Enjeux
«La biologie contemporaine et la vision systémique du monde vivant ont inspiré trois chercheurs qui s'illustrent dans le domaine du changement durable dans les organisations. Peter Senge, ingénieur diplômé de Stanford, est titulaire d'une maîtrise en modélisation des systèmes sociaux et d'un doctorat en management du mit, où il est maintenant conférencier senior ("Senior Lecturer"). Il est le fer de lance de la «learning organization». Son collègue Fred Kofman a fondé
Leading Learning Communities, une organisation à caractère éducatif qui intègre les dernières recherches dans les domaines de la science économique, de la stratégie, de la philosophie, des sciences cognitives, de la pensée systémique et de l'apprentissage organisationnel. Le docteur Kofman a reçu la distinction de "professeur de l'année" à l'université de Berkeley et au MIT. Enfin, Margaret Wheatley est une conférencière recherchée. Diplômée de Harvard, où elle a obtenu un doctorat sur le comportement humain dans les organisations, elle a fondé l'Institut Berkana, un organisme à but non lucratif consacré à la science, à l'éducation et à la recherche. Son livre
Leadership and the New Science s'est mérité le titre de "meilleur livre sur le management" en 1992. Elle a également fondé un réseau de «cercles de conversation»,
From the Four Directions, qui s'étend à travers le monde. Les réflexions qui suivent m'ont été inspirées par leurs travaux.
Fred Kofman et Peter Senge attribuent les problèmes récurrents de nos organisations à trois caractères fondamentaux du paradigme dominant:
la fragmentation,
la compétition et
la réaction.»
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«Dans un précédent numéro de
L'Agora (vol. 4, no.3)
, j'ai parlé de ce qu'on appelle parfois la "théorie de Santiago",
une théorie de la cognition développée par les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela. Selon les deux auteurs, la cognition est le processus de création de la Vie. Pour eux, «l'acte cognitif n'est pas le simple miroir d'une réalité objective externe, mais plutôt un processus actif, enraciné dans notre structure biologique, par lequel nous créons véritablement notre monde d'expérience»
. En d'autres termes, lorsqu'un système vivant interagit avec son environnement, ce ne sont pas les perturbations de l'environnement qui déterminent ce qui survient dans l'être vivant, comme une force extérieure qui s'exercerait sur lui (causalité linéaire), c'est plutôt de l'intérieur que le système transforme sa propre structure en réaction à l'agent perturbateur (adaptation). Dans les systèmes vivants, les changements se produisent à l'intérieur du réseau d'interrelations qui caractérisent tous les systèmes complexes. Or, le domaine cognitif (ensemble des interactions possibles déterminées par la structure du système) croît avec la complexité du système vivant. Il va sans dire que les organisations humaines (systèmes vivants très complexes) ont un domaine cognitif presque illimité.
Fortement influencée par la "théorie de Santiago" , Margaret Wheatley rappelle que la Vie tire sa capacité de changement de sa liberté de se créer, de s'"auto-organiser" . Quand un système vivant est perturbé par une modification de son environnement, le système choisit de quelle façon il se laissera déranger par cette nouvelle information. Si la perturbation est très importante et que le système ne peut pas la traiter dans son état actuel, alors il va changer. Il va abandonner son ancienne façon d'être et se réorganiser en intégrant la nouvelle information autour de nouvelles interprétations et de nouvelles significations. Le système va devenir différent parce qu'il comprend le monde différemment. La liberté, qui a toujours été considérée comme une notion philosophique, politique ou spirituelle, apparaît aujourd'hui, en biologie, comme une condition inaliénable de la Vie.
Si nous pouvions comprendre que cette liberté de se créer, de s'auto-organiser, est aussi essentielle dans nos organisations, nous pourrions travailler avec cette grande force plutôt que de composer avec les conséquences de l'avoir ignorée. On ne peut se soumettre à la volonté de quelqu'un d'autre qu'en abdiquant notre liberté, autrement dit en "faisant le mort". Le sacrifice de la vitalité et de la créativité de l'organisation est le lourd tribut à payer pour les rigidités du système: règles strictes, structures et descriptions de tâches rigides, forte hiérarchisation, etc. Margaret Wheatley écrit que si nous voulons transformer nos organisations: «Nous devons cesser de décrire les tâches et plutôt faciliter les processus. Nous devons devenir maîtres dans l'art de créer des relations, de favoriser la croissance et l'évolution des systèmes. Nous devons développer notre capacité d'écouter, de communiquer (d'apprendre) et de travailler en équipe.»
ANDRÉE MATHIEU, "Le changement durable",
L'Agora, vol. 9 no 4, printemps 2002 (voir
texte intégral)