes sentiments, produisent plus d'effet que la précision, le goût, la justesse et l'ordre n'en ont jamais produit. Ce je ne sais quoi qui tient lieu de tout, c'est la passion elle-même, qui vibre dans Paméla et surtout dans Clarisse. En reconnaissant son accent, en l'entendant parler pour la première fois, le monde eut comme un tressaillement. Un vieil imprimeur puritain venait, avant l'abbé. Prévost, avant Jean-Jacques, de lui révéler le véritable langage de l'amour.

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