Valéry et le jeu

Jeanne-Marie Gingras
L'âme est la femme du corps. Ils n'ont pas le même plaisir, ou du moins, rarement ils l'ont ensemble. C'est l'extrême de l'art ( ... ) de le leur donner.1

    Associer à la notion de jeu celle de plaisir, de fantaisie, de satisfaction personnelle et vouloir ensuite y ajouter le nom de Valéry peut étonner, tant ce nom éveille une impression d'excessive aridité chez le lecteur moyen. Il n'est à cet égard qu'à rappeler le personnage de Teste dont la femme avait peur qu'il ne se rendît invisible à force de contention intellectuelle.2 Tentons néanmoins de parler de Valéry et du jeu en plaçant effectivement ces propos sous le signe du plaisir, sans pour autant renoncer à parler de l'esthétique valéryenne. A quel tour de prestidigitation faudra-t-il alors faire appel? Il suffit tout simplement de faire voler en éclats les nombreux préjugés dont cette oeuvre est victime et oser l'aborder en elle-même, sans vouloir la forcer à s'insérer dans quelque armature préfabriquée. Peut-être réussirons-nous ainsi à ébranler un tant soit peu le mythe de Valéry pour laisser vivre le Valéry mythique dont l'écho résonne en chacun de nous...

    Une image controversée

    Pour accentuer les traits de «l'intellectualisme prémédité» 3 d'un Valéry qu'on veut à tout prix froid, méthodique jusqu'à la manie et se complaisant ( ... ) sans fin dans (s)on propre cerveau ...4 on est prompt à rappeler l'aveu de celui qui affirmait ne point regretter «quatre années passées à tenter à chaque jour de résoudre des problèmes de versification très sévères»5 ou proclamant à qui voulait l'entendre qu'il «n'aim(ait) que le travail du travail»., Ces propos semblent ne laisser aucune place au plaisir et à la fantaisie, mais au contraire confirmer que Valéry «n'a pas vécu, mais médité, tout ce qu'il a écrit»,7 étant bien celui chez qui domine une rigueur desséchée de l'intellect. On peut toutefois créer la confusion chez le lecteur en mettant sous ses yeux des affirmations diamétralement opposées, montrant Valéry comme celui «qui ne connaît, qui n'aime que le corps»8 Il ou rappelant l'affirmation du jeune homme de quinze ans qui disait éprouver «l'horreur des choses prescrites et l'amour de sa fantaisie».9 Affirmation reprise d'ailleurs par le quadragénaire qui se dit toujours «glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte».10 Ne fronçons pas toutefois trop tôt les sourcils devant tant de jugements contradictoires, car ils sont la preuve certaine d'une vigoureuse vitalité dont Valéry aurait été le premier à se réjouir.11

    Ne nous attardons pas à ces querelles, mais cherchons, malgré le cadre restreint de ce travail, à mettre en lumière les droits réels du plaisir et de cette délicieuse liberté que Valéry chantait avec tant d'ardeur au moment de la libération de Paris; celle qui, disait-il, «fait s'éployer à l'extrême dans nos poitrines, je ne sais quelles ailes intérieures dont la force d'enlèvement enivrant nous porte.» 12 Nous prémunissant contre nos habitudes invétérées à tout vouloir aborder rationnellement, le jeu offre donc un excellent biais par lequel nous pourrons mettre en valeur un aspect trop peu souligné par la critique. Celui-ci apparaît d'une part, dans une conception générale de l'art qui est fondée sur l'expérience existentielle de l'homme valéryen et d'autre part, dans ses réflexions sur l'activité créatrice et jusque dans le poème qui, dit Valéry, «doit être une fête».13

    En effet, d'emblée, l'art apparaît comme une activité dont le but n'est autre que le plaisir du créateur d'abord et du lecteur, par la suite. Témoin, cette définition on ne peut plus probante où Valéry explique que tous «les arts ont été créés pour perpétuer, changer, chacun selon son essence, un moment d'éphémère délice en la certitude d'une infinité d'instants délicieux. Une oeuvre, ajoute-t-il, n'est que l'instrument de cette multiplication ou régénération possible.»14 Mais pour comprendre la portée d'une telle définition il faut, sans aucun doute possible, mieux voir quel désir, quelle puissante demande de soi l'art est appelé à combler. Pour ce faire, cherchons les racines existentielles de l'esthétique valéryenne ou, comme le dit Valéry, cherchons les «forces qui engendrent les actes et les formes».15 Celles-ci sont des forces de vie qui cherchent à se frayer une voie vers la lumière. Le désir que l'art est destiné à assouvir chez Valéry, est celui de pouvoir être soi-même, de connaître le jeu harmonieux et total de soi en tant qu'être intelligible et sensible. Examinons donc l'expérience existentielle de l'homme valéryen telle que révélée par l'oeuvre, après quoi nous comprendrons mieux en quoi l'art est ce jeu grâce auquel Valéry croit pouvoir se rapprocher de soi.


    Une «dissonance incarnée : et l'homme est-il autre chose»? 16

    Même le lecteur le moins averti ne peut s'empêcher de remarquer l'essentielle amertume qui se dégage de l'oeuvre de Valéry, quant à sa conception de l'être humain. Comment, en effet, oublier la tristesse de Tityre, le pâtre poète, qui explique à Lucrèce qu'à son avis, ou l'ironie de Socrate racontant à Phèdre la création du monde, puis celle des humains, avec un «reste de fange» ; 18 ou le dépit du vieux Faust «excédé d'être une créature»? 19 Une insatisfaction foncière apparaît dans les paroles de ces personnages où l'homme se révèle rien moins qu'une réussite ...(...) nos larmes (...) sont l'expression de notre impuissance à exprimer, c'est-à-dire à nous défaire par la parole de l'oppression de ce que nous sommes ... 17

    Quelle est cette faille dans l'homme? Valéry l'indique dans ses Propos me concernant, quand il écrit: «Je me trouve intellectuellement en antagonisme fréquent avec ce que je suis organiquement.» 20 L'homme valéryen s'éprouve en effet divisé en lui-même; d'un côté l'organisme, c'est-à-dire le corps avec sa sensibilité et de l'autre, les facultés intellectuelles de l'homme. Il n'est aucun besoin d'insister sur l'importance, pour Valéry, de l'exercice de celles-ci. Qu'il ait écrit: «J'aime la pensée véritable comme d'autres aiment le nu, qu'ils dessineraient toute leur vie»,21 est assez éloquent et ne fait que confirmer ce que tant de critiques ont proclamé. La raison de l'antinomie ressentie par Valéry ne nous apparaît peut-être pas au premier abord; à lire par contre dans les Cahiers : «Je pense en rationaliste archi-pur. Je sens en mystique»,22 nous commençons à comprendre. Sachant que Valéry définit le mysticisme comme une «sensation élémentaire, et en quelque sorte, primitive, la sensation de vivre»,23 il est clair que la coexistence dans un même être d'une sensibilité très grande, donc mise en branle au moindre choc, et d'une intelligence qui cherche à s'exercer dans une grande rigueur, laisse supposer une interférence douloureuse possible.

    De nombreuses observations de Valéry nous permettent de voir ce chassé-croisé où la pensée sort le plus souvent perdante au profit de valeurs irrationnelles dont l'homme ne peut se défaire. Le fonctionnement de la pensée est entravé, puis son objectivité menacée par une dépendance vis-à-vis du corps dont la sensibilité est toute-puissante et tyrannique. Qu'il nous suffise de citer un seul exemple où, au lieu d'un penseur recueilli sur soi, tendu vers un point de concentration de toutes ses forces physiques et psychiques, qui l'unifie et lui confère la grande beauté qu'a saisie un Rodin, par exemple, Valéry nous décrit un être humain rendu grotesque par l'anxiété, véritable champ de bataille où l'esprit lutte et se débat avec le corps pour sauver un peu de sa dignité :

    SNAP-SHOT

    L'être anxieux, en sueur, en tension, entre le gaster gonflé, le coeur peinant et accélé, et les yeux fixes sur un point de l'horizon; luttant, divisé contre soi; l'esprit aux prises avec le souffle et la pesante présence viscérale; le nez froncé, battant; le pied battant en l'air pour faire du temps; tantôt, respirant avec force comme pour réprimer la puissance intestine qui l'oppresse par un appel, plus ou moins conscient, aux vertus de l'air neuf; tantôt accablé, anhélant, masse de vie en peine.

    Et dans ce système de forces antagonistes en fluctuation, les idées ou les signaux de toute nature mentale, leurs réactions et développements divers ...

    Et c'était un homme important ... 24

    L'esprit cherche en vain à se dégager de cette «pesante présence viscérale» et se heurte à une sensibilité qui devient d'autant plus tyrannique qu'elle est réprimée. Harcelé, impuissant à mater cette sensibilité folle qui «brouille l'intensité avec l'importance»,25 l'esprit est obligé de reconnaître la valeur toute relative de la pensée ... Humilié et, en fin de compte, soumis aux caprices de toutes les forces obscures de l'homme, Valéry éprouve une angoisse grandissante devant soi. Dans un passage des Cahiers, celles-ci sont assimilées à l'océan qui recèle une vie mystérieuse; grâce à cette image, Valéry nous fait sentir avec force le vertige que crée chez lui la conscience de la pénible situation dans laquelle l'homme de l'esprit se voit dépassé par les tumultueuses forces qui s'agitent en lui: «Le navire Esprit, écrit-il, flotte et fluctue sur l'Océan Corps».26

    L'aspiration à l'unité et à l'harmonie ...

    Cette trop brève description de l'expérience douloureuse de l'homme témoigne néanmoins de l'hétérogénéité des éléments dont il est composé aux yeux de Valéry. Dans Paraboles, Valéry présente ainsi l'homme comme un être hybride qui n'est «ni Ange, ni Bête».27 Les définissant tous deux comme des «Existences Pures» et l'homme, n'étant ni tout à fait l'un, ni tout à fait l'autre, est donc ce «bizarre être vivant qui s'est opposé à tous les autres, qui s'élève sur tous les autres, par ses ... songes».28 Ces songes, grâce auxquels il s'écarte de la ligne animale, sont produits par l'esprit qui, pour cette raison, se sent une certaine affinité avec les anges. Ceux-ci, hélas, restent des ( ... ) mystères qui brille(nt)Un peu au-dessus du plus haut degré de (s)oi-même . . . 29

    L'ange ne connaît pas la «pesante présence viscérale» et l'animal, en revanche, ne connaît pas ce bavardage intime30 qu'apporte à l'homme la possibilité de réflexion. L'impureté est donc la source de l'insatisfaction foncière de Valéry et elle vient du mélange des natures dont l'homme semble constitué. Devant cette pénible situation, Valéry finit par se demander si l'homme «n'est pas encore à l'état de projet ...» 31

    Au coeur même de cette expérience déchirante de la réalité humaine, naît donc et se développe un irrésistible besoin de remédier aux tares que comporte l'homme à l'état brut. Tenaillé d'une part par une sensibilité qui n'accepte pas d'être mise de côté par l'intellect tout absorbé dans son monde abstrait et qui, pour cette raison, l'aiguillonne; d'autre part, par l'esprit qui ne veut pas davantage être réduit à néant par cette sensibilité tout à coup envahissante et qui, pris de panique, cherche à mater ses «monstres intime»,32 Valéry avoue avoir «toujours eu peur de (s)es nerfs et (s)on intellect, ajoute-t-il, a toujours travaillé contre eux».33 La difficulté vient donc de l'incompatibilité de la sensibilité et de l'intelligence et de la réunion de ces deux partenaires inaptes à un fonctionnement complémentaire harmonieux. Remarquons en revanche que la nostalgie que suscite la pensée des «Existences pures " ne réussit pas à détourner l'homme valéryen de sa propre nature : " je ne suis ni ange ni bête. Mais si j'étais un ange, je voudrais profondément être une bête - Et réciproquement».34

    Si donc l'homme n'est pas un être achevé, capable de fonctionner harmonieusement, pour pouvoir vivre, il «n'y a qu'une chose à faire : se refaire. Ce n'est pas simple».35 Pour Valéry, il faut tenter de se construire, de corriger ce qui est défectueux dans l'homme ou, en d'autres termes, faire ce qu'il appelle le «dressage du système humain».36 Il s'agit, en effet, de dresser l'homme, de le rendre capable d'être soi dans une heureuse unité qui opère la fusion du corps et de l'esprit. Ce que Valéry cherche si passionnément tout au long de sa vie, c'est une forme de spontanéité, mais une spontanéité qui n'est ni pure impulsivité, ni froide sommation de la raison, mais libre initiative qui implique la possession de soi, ou mieux encore la parfaite composition de soi à partir des éléments qui constituent l'homme. C'est ce qui explique, par exemple, que pour Valéry, le «spontané est le fruit d'une conquête.» 37 Dans ce contexte, l'art sera le jeu grâce auquel l'homme pourra se créer, en se rassemblant pour créer l'oeuvre.

    La poésie : une expérience savoureuse de soi et du monde

    Ferme les yeux, me dit mon coeur,
    Oublie les Bêtes et les Anges:
    Sens-tu ta présence frémir,
    Et ta chair n'être plus la même?
    - Ouvre tes bras, me dit mon coeur,
    Et que tes mains dans l'étendue
    Devinent, touchent et saisissent,
    Empoignent, palpent et caressent
    Comme une lyre, comme une urne.38

    Pour Valéry, l'idée de l'activité artistique s'associe indéniablement au bonheur que peut donner le «développement le plus complet d'une personne»,39 mais elle ne se fonde pas pour autant sur une volonté fébrile tendue vers l'édification de l'homme. Au contraire, l'art donne d'abord à l'homme, cet écorché vif, cette «masse de vie en peine» souffrant du mélange du corps et de l'esprit, le bénéfice d'un moment d'unité heureuse qui l'enveloppe de la «plénitude de délice»40 de l'expérience poétique. Alors, tout à coup, le réveil quotidien habituellement si douloureux qu'il exige un moment de répit pour permettre à l'homme de passer «de (s)a condition de chose à celle de bête, et de la bête à l'homme»,41 fait place au Doux et puissant retour du délice de naître.42

    L'émotion poétique unifie l'homme et fait «tout l'être se fondre, se rendre à (on) ne sa(it) quelle naissance de confusion bienheureuse de ses forces et de ses faiblesses.»43

    Du malheureux avorton qu'il était, l'homme devient donc, grâce à l'état de poésie, un être unifié qui se déploie et s'émerveille dans un bonheur et une plénitude d'existence inespérés. Meurtri par ses divisions internes, l'homme valéryen en qui un profond besoin d'une vie différente s'est développé trouve donc une première solution dans l'état poétique qui, hélas, est involontaire, instable et incontrôlable. L'activité de l'artiste suivra, devenant comparable «au plus déraisonnable des jeux»44 parce qu'elle tentera de soumettre cet instant d'extase à la volonté de l'homme. Ne cherche-t-elle pas, en effet, à «attacher ces états suprêmes de l'âme à la présence d'un corps ou de quelque objet qui les suscite»?45

    L'activité de l'artiste, un chemin vers soi

    C'est pourquoi Valéry définit la poésie comme un état d'abord et un «art du langage»46 ensuite. Et c'est en tant qu'«art du langage» que la poésie devient un jeu dont l'effet est d'offrir l'oeuvre d'art au lecteur, mais aussiet surtout de «transformer quelqu'un en soi-même par une voie inconnue de lui, et présent en lui».47 Pour Valéry, la solution à l'énigme humaine se trouve donc, paradoxalement, en déplaçant de soi le point d'application des énergies de l'homme, pour les faire converger vers une oeuvre à construire: «L'acte de l'artiste est une maïeutique à double sens: car le bloc même qu'il délivre de la statue, lui engendre un homme insoupçonné, aux énergies neuves, au regard frais.»48 En définitive, il appartient à l'artiste de mettre en jeu toutes les ressources de l'homme et de connaître, par son activité, la joie d'être un homme.

    D'ailleurs une définition donnée par Valéry dans les Cahiers enveloppe les deux aspects de la poésie (état et activité) en mettant l'accent sur l'heureuse unité tant recherchée :

    Poésie, écrit Valéry, est formation par le corps et l'esprit en union créatrice de ce qui convient à cette union et l'excite ou la renforce (.) En poétique tout ce qui provoque, restitue cet état unitif.49

    S'il peut, au premier abord, paraître arbitraire de vouloir définir la poésie par l'union du corps et de l'esprit chez le poète, dans une action créatrice qui, à son tour, est orientée vers un effet «unitif» chez le lecteur, l'arrière-fond existentiel que nous avons esquissé nous en donne l'explication, en nous montrant le vide que Valéry demande à l'art de combler. «Convenir», «exciter», «renforcer», «provoquer», «restituer», la série de ces verbes tous tendus vers l'unité indique, en elle-même, qu'il ne s'agit pas pour lui d'un état ordinaire. Le bonheur que procure l'art sera donc celui d'unifier l'artiste en appelant toutes ses forces intellectuelles et instinctuelles à collaborer dans la création d'une oeuvre.

    Le travail, lieu de composition de l'homme

    Ainsi s'explique la si grande importance que Valéry accorde au travail et au «plaisir de faire»; 50 en réalité l'artiste a conscience de trouver, dans l'exercice même de son art, une forme d'accomplissement personnel. Dans ce sens, non seulement l'oeuvre à créer permet-elle une collaboration de toutes les ressources humaines, mais encore l'exige-t-elle, devenant ainsi le moyen de les rassembler, le «noeud de (leur) différence».51 En définissant la poésie comme une «formation par le corps et l'esprit en union créatrice», Valéry insiste sur cette unité qui se construit chez l'artiste dans l'exécution de l'oeuvre. Faisant appel aux puissances antagonistes de l'homme, «l'art littéraire met en jeu simultanément, et même concurremment, la facultés intellectuelles et abstraites et les propriétés émotives et sensitives.»52 D'une part, la sensibilité si vulnérable de Valéry devient, grâce à l'émotion poétique, non plus une source de souffrance, mais au contraire une enveloppante et chaude sensualité qui augmente la volupté de vivre. D'autre part, l'instantanéité de cette sensibilité, qui la rendait si précaire, sera corrigée par l'action de l'intelligence capable de continuité et qui se met au service de la sensibilité. Pour Valéry, le poète se distingue du poétereau justement par cette ambiguïté que permet l'alliance d'une capacité de sentir accompagnée de celle d'endiguer la foison d'énergie poétique vers l'oeuvre à construire.

    Lieu de rencontre de toutes «les puissances de la vie et de celles de l'espri»,53 il n'est donc pas étonnant que l'artiste soit un homme dont «l'être ne se p(uisse) définir que par des contradictions».54 Conférant une égale importance à toutes les dimensions humaines et les recueillant toutes en son creuset, jusqu'à la «symphonie qui fait son remuement dans les profondeurs», 55 pour Valéry, le jeu de l'art ne laisse effectivement aucune puissance humaine dans l'ombre, mais les appelle toutes à collaborer pour réaliser ainsi une action humaine complète. C'est uniquement de cette «union créatrice» que pourra naître l'oeuvre d'art: «l'acte souverain de l'artiste, ( ... ) pareil à l'ardente, à l'étrange, à l'étroite lutte des sexes, compose toutes les énergies de la vie humaine, les irrite l'une par l'autre et crée.» 56 Elle permet ainsi le jeu total de l'homme qui «se met lui-même au monde en se donnant l'être qu'il donne aux choses.» 57

    Voyant d'abord l'artiste en tant qu'«inventeur de soi-même»,58 l'oeuvre est alors souvent considérée comme une «recherche plutôt qu'une délivrance, une manoeuvre de (s)oi-même par (s)oi-même plutôt qu'une préparation visant le public.» 59 A la limite, cette attitude conduit Valéry à affirmer qu'il ne s'intéresse vraiment qu'à la génération des oeuvres, le produit final n'étant qu'un résultat assez négligeable, un déchet.60 Ce n'est certes pas une boutade, mais il faut tenir compte du contexte, car cette théorie de l'oeuvre-déchet constitue en réalité un argument ad hominem pour confondre on ne sait quel partisan d'un art qui refuse à l'homme de «(s)'exercer, nous dit Valéry, de (s)es deux mains ...».61 C'est-à-dire d'un art où l'artiste en tant qu'être intelligible et sensible ne trouverait pas l'emploi de tout lui-même. Valéry ne cessera de récuser un art où compterait davantage le produit final au détriment d'une utilisation complète de la personne de l'artiste.

    En admettant comme principe de l'art une expérience extatique, en reconnaissant le rôle de la sensibilité et jusqu'à celui des pulsions vitales aussi obscures qu'elles sont impérieuses, Valéry fait une place évidente à l'inspiration, mais il n'accepte pas, jamais il ne pourra accepter que l'homme ne soit que le lieu de quelque fureur poétique ou, comme le dit si justement Raïssa Maritain, jamais il ne pourra admettre que «l'automatisme délie ce que la concentration et le recueillement ont amené à l'unité de la vie. La liberté tant désirée suppose la possession de soi dans l'unité - même emportée et ravie - non la dispersion.» 62 Bref, Valéry reconnaît le rôle de l'inspiration dans la création poétique, mais il ne trouvera jamais, pour toutes les raisons précitées, digne d'un écrivain qui se respecte, «d'écrire par le seul enthousiasme».63

    Si l'énergie de l'inspiration lui paraît utilisable, en elle-même, elle est comme celle qui «surabonde dans le cheval qui piaffe et s'impatiente»64 et doit, à ce titre, être canalisée vers l'oeuvre à construire. Il ne peut en effet suffire à Valéry de se livrer à quelque délire prophétique, il lui faut au contraire «que des gênes bien placées fassent obstacle à (s)a dissipation totale, ( ... ) à la chute infructueuse de l'ardeur.» 65 Ce en quoi les règles prosodiques traditionnelles, de contraintes sévères, deviennent comparables aux conventions d'un jeu ou de quelque entraînement sportif,66 donnant à celui qui l'exerce la joie de se posséder, d'être maître de soi dans une heureuse facilité. Un peu comme celui qui, nous explique Valéry, après un dur labeur, «s'ébroue; on a ôté des bottes plombées, et l'on danse ... La fatigue a précédé le travail!»67

    Le poème, une fête

    Quant au poème, son existence même n'éloigne-t-elle pas l'art du jeu dont il ne reste habituellement, chez celui qui l'exerce, rien ... sinon son propre contentement. Sans doute, mais d'un autre point de vue, elle parfait l'art en tant qu'activité ludique en donnant à d'autres la possibilité de savourer les délices de l'état de poésie. Valéry ne considère-t-il pas le poème comme une «sorte de machine à produire l'état poétique au moyen des mots»? 68 En effet, pour Valéry la poésie est destinée «à fair(e) naître ce qui (la) fit naître ell(e)- mêm(e).»69 C'est-à-dire que pour lui, la poésie nourrit l'aspiration à être soi-même selon une double dimension, charnelle et spirituelle, et fonde l'espoir d'une plus grande harmonie humaine. Ce qu'Arthur Honegger résumait magnifiquement en affirmant que pour Valéry, la poésie est un «jeu imaginé en vue d'une humanité sensible et spirituelle.»70

    Le poème ne veut donc pas apprendre quelque chose à son lecteur, mais le faire devenir, développer sa présence à soi-même et, l'entraînant dans sa «danse verbale»,71 en faire un homme heureux. La visée ontologique du poème veut atteindre l'homme dans toutes ses dimensions et stimuler l'unité de la personne vivante dans le bonheur de la résonance. La poésie, explique Valéry, dans un passage qu'il faut citer en entier,
    doit s'étendre à tout l'être; elle excite son organisation musculaire par les rythmes, délivre ou déchaîne ses facultés verbales dont elle exalte le jeu total, elle l'ordonne en profondeur, car elle vise a provoquer ou à reproduire l'unité et l'harmonie de la personne vivante, unité extraordinaire, qui se manifeste quand l'homme est possédé par un sentiment intense qui ne laisse aucune de ses puissances à l'écart.72

    Le poète ne cherche donc aucunement à tyranniser son lecteur en l'appelant à le suivre sur une route étroitement balisée; il veut au contraire lui offrir un objet de paroles qui, en quelque sorte le «délecterait à palper» 73 par la bouche, les yeux, les oreilles, par l'être tout entier et le porterait «à cet état exceptionnel au point d'une jouissance parfaite».74

    Amphion n'a-t-il pas senti, grâce à son chant, ( ... ) la roche tressaillir
    Comme la chair d'une femme surprise !


    Et, ajoute-t-il,
    La fureur et l'amour naître dans les mortels,
    La fureur et l'amour s'épandre de (s)es mains ! ...75

    De même, Eupalinos avoue-t-il à Phèdre le but qu'il poursuit en construisant : «Il faut (...) que mon temple meuve les hommes, disait-il, comme les meut l'objet aimé.» 76

    Mettons le point final à ces propos par deux remarques qui, souhaitons-le, ne rompront pas trop brusquement le charme de la poésie, mais nous permettront de mieux encore la goûter. Soulignons d'abord que les hautes et réelles exigences de l'oeuvre de Valéry ne trouvent leur véritable sens que dans le mouvement passionné de celui-ci, en quête d'une manière de vivre avec soi, tout en respectant le plus possible ses exigences internes. Le travail, l'extrême rigueur, les conventions prosodiques ne sont donc pas le fait d'un monstre d'abstraction friand de sécheresse inhumaine, mais témoignent au contraire de la vigoureuse vitalité d'un «homme capable de faire effort contre soi-même, c'est-à-dire de choisir un certain soi-même, et de se l'imposer.»77 Ces exigences sont acceptées parce qu'elles jalonnent la route qui, pour Valéry, mène à la plus grande jouissance de toutes les puissances de l'homme. C'est tellement vrai que Valéry fait de cette savoureuse délectation de soi un critère de vérité de l'acte créateur. A quel «signe», demande-t-il, un artiste connaît-il qu'il est, à tel instant, dans son «Vrai»? et perçoit-il la nécessité en même temps que la volupté (et toutes deux croissantes) de son acte créateur ? Le Signe ( ... ) n'e(st) peut-être que la sensation d'énergie, ce plénitude heureuse, de bien-être ( ... ) et la certitude de son délice créateur p(eut) sans doute suffire ( ... ).78

    Fantaisie, plaisir, gratuité, l'art est véritablement un jeu et ce, tant et si bien que s'établit une ressemblance entre l'enfance où le jeu règne en maître et l'univers poétique».79 Non pas tellement, nous semble-t-il, comme le voudrait Jean-Paul Weber, que l'art soit «un peu d'Enfance retrouvée, parmi la grisaille de la vie adulte»,80 encore que ceci soit loin d'être négligeable, mais d'une façon plus radicale, par la reconnaissance qu'accorde le poète à la «fonction biologique essentielle». Il de l'imagination à laquelle l'activité ludique donne libre cours. Répondant, chez l'enfant, à des besoins qui cherchent aveuglément leur assouvissement, la double fonction de l'imagination : apprentissage de la vie et restauration de soi, affleure à la conscience chez Valéry, pour qui l'art est un «jeu, mais solennel, mais réglé, mais significatif; image de ce qu'on n'est pas d'ordinaire».81 En effet, l'enfant qui se libère d'un traumatisme par le jeu dans lequel il peut dominer les événements, «s'adapter au monde et se construi(re) lui-même en fabriquant des fantaisies»82 ne rejoint-il pas un Valéry, qui, consciemment, cherche à se rendre «plus maître du langage c'est-à-dire de soi-même»83 d'une part; et qui, d'autre part, à partir du mal même d'être un homme, grâce au jeu de la poésie, élève un chant qui dit ce mal et ce faisant, console l'homme? Le poème, berçant celui-ci dans ses rythmes, apaise son mal et l'amortit, un comme ferait une caresse, et ainsi le «restaure»:

    Et le mal s'étale tant,
    Comme une dalle est polie,
    Une caresse l'étend
    Jusqu'à la mélancolie. 85

    Mais le poème, en plus d'être une source de délectation, par l'unité et l'harmonie dont il est composé, par le bonheur de la résonance qu'il provoque, offre une preuve de «communion possible, enseignant à l'individu de nouvelles façons d'aimer et d'être en accord avec l'univers.» 86 C'est pourquoi il fonde un espoir humain en la capacité de l'homme de se construire et pouvoir vivre en s'adaptant à la réalité et en l'infléchissant dans un sens humain. Laissons enfin la parole à Charles Mauron qui explique, mieux que nous ne saurions le faire, le rôle vital de l'art :

    L'art, écrit-il, a pour but biologique de projeter autour de nous les manifestations, les images et les preuves d'un pouvoir de synthèse qui se confond avec la vie même et qui, depuis toujours, la maintient contre l'agressivité et le froid du monde spatio-temporel, contre la solitude et le morcellement.87


    Notes
    1 Valéry, Paul, Cahiers. Paris, Centre National de la Recherche Scientifique, 1957-1961, t. VIII, p. 777.
    2 Cf. id., Oeuvres. Paris, Gallimard, 1957-1960, (Bibliothèque de la Pléiade), t. II, p.30
    3 Kanters, Robert, «Une gloire vivante au ciel de la littérature», dans Le Figaro Littéraire, no 1260 (13-19 juillet 1970), p. 25, col. 3.
    4 Valéry, Paul, «Solitude», dans Oeuvres, t. I, p. 1588.
    5 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 304.
    6 Ibid., p. 1500.
    7 Ethier-Blais, Jean, «Le Corps-Sphère, clé de la symbolique claudélienne», dans Le Devoir, samedi le 4 juillet 1970, p. 9, col. 6.
    8 Cattaui, Georges, Orphisme et prophétie chez les poètes français (1850-1950). Paris, Plon, 1965, p. 169.
    9 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 16.
    10 Ibid., t. II, p. 1290.
    11 Valéry se demande «quelle plus grande gloire que d'exciter les contradictions? Le véritable mort, dit-il, se marque par le consentement universel. Au contraire, le nombre de différents et incompatibles visages que l'on peut raisonnablement prêter à quelqu'un manifeste la richesse de sa composition». (Ibid., t. I, p. 795).
    12 Ibid., t. II, p. 1157.
    13 Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 546.
    14 Ibid., t. I, p. 1364.
    15 Ibid., t. I, p. 1498.
    16 Nietzsche, Die Geburt der Tradödie, cité par Edouard Gaède, Nietzsche et Valéry: Essai sur la comédie de l'esprit. Paris, Gallimard, 1962, p. 87.
    17Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 183.
    18 Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 144.
    19 Ibid., p. 402.
    20 Cf., Berne-Joffroy, Présence de Valéry. Paris, Plon, 1944, p. 58.
    21 Ibid., p. 25.22 Valéry, Paul, Cahiers, t. VII, p. 855.
    23 Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 1306.
    24 Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, pp. 806-807.
    25 Ibid., p. 539.
    26 Valéry, Paul, Cahiers, t. XII, p. 50.
    27 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 197.
    28 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 1001.
    29Ibid., p. 200.
    30 Ibid., t. II, p. 386.
    31 Ibid., p. 985.
    32 Valéry, Paul, Propos me concernant, p. 50.
    33 Valéry, Paul, Cahiers, t. XIII, p. 546.
    34 Valéry, Paul, Cahiers, t. I, p. 295.
    35Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 876.
    36 Valéry, Paul, Cahiers, t. V, p. 169.
    37 Valéry, Paul, Oeuvres, t.IIl, p. 1315.
    38 lbid., p. 462.
    39 Ibid., p. 1207.
    40 lbid., t. I, p. 1309.
    41 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 362.
    42 1bid., p. 110, «La Jeune Parque».
    43 lbid., t. II, p. 319.
    44 1bid., t. I, p. 648.
    45 Ibid., t. II, p. 90.
    46 Ibid., t. I, p. 1320.
    47 Valéry, Paul, Cahiers, t. XVII, p. 470
    48 Gaède, Edouard, op. cit., p. 140.
    49 Valéry, Paul, Cahiers, t. XI, p. 289.
    50Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 1300.
    51 Ibid., p. 100.
    52 lbid., t. I, p. 1441.
    53 Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 1003.
    54 Ibid., p. 1301.
    55 Rimbaud, Arthur, Oeuvres complètes. Paris, Gallimard, 1963, (Bibliothèque de la Pléiade), p. 270.
    56 Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 1221.
    57 Emmanuel, Pierre, La Face Humaine. Paris, Seuil, 1965, p. 131.
    58 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 759.
    59 1bid., p. 1497.
    60 Cf. ibid., p. 1450.
    61 lbid., p. 1483.
    62 Situation de la poésie, 3e éd. Paris, Desclée de Brouwer, 1964, p. 23.
    63 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 1205.
    64 Ibid., p. 314.
    65 Ibid., p. 1205.
    66 Cf. ibid., t. II, pp. 1210, 1600, 1602-1604.
    67 lbid., t. I, p. 1732.
    68 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 1337.
    69 Ibid., p. 1350.
    70 Honegger, Arthur, «Valéry et la musique», dans Style en France, janvier - février - mars 1946, p. 47.
    71 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 1400.
    72 Ibid., pp. 1374-1375.
    73 Ibid., P. 893.
    74 Ibid., p. 1274.
    75 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 176.
    76 lbid., p. 87.
    77 lbid., t. II, p. 95.
    78 Ibid., t. 1, p. 880.
    79 lbid., p. 1363.
    80 Weber, Jean-Paul, Genèse de l'oeuvre poétique. Paris, Gallimard, 1960, p. 9.
    81 Mauron, Charles, Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Paris, Corti, 1964, p. 109.
    82 Valéry, Paul, Oeuvres, t. II, p. 546.
    83 Mauron, Charles, op. cit., p. 109. Cf. aussi Freud, Sigmund, Beyond the Pleasure Principle. New York, Bantarn Books, 1959, pp. 36-37, 66 et 77.
    84 Valéry, Paul, Oeuvres, t. I, p. 498.
    85 Ibid., p. 162.
    86 Mauron, Charles, op. cit., p. 240.
    87 Ibid., p. 239.

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