Essentiel
Voici la thèse de Eugen Fink sur le jeu humain comme symbole du Monde :
«Le Monde règne en tant que jeu.
Le jeu humain a une transparence cosmique.
Il faut penser le mouvement total du Monde
à partir du concept de jeu . 1
Dans la perspective de Fink, le jeu humain n'est plus relégué à la périphérie de l'existence sérieuse. Il est beaucoup plus que la détente superficielle, simple copie de la vie quotidienne. Par ses traits essentiels, le jeu humain nous révèle une profondeur de l'Être. Il symbolise le jeu du gouvernement du Monde. En lui brille la lumière du tout et se dévoile le mouvement universel de l'Être comme jeu. Le caractère d'irréalité du jeu n'est point celui d'une copie de la vie mais celui d'un symbole de l'Être qui englobe toute chose et toute activité.
En jouant, nous comprenons le tout agissant autrement qu'en travaillant, qu'en luttant ou que dans l'amour et le culte des morts (2).
Nous saisissons alors le gouvernement du Monde comme processus d'individuation, de croissance et de déclin des êtres particuliers. La "course du Monde" est ce jeu de l'apparition, du développement et de la disparition des êtres finis. Le jeu humain devient ainsi le témoin de l'ordre du monde et de ce "feu éternellement vivant" dont parle Héraclite. Ce feu se manifeste au fond de chaque être comme activité libre, imprévisible, gratuite et pourtant réglée.
Héraclite, quelques siècles avant notre ère, exprimait ainsi cette intuition profonde :
Le temps est un enfant qui joue au tric-trac : royauté d'un enfant.»
1- Fink,
Le jeu comme symbole du monde. Paris, Les Editions de Minuit, 1966, p. 118.
La thèse de Fink permet de mieux comprendre ce passage de Platon dans Les lois, où il est dit - chose étonnante- que l'homme est un jouet fabriqué par Dieu, que c'est là la plus excellente de ses qualités et qu'il faut s'en rendre digne en jouant les jeux les plus beaux.
«L'ATHÉNIEN Je dis qu'il faut s'appliquer sérieusement à ce qui mérite nos soins et ne pas s'appliquer à ce qui ne les mérite pas, que Dieu par sa nature est digne de toute sorte de religieux empressements, mais que l'homme, comme je l'ai dit plus haut, est un jouet fabriqué par Dieu et que c'est là la plus excellente de ses qualités. II faut donc se conformer à cette destination et c'est en jouant les jeux les plus beaux, que tout homme et toute femme doivent occuper leur vie, et prendre des sentiments tout opposés à ceux qu'ils ont à présent.
CLINIAS Comment cela ?
L'ATHÉNIEN Ils croient aujourd'hui qu'il faut s'occuper des choses sérieuses en vue des amusements, et ils sont persuadés que la guerre, qui est une affaire sérieuse, doit être dirigée en vue de la paix. En réalité la guerre n'est point de nature à nous amuser et ne peut d'autre part ni ne pourra jamais nous donner d'instruction digne de ce nom, et c'est ce qui, selon moi, est la chose la plus digne de nos soins. Aussi est-ce dans la paix qu'il faut que chacun passe la plus grande partie de sa vie, et de la façon la plus vertueuse. Quelle est donc la vraie manière de passer sa vie en jouant ? et à quels jeux faut-il s'adonner ? II faut faire des sacrifices, chanter, danser, afin de se rendre les dieux propices, de repousser les ennemis et d'être victorieux dans les batailles. Par quelles sortes de chants et de danses on peut obtenir ces deux avantages, j'en ai donné les modèles et tracé pour ainsi dire les routes qu'il faut suivre, persuadé que le poète a raison quand il dit : "Télémaque, tu trouveras toi-même en ton esprit une partie de ce qu'il faut dire ; un dieu t'inspirera le reste ; car je ne pense pas que tu sois né et que tu sois grand malgré les dieux (
12)." Il faut que nos nourrissons pensent de même et croient que ce que nous avons dit est suffisant, et qu'un démon ou un dieu leur suggérera ce qui leur reste à apprendre au sujet des sacrifices et des choeurs, par exemple pour quels dieux en particulier et à quel moment ils célébreront des jeux et se rendront les dieux propices pour passer leur vie conformément à leur nature, comme il convient à des êtres qui ne sont guère que des automates et n'ont que peu de part à la vérité.
MÉGILLOS Tu ravales bien bas la nature humaine, étranger.
L'ATHÉNIEN Ne t'en étonne pas, Mégillos, mais excuse-moi. Si j'ai parlé comme je l'ai fait, c'est sous l'impression que me cause la vue de la divinité. Je te passe donc que le genre humain n'est point méprisable, si cela te fait plaisir, et qu'il mérite quelque attention. »
PLATON,
Les Lois, Traduction Émile Chambry, (1864-1938), Livre VII.
Édition électronique de Philippe Remacle, F.D. Fournier et J.P. Murcia.
Source: Jean Proulx,
Le jeu, le rite, la fête.