Le métier de délateur

Remy de Gourmont
Le métier de délateur n’est pas très estimé en France, sans doute parce qu’il est trop facile, trop à la portée du premier venu; sans doute aussi parce que la nation n’est pas disciplinée. Dans les associations secrètes, chrétiennes, maçonniques, politiques ou extra-sociales (comme les compagnies de voleurs), la délation est imposée comme un devoir moral; elle porte sur les adhérents d’abord, puis sur le reste de la société. Chez les Jésuites, toute fonction est doublée; chaque titulaire officiel est surveillé dans l’ombre par un espion particulier. Ce système est d’ailleurs pratiqué, avec plus ou moins de méthode, grâce à des concours volontaires, par tous les gouvernements. Il est légitime, en somme, en tant qu’il ne s’applique qu’aux affaires de service et qu’il ne sert qu’à contrôler la manière dont un fonctionnaire s’acquitte de la fonction qu’il a sollicitée. Il serait préférable de pouvoir s’en remettre à la conscience de chacun; mais cela serait bien aléatoire.

Il y a en Angleterre des sociétés de délation qui fonctionnent au grand jour; elles suppléent à l’inertie des lois répressives, qui ne se mettent presque jamais en mouvement que sur l’initiative privée. En France, où la situation est très différente, il existe au moins une société de ce genre, celle qui s’intitule, je crois, « contre la licence des rues ». On ne la prend plus guère au sérieux; mais elle a été redoutable et a fait plus d’une victime.

Les délateurs dont les fiches sont centralisées au Grand Orient et au ministère de la Guerre se livrèrent à une besogne beaucoup moins récréative. Il s’agit de savoir quels journaux lit un officier, si sa femme va à la messe, s’il est partisan de la séparation des églises et de l’État, toutes notions dont l’acquisition n’est pas de nature à exciter beaucoup de fièvre. Elle manquaient vraiment de polissonnerie, les fiches de M. Vadecard. On ne fera jamais rien de bien en ce genre sans les femmes de chambre. Ce doit être la bêtise monotone de ces petits papiers qui a dégoûté le frère Bidegain. Mais il en a trouvé un bon prix. Heureux homme! Cela ne valait pas quarante mille francs. Je suis persuadé que M. Anatole France y a pris beaucoup moins de plaisir qu’aux Mémoires secrets de Louis Petit de Bachaumont.

Il est beaucoup question des « espions de police » dans Bachaumont, comme dans tous les mémoires plus ou moins secrets du dix-huitième siècle. Chamfort à donné la définition du personnage : « Je me promenais un jour avec un de mes amis, qui fut salué par un homme d’assez mauvaise mine. Je lui demandai ce que c’était que cet homme; il me répondit que c’était un homme qui faisait pour sa patrie ce que Brutus n’aurait pas fait pour la sienne. Je le priai de mettre cette grande idée à mon niveau. J’appris que cet homme était un espion de police. » Brutus, qui maintenant écrit dans les journaux, a changé d’avis. Il approuve, n’ayant pas le temps d’opérer lui-même, le citoyen généreux qui se fait, pour son parti, espion de police; il est même allé jusqu’à traiter d’infâmes ceux qui étaient dénoncés. Il a peut-être voulu dire récalcitrants : on ne sait plus très bien la langue française.

L’idéal, en effet, pour un gouvernement basé sur la délation, serait que les citoyens coupables de tiédeur voulussent bien se dénoncer eux-mêmes et s’offrir au châtiment. Ainsi, dans les cloîtres austères, le moine pécheur s’agenouille devant ses frères attentifs et « fait sa coulpe ». En attendant, nos contemporains s’exercent à confier aux autorités compétentes les fautes de leurs rivaux. C’est plus facile, et c’est lucratif.

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