Délation
"Le délateur se confère en effet une sorte de magistrature soudaine et puissante. Il est celui qui met en marche le mécanisme cruel des lois pénales, il devient en quelques minutes, par son acte même, accusateur, juge et bourreau. Comme il serait intéressant de pouvoir observer le délateur au moment où, épelant avec frémissement tel prospectus suspect, il découvre le trait qui permet la plainte au parquet! On verrait dans ses gestes, on lirait sur son visage quelque chose de la joie d’un gueux chercheur de poux. Et c’est bien sous cette apparence que je me peins le dénonciateur: c’est un chercheur de poux.
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Cependant le délateur parfois prétend n'obéir qu'à des mobiles élevés; il protège la morale. Mais on ne voit pas bien ce qu'il peut y avoir de particulièrement élevé dans une religion ou dans une morale qui encouragent à la délation. Rien de plus relatif que l'élévation; les âmes hautes et les âmes basses n'en jugent pas de même.
Retenons cependant ces mobiles, religion morale; ils permettent de séparer les délateurs en deux classes, de distinguer entre la sordide «casserole» et le dénonciateur piétiste. L'un obéit à des besoins, l'autre à sa conscience. Voilà la différence."
Remy de Gourmont, «Le dénonciateur», Épilogues. [Première série]. 1895-1898. Réflexions sur la vie.