Jean-Antoine Watteau
C'est assez dire que son art ne ressemble à aucun de ceux qui l'avaient précédé. Tout y est neuf, frais, et spontané. Watteau n'a rien cherché, il a rencontré; et la rencontre est unique dans l'histoire de l'art français. Ce Flamand apporte de son Hainaut l'amour inné de la nature forestière; et ces bois, ces clairières, ces gazons, ces parcs roussis par l'automne, ces ciels d'opale ou de turquoise, tout son "plein air" enfin, bien qu'il sente un peu le décor et l'opéra, infusait à l'art vieilli un sang tout jeune. Aux praticiens d'une doctrine surannée, il apprenait que sans "fabrique", sans "mythologie", sans arrangements poussinesques, on pouvait, avec de la couleur et du sentiment, faire vibrer, parler un paysage. Aux défenseurs de la hiérarchie des "genres" en peinture, il prouvait en se jouant que l'art peut être grand à tous ses degrés, s'il est ému et sincère. À la fausse "noblesse" des sujets il opposait, parmi tant de scènes d'une élégance raffinée, des choses humbles, jamais triviales sous son pinceau, une ferme, un abreuvoir, des enfants qui jouent sous l’œil de la mère et de l'aïeule, de petits soldats en campagne, un artisan à son métier. Aux peintres épris du coloris romain, si dur, et de ces fonds bolonais trop pareils à des sauces, il montrait des lumières caressantes, des horizons transparents et légers, une harmonie de couleurs soyeuses et savamment avivées, qui accroche un rayon d'or aux cassures satinées des corsages et des pourpoints. Et quels costumes, et quelles "études" ! Là surtout cet essayiste universel était sans rival. Le vestiaire italien, qu'il avait rencontré dans l'atelier de son maître et de son demi-précurseur Gillot, prend sous sa touche un prestige de féerie. La Comédie-Italienne, de retour d'exil, fait luire à ses yeux tant de grâces et miroiter tant de fuyantes perspectives, qu'il en tire comme une symbolique peinte, et une image transposée de la vie. Ses ébauches, ses croquis, dont beaucoup sont perdus dans des recueils rarissimes, forment le kaléidoscope le plus varié, le plus pétillant : pierrots et pierrettes, soubrettes et grandes dames, minois mutins, nuques penchées ou relevées, nez retroussés ou grands yeux songeurs, postures accroupies, couchées, plis d'un manteau, manches traînantes ou relevées, jambes coquettes posées sur de hauts talons, tailles cambrées, jeunes garçons, petits marquis ou gens de la rue, têtes crépues de négrillons, tous les cent aspects de la vie qui marche, trotte, cause, salue, sourit, sont enregistrés là, d'un coup de crayon large, net, décisif. Tout y a la finesse, la légèreté, la prestesse, marques de la race et du temps.
Ce qui domine dans cette oeuvre, comme dans l'époque elle-même, c'est l'esprit. Nul n'a été plus spirituel, nul n'a été plus français du XVIIIe siècle que le peintre Watteau; nul, sinon l'écrivain qui semble le traduire et le continuer dans un autre art, c'est à savoir ce charmant Marivaux, auquel on l'a si souvent et si justement comparé. Aussi ne peut-on craindre de le faire trop grand. L'influence directe de son oeuvre se fait sentir durant presque tout le siècle, jusqu'à la Révolution; la portée de son exemple dépasse le siècle et arrive jusqu'à nous. Non seulement il prépare Lancret, Pater, Boucher et Fragonard, - ce qui n'est pas toujours le meilleur de ses titres; — mais, par son amour des sujets simples, il prépare Chardin et Lépicié. Ses bois et sa campagne mettent du vert dans notre art bien avant que Rousseau n'en mit dans notre littérature : les fonds de paysage d'un Boucher (parfois préférables aux figures), ou ceux d'un Greuze, les scènes rustiques de Lantara, puis Loutherbourg, les Huet, Demarne, prolongent l'action pittoresque de Watteau jusqu'aux environs du romantisme; tandis que Chardin, qui a renouvelé la palette classique en se guidant sur celle de Watteau, a fait chez nous école de coloris. Son "sentiment" par contre, nul ne le lui a dérobé. Voilà pourquoi, aujourd'hui encore, Watteau est à méditer. Il est l'artiste par excellence, celui qui peint son temps en y ajoutant une âme qui dépasse ce temps. Ce Polyphile de la peinture nous est bien figuré par une toile où il s'est représenté avec M. de Julienne. Sous les ombrages d'un vieux parc, entre la verdure et l'eau, Watteau s'est arrêté de peindre; et, debout, la palette au pouce gauche, la tête penchée sur son long cou flexible, il écoute, l'œil plein de rêverie, son ami qui joue de la basse de viole, tandis que, derrière eux, la blancheur d'une statue se profile sur le ciel pur.»
SAMUEL ROCHEBLAVE, « Chapitre XV : L’art français au XVIIIe siècle dans ses rapports avec la littérature », dans Louis Petit de Julleville (dir.). Histoire de la langue et de la littérature française des origines à 1900. Tome VI. Dix-huitième siècle, Paris, Librairie Armand Colin, 1896-1899, p. 780-783 (domaine public).