La collectivité apprenante
Les tentatives de transposition d'une collectivité en ville virtuelle sur le Net sont aussi une mode; le potentiel du Web a entraîné une sorte de course effrénée en ce sens, course qui fait jouir les cyberoptimistes et qui inquiète d'autant les cyberpessimistes. Le phénomène demeure fascinant. On commence à peine à en mesurer les impacts sociaux. On prête à l'outil Internet, à tort ou à raison, toutes sortes de vertus développementales. C'est ce qui nous a attiré.
S'il est vrai que les TIC nous offrent, comme société, une nouvelle façon de faire, elles nous imposent également une nouvelle façon d'être. Car au-delà de la possibilité d'appréhender autrement les problématiques qui affectent les collectivités, les défis liés à l'accessibilité et à l'appropriation des TIC par les membres des communautés et l'analyse de l'incidence qu'ont les TIC sur les relations entre les individus, pour ne nommer que ceux-là, doivent faire l'objet d'une réflexion permanente.
1. L'émergence d'une société nouvelle?
Les projets d'intégration des TIC dans les collectivités pullulent autant en Asie, en Europe, qu'en Amérique du Nord. Le phénomène frappe là où pénètre le Web. Toutefois, l'émergence des free-net au milieu des années 1990, aux États-Unis notamment, indique que les gouvernements locaux n'ont pas eu le monopole des initiatives d'organisation des services à la communauté à partir d'une plate-forme virtuelle (portail). En revanche, la courte histoire des collectivités virtuelles nous montre que les initiatives d'intégration des services peuvent difficilement être réalisées sans qu'elles soient soutenues, directement ou indirectement, par les pouvoirs publics (par l'un des paliers de gouvernement ou institutions financées par l'État). Le paysage mondial des collectivités virtuelles nous apprend également que le degré de «présence» des gouvernements locaux dans les projets de portail collectif varie d'un projet à l'autre en fonction de la structure, de la culture et de l'histoire politique du pays, de la région ou de la localité.
Bien sûr, certaines expériences se sont avérées salutaires et ont permis de décloisonner des collectivités en les branchant sur le reste du monde et de les faire entrer de plain-pied dans l'économie du XXIe siècle, alors que d'autres n'ont pas livré les fruits escomptés. En cours de route, les gestionnaires de projets se sont rendu compte qu'il s'agissait moins de projets technologiques que de projets sociaux et que les implications débordaient largement le simple cadre de dispense de services à la communauté. Des préoccupations d'ordre social ont émergé, comme l'isolation et l'exclusion des usagers (la fracture numérique), la démocratie locale, le développement communautaire, économique et social ainsi que le commerce électronique notamment. C'est pourquoi les TIC, autant pour le potentiel de développement qu'elles offrent que pour leur capacité à faciliter le cadre relationnel dans une collectivité, sont devenues un élément stratégique du développement local.
2. Le phénomène au Québec
Le phénomène marqué par l'intégration des technologies de l'information dans les collectivités n'est pas très développé au Québec. Bien sûr, nombreuses sont les initiatives de portail visant à regrouper de l'information et des services à l'attention d'une clientèle spécifique. On n'a qu'à penser au site Web du regroupement des organismes communautaires d'un territoire, au portail jeunesse régional ou encore au site du réseau des centres de la petite enfance d'une municipalité régionale de comté. Mais les projets intégrant tous les services offerts aux citoyens dans les collectivités de moyenne et de petite taille (publics, parapublics, communautaires, récréatifs, culturels, etc.) sont plutôt rares. Les villes de Bromont et de Bécancour ainsi que le projet Arrondissement.com dans le quartier Hochelaga/Maisonneuve/Mercier à Montréal, demeurent des cas d'exception.
Le projet de recherche sur le développement des collectivités locales et régionales par les technologies de l'information, lancé en 2001 par le Centre francophone d'informatisation des organisations (CEFRIO) nous a permis d'explorer le phénomène et de proposer un concept de collectivité apprenante en tenant compte des caractéristiques de la société québécoise. Lors de l'élaboration de notre projet, nous avons pris position assez tôt en affirmant que la municipalité doit jouer un rôle prépondérant dans la conception et la mise en œuvre d'une telle initiative. Il nous semble en effet difficile, voire impossible, d'initier un projet qui se veut intégrateur des services d'une collectivité sans l'appui bien senti du gouvernement local. D'abord, c'est à la municipalité, à notre avis, que revient le rôle de proposer une vision à la collectivité et c'est elle qui incarne le mieux, à cet égard, le milieu de vie auquel aspire la collectivité. Ensuite, parce qu'elle dispense les services de proximité, c'est l'instance publique la plus proche du citoyen et enfin celle qui sur les plans du leadership et des finances est la plus porteuse et la plus stable pour en assurer la pérennité. Évidemment, pour que «la ville» s'approprie un projet de collectivité apprenante, il est impératif que le premier magistrat de la municipalité ainsi que les membres du conseil municipal y adhèrent, d'où l'importance de les sensibiliser au potentiel d'Internet.
Or nous constatons que pour les municipalités du territoire québécois, la perspective d'optimiser des processus internes et d'améliorer l'accessibilité des services offerts aux citoyens à l'aide d'Internet ne semble pas être une grande préoccupation. Deux constats ont été faits. Il semble d'abord que les administrations municipales ont une profonde méconnaissance du potentiel que peuvent offrir les technologies de l'information dans la gestion publique locale. Ce manque de sensibilité induit la seconde évidence : la volonté politique à la fois frileuse et diffuse sur le territoire fait en sorte que le Québec se tient à l'écart des grands enjeux que soulèvent les TIC en matière de développement, de prestation efficiente de services, de relation de proximité entre administrateurs et administrés et de participation des citoyens dans les processus de prise de décision.
La réalité nous montre que les administrations locales sont généralement enfermées dans des paradigmes de gestion plus ou moins traditionnels. Le recours au virtuel dans les processus de prestation de services publics, qui commandent souvent une remise en question des façons de faire, est loin d'être acquis dans les administrations publiques locales. La plupart des initiatives qui prennent la forme d'un portail ont été conçues en fonction de l'organigramme de l'administration plutôt qu'en fonction des besoins des citoyens. Pourtant, certaines applications, notamment celles qui se traduisent par une transparence accrue dans le processus de prise de décision ou par une efficacité accrue dans la prestation de services, montrent un potentiel d'ouverture certain.
Cette ouverture ne dépend pas seulement de la volonté ou de la vision des dirigeants ou même de la culture organisationnelle de l'administration publique, elle est aussi tributaire de la sensibilité de l'ensemble de la collectivité à l'égard du potentiel des TIC. Malgré le fait que ce potentiel soit encore peu connu par les acteurs des collectivités locales et que le phénomène ne fait qu'émerger au Québec, nous estimons que les TIC offrent tout de même de nombreuses avenues quant à l'organisation de l'information et des services offerts au citoyen, au soutien qu'elles peuvent apporter aux réseaux et à la cohésion des actions qu'elles peuvent générer sur un territoire.
3. Le concept de la collectivité apprenante
Le concept de collectivité apprenante est fondé sur l'intégration des TIC comme soutien au développement des collectivités. L'idée est largement inspirée de celle de l'organisation apprenante qui prône le partage de l'information, la responsabilisation, la valorisation, le réseautage au sein même de l'organisation, l'autonomie dans la prise de décision et la recherche du sens que l'on peut donner à ses actions. On a mis du temps à découvrir les vertus de cette approche qui, par ricochet, finit par améliorer la productivité et par conséquent, permet d'atteindre des objectifs de rentabilité. Appliqué à la collectivité, le même raisonnement nous semble porteur en matière de développement local. On comprend que le portail, dans cette conception de la dynamique territoriale, ne représente qu'un outil, la pointe de l'iceberg; la partie submergée représentant l'ensemble des activités de mobilisation, de réseautage, de programmation, de coordination, de conception et de développement.
Notre projet de recherche comporte trois volets. Premièrement, à partir de la littérature et de l'analyse de nombreuses expériences menées à travers le monde, nous avons identifié cinq dimensions qu'il est important de considérer dans le processus de conception d'un projet de collectivité apprenante.
–Le portail : le portail collectif intègre l'ensemble des informations et des services à la collectivité. L'exercice commande un solide partenariat de la part de l'ensemble des acteurs d'une communauté ;
– La culture : le portail favorise l'usage local et tend vers le développement de fonctionnalités informationnelles, transactionnelles et relationnelles ;
– Le réseautage : le portail favorise le réseautage des acteurs de la communauté et le développement de mesures favorisant l'appropriation des TIC (formation, points d'accès public, activités) ;
– La gestion : la conception et le développement du portail sont assumés par un collectif local représentatif de la communauté ;
– Le développement : le projet s'inscrit comme appui à une stratégie en matière de développement local qui porte notamment sur les notions de partage d'information au sein d'une communauté et de diffusion de la collectivité sur la Toile.
Nous avons par la suite défini ce que pourrait être un système d'information dans une collectivité. Fondé sur les actifs collectifs (capital humain, capital social, capital économique, capital physique et capital stratégique), le système met en présence les cinq acteurs génériques d'un territoire, à savoir la municipalité, les entreprises, les organismes intermédiaires, les institutions et les citoyens. Nous avons ensuite identifié les capacités respectives de chacun des acteurs (combinaison optimale des actifs collectifs) qui sont de nature à influencer les différentes dynamiques d'un milieu (économique, sociale, communautaire, touristique, culturelle, etc.). Le troisième et dernier volet de notre démarche est de proposer un modèle de conception et de développement d'un système d'information pour la collectivité.
Nombreux sont les auteurs qui ont tenté de définir la collectivité qui veut accroître son bien-être collectif par l'usage des TIC. Une de ces définitions, celle de Gilles Paquet (Smart Communities and the Geo-Governance of Social Learning, working paper 01-02, Centre of Governance, University of Ottawa, January 2001, 29 p.), illustre bien les objectifs de cohésion et de coopération que suggère un concept de collectivité fondé sur l'apprentissage. «Les cités intelligentes sont des unités territoriales, qui peuvent varier en taille d'un grand voisinage jusqu'à des cités régions considérables, dont les résidents, les organisations et les appareils de gouvernance utilisent les NTIC pour transformer leurs systèmes locaux et régionaux de manière significative. Cela se fait tant par la coopération entre les secteurs privé, public, éducationnel et civique que par une mobilisation des citoyens pour en faire des membres actifs capables de contribuer à l'intelligence collective».
La définition de Paquet témoigne parfaitement bien du potentiel que permet l'outil Internet. Notre travail nous a amené à définir le concept dans une perspective plus large qui est davantage fondée sur l'apprentissage collectif : «Une collectivité apprenante est une entité territoriale où la population (individus et organismes publics et privés) est mobilisée pour nourrir un état de veille permanente. Les citoyens échangent, via entre autres les TIC, puis expérimentent les façons de faire les plus porteuses en matière de développement, contribuant ainsi aux savoirs collectifs».
La construction d'un projet de collectivité apprenante repose sur trois assises : l'engagement de l'ensemble des acteurs locaux, le financement adéquat et l'adaptation du projet en fonction du citoyen. La préoccupation de placer le citoyen au cœur du projet doit se traduire par des actions visant à l'informer sur l'orientation du projet, le former, le consulter et lui permettre d'influencer l'évolution du projet.
Conclusion
En cours de route, nous avons constaté que la portée d'un projet de collectivité branchée s'est révélée beaucoup plus grande que ne l'indiquaient les apparences. En fait, les technologies de l'information remettent en question les façons de penser et les façons d'agir des individus dans leur rôle de travailleur, d'élu, de gestionnaire et de citoyen. L'adaptation à un «outil virtuel» qui permet de transformer le «réel» exige des efforts. Ce changement de paradigme requiert un travail d'introspection et un apprentissage constant. C'est dans cet esprit qu'a surgi le concept de collectivité apprenante où chacun des individus est désormais investi du devoir d'intégrer dans ses habitudes l'usage des TIC pour pouvoir participer pleinement aux activités de sa communauté. Dans une perspective à plus long terme, cette lente mutation, nourrie par le développement des technologies (lire les entreprises privées en quête de nouveaux et lucratifs marchés), n'offre guère d'autre choix aux citoyens.
Mais attention, les perspectives d'apprentissage que permettent les TIC ne se limitent pas à la maîtrise des outils informatiques. Le soutien au réseautage, la transparence des gouvernements locaux qui est de nature à faciliter l'exercice de la démocratie par les citoyens, la nécessité d'une cohésion pour mettre en œuvre un projet (ne serait-ce que pour échanger de l'information et partager des bases de données), peuvent conduire au développement de compétences collectives distinctives; bref, la technologie devient prétexte à la cohésion territoriale.
Pour reprendre l'énoncé de Jacques Dufresne sur l'esprit du colloque Philia 2003,
«Il serait effectivement absurde de prétendre pouvoir créer l'amitié civique par des moyens techniques semblables à ceux qui permettent de construire des institutions et d'y attirer des experts. Elle ne peut pas être le produit d'une forme quelconque d'engineering social.» Nous n'avons pas la prétention de détenir le moyen qui pourrait faire renaître l'amitié civique, ni d'incarner la cause qui pourrait amener son éclosion. Au mieux, pouvons-nous proposer une façon qui permettrait d'accroître la rapidité de transmission, de fédérer des réseaux qui œuvrent en silo, comme dans certaines entreprises et corps publics, et de favoriser l'émergence de quelque chose que l'on pourrait qualifier de cohésion dans un objectif de bien commun. Au pire, comme le prétend Putnam, Internet continuera de sécréter un fiel corrosif sur le tissu social et le capital relationnel dans les collectivités, comme l'a fait la télévision.
Soyons clair, Internet ne génère pas de relations sociales, ni ne construit de réseaux sociaux. Il a cependant la capacité d'atténuer les contraintes techniques, temporelles et spatiales tout en favorisant une intensité renouvelée dans les échanges. Nous ne sommes ni cyberoptimistes, ni cyberpessimistes. Nous sommes plutôt cyberréalistes. En somme, nous avons le choix. Ou bien nous nous laissons investir par les technologies, sans dire mot. Ou bien nous faisons le pari que les TIC peuvent être mises au service des collectivités.
Note
1. Paquet, Gilles, Smart Communities and the Geo-Governance of Social Learning, working paper 01-02, Centre of Governance, University of Ottawa, January 2001, 29 p.