Enjeux
La suprématie du cinéma américain
a) De Vincennes à Hollywood
Avant la guerre de 1914, le cinéma français a été, par l'importance de sa production et de sa distribution, le premier cinéma au monde. Quelques hommes, Charles Pathé, Georges Méliès, Léon Gaumont, ont su tirer partie de l'impact de l'invention des frères Lumière pour imposer le cinéma français et conquérir les marchés internationaux. Dès 1908, Pathé Frères est devenue la plus grande compagnie de production du monde, en créant de nombreuses succursales à l'étranger, dont vingt-deux agences aux Etats-Unis. Au début des années 1910, la maison Pathé représente à elle seule 50% du marché américain. Vincennes, le siège de la société, est la capitale mondiale du cinéma. En 1912-1913, le cinéma français occupe 85% des écrans du monde entier.
La guerre de 1914 met fin à cet empire. La production est stoppée sur ordre de l'Etat, les studios réquisitionnés. L'usine de pellicules Pathé, à Vincennes, est transformée en usine de guerre. Le personnel étant mobilisé, on ferme les agences à l'étranger. Une reprise de la production s'amorce fin 1915 et en 1916, mais il est trop tard. En 1917, les Etats-Unis ont détrôné la France sur le marché mondial. Dès 1916, Charles Pathé assiège les hommes politiques pour les convaincre - sans succès, on est en pleine guerre! - de voter un contingentement de 25% des films américains sur les écrans français. Ce reflux du cinéma français arrive d'autant plus mal qu'il coïncide avec la première mutation du cinéma: la généralisation des longs métrages.
b) Un divertissement populaire
En 2000, le cinéma américain a produit 762 films. Il détient un quasi-monopole sur son marché, où la part des films étrangers ne représentait que 5,4% en 2000. Cette même année, sur le marché américain, les recettes des films en salle se sont élevées à 7,66 milliards de dollars sur le marché américain, (ce qui représente une augmentation de 60% par rapport au début de la décennie). En dépit d'une baisse, pour la deuxième année consécutive, du nombre d'entrées - 1,42 milliard de tickets vendus en 2000 -, les Américains demeurent, avec en moyenne 5 films par personne et par an, la nation qui se déplace le plus pour aller dans une salle de cinéma. Certains films étrangers, mais en langue anglaise, tirant partie de la communauté de langue, réalisent parfois des scores honorables. Pour les films en langues étrangères, la part de marché est évaluée entre 1 et 2% du box-office selon les estimations.
La part des films français aux Etats-Unis a représenté en 1999 0,4% contre 0,2% en 1998. Cinq films ont réussi a franchir ou approcher le seuil symbolique de 1,5 million de dollars en recettes salles: «Jeanne d'Arc» de Luc Besson, «Le dîner de cons» (The dinner game) de Francis Veber, «Conte d'automne» (Autumn tale) d'Eric Rohmer, «La vie rêvée des anges» (The dreamlife of angels) d'Eric Zonca, «Romance» de Catherine Breillat. D'une manière globale, les films étrangers, plus particulièrement s'ils ne sont pas tournés en anglais, sont maintenus sur un marché de «niche» qui correspond aux attentes d'un public restreint de cinéphiles à la recherche de films d'auteurs.
c) Une hégémonie mondiale
Le cinéma américain est le premier sur les marchés étrangers. Les Etats-Unis accordent un grand intérêt au marché international, notamment parce qu'en raison de l'explosion des coûts de production, certains films ne sont plus rentables sur le seul marché national. L'amortissement des productions américaines est de plus en plus dépendant du marché international.
(... Il faut noter) la très grande attention que les Studios américains portent à concevoir leurs films pour un public universel. (L)es ingrédients de la recette:
«action, adventure, humor, love interest and special effects». Ajoutez quelques stars, un bon metteur en scène, et vous devriez faire un succès! Et une réussite américaine - à la différence d'un succès français - se transforme très souvent en réussite mondiale!
Afin de mieux valoriser à l'échelon mondial les investissements promotionnels réalisés aux Etats-Unis lors de la sortie des films, la sortie d'un film américain est de plus en plus souvent organisée à l'échelon de la planète. En 2000, 35% des films américains sont sortis à l'étranger moins de quinze jours après leur sortie sur le marché intérieur et 60% moins d'un mois après.
Les recettes en salle des films américains sur le marché international ont été de 6 milliards de dollars en 2000, en diminution de 600 millions de dollars par rapport à 1999. Toutefois, cette baisse doit être relativisée non seulement en raison de la croissance des marchés de la télévision à l'export mais aussi parce que la fréquentation globale est restée soutenue dans les pays où le cinéma américain réalise ses meilleurs scores, notamment au Japon qui représente 16% du marché des salles à l'étranger. Viennent ensuite l'Allemagne, le Royaume-Uni, la France, l'Espagne, l'Australie, l'Italie, le Mexique, le Brésil et la Corée du sud. Au total, l'Europe rapporte au cinéma américain plus de la moitié de ses recettes mondiales (56%), avant l'Asie (25%), l'Amérique latine (13%) et l'Australie/Nouvelle Zélande (6%).
Quelques pays résistent à la vague américaine. Le plus notable est l'Inde, où le cinéma national représente 90% des parts de marché, contre 10% pour le cinéma hollywoodien. L'Inde a une solide tradition cinématographique: on compte dans ce pays 10 millions de spectateurs par jour. La situation y est inversée: les cinéastes indiens font des
remakes de films américains, qui ont alors du succès.
Les faiblesses du cinéma européen
Lorsque l'on passe en revue l'état du cinéma européen, le bilan est inquiétant. Jusqu'aux années 1970, la distribution mondiale reposait sur trois piliers solides: les films français, les américains et les italiens. Les choses ont bien changé depuis lors.
a) La fin d'une exception italienne
Aujourd'hui, l'Italie est rentrée dans le rang et est devenue un pays producteur parmi d'autres. Certes, d'un point de vue quantitatif, le cinéma italien ne s'est pas totalement effondré, même s'il a fortement régressé: environ une centaine de films par an aujourd'hui contre plus de 200 jusqu'en 1976. Mais de nombreuses sorties ne sont que des sorties techniques qui permettent de labelliser «cinéma» des films achetés par la télévision et d'enclencher les calculs d'échéance pour les passages sur les chaînes cryptées et sur les chaînes en clair. On estime seulement à une dizaine par an le nombre de films italiens qui rapportent de l'argent.
«Il faut l'admettre, estime Jean Gilli, le directeur artistique des Rencontres du cinéma italien d'Annecy,
le cinéma italien est aujourd'hui redescendu en deuxième division. Il n'appartient plus aux cinématographies de grande diffusion commerciale, il a changé de statut et ne relève plus pour l'essentiel que du circuit art et essai» (1)
. Et le succès exceptionnel aux Etats-Unis de «La vie est belle» de Roberto Benigni demeure l'exception qui confirme ce jugement.
D'un point de vue qualitatif, le cinéma italien souffre du poids de son prestigieux passé. Qui est capable de résister aujourd'hui à la comparaison avec Visconti, Fellini ou Antonioni? La consécration de Nanni Moretti au dernier Festival de Cannes avec «La chambre du fils» fait suite à une longue absence du cinéma italien au palmarès: les dernières palmes d'or remontaient à 1977, avec «Padre Padrone» des Frères Taviani, et à 1978 avec «L'arbre aux sabots» d'Ermanno Olmi.
Le cinéma italien a perdu beaucoup de son public; il ne représentait plus en 2000 que 15,7% du marché national - 24% en 1999 - contre 70% pour le cinéma américain. Dans les faits, le cinéma italien ne surnage que grâce à la Commedia all'italiana, ces comédies de moeurs populaires, le plus souvent sommaires et sans prétention; elles ne sont d'ailleurs destinées qu'au marché intérieur, leur nature les rendant inexportables. Quant aux films à vocation qualitative, financés grâce à une aide conséquente de l'Etat, leurs producteurs ont perdu la notion du risque et ne recherchent plus à affronter la sanction du public.
«En matière de cinéma, l'Italie est devenue une colonie américaine» résumait devant nous, désabusé, un réalisateur italien, M. Francesco Martinotti.
b) L'industrie cinématographique britannique
La situation du cinéma anglais aujourd'hui n'est guère plus enviable que celle du cinéma italien. La France a longtemps jeté un regard méprisant sur les productions d'outre-Manche. Le cinéma anglais est une
«contradiction dans les termes» avait coutume de se moquer François Truffaut, une opinion également soutenue par Maurice Pialat qui, tout en reconnaissant l'existence de quelques grands metteurs en scène anglais, dénie à la Grande-Bretagne la qualité de grande nation du cinéma.
Il est vrai que la Grande-Bretagne n'a pas réussi à offrir une création continue de qualité tout au long du siècle écoulé. En Grande-Bretagne même, autant que nous avons eu l'occasion de le constater, le cinéma n'est pas bien considéré. Au regard de l'intelligentsia d'Oxford et de Cambridge, le cinéma a toujours été perçu, au pire comme un amusement vulgaire, au mieux comme une industrie qu'il importe de rentabiliser. Ce n'est pas tout à fait par hasard si les grands metteurs en scène anglais, de Hitchcock à Stephen Frears, ont choisi de partir chercher une reconnaissance de leur talent à Hollywood.
«Notre cinéma est trop marqué par le théâtre; il n'existe pas de culture britannique cinématographique» nous a confié, pessimiste, M. David Meeker, l'un des responsables du British film institute (l'équivalent de la cinémathèque) pour les longs métrages.
Les films américains se taillent la part du lion en Grande-Bretagne puisqu'ils représentaient en 2000 plus de 83% des parts de marché contre 13% pour les films britanniques. Mais cette situation n'est en aucun cas perçue comme menaçante, inquiétante ou choquante. Ce qui intéresse à l'évidence nos interlocuteurs britanniques, c'est de délocaliser le tournage des productions américaines dans les studios de Pinewood. M. Graham Harstone, le directeur du département de post-production de ces studios, est encore plus affirmatif:
«Le véritable cinéma britannique, c'est dans nos studios qu'il faut le chercher, beaucoup de productions américaines sont tournés par des équipes anglaises. Ce sont donc tout autant des productions anglaises». M. Robin Busby, directeur adjoint des studios Pinewood, tient le même discours:
«La meilleure façon de concurrencer le cinéma américain, c'est faire en sorte que Pinewood offre des services moins cher et de meilleure qualité que les studios d'Hollywood».
À la différence de la France, l'État britannique ne s'est jamais senti profondément concerné par les problèmes du cinéma, défendant des options de libéralisme économique, proches des positions américaines. C'est dire que non seulement la Grande-Bretagne ne partage pas la vision française, mais qu'elle a tout simplement du mal à la comprendre. Saluons toutefois la création, le 1
er avril 2000 du Film Council, l'équivalent de notre Centre national de cinématographie (CNC), qui a rassemblé sous sa houlette des responsabilités éparpillées auparavant entre de multiples organismes.
c) L'image brouillée du cinéma allemand
Le statut du cinéma en Allemagne rappelle celui de la Grande-Bretagne: un statut secondaire par rapport aux arts majeurs que sont l'opéra et le théâtre. Le cinéma est encore une fois considéré en Allemagne plus comme un industrie que comme un art. Pour le directeur des studios de Babelsberg, M. Rainer Shaper, le cinéma allemand n'en finit pas de battre sa coulpe en s'interrogeant sur le nazisme, et la manière dont il faudrait en parler. Il est vrai que Goebbels avait élaboré et fait exécuter un plan de mobilisation du cinéma au service des ambitions hitlériennes, allant même jusqu'à proposer la direction de ce programme à Fritz Lang, dont il admirait le talent; ce dernier refusa et choisit de s'exiler à Paris et Los Angeles.
Les studios de Babelsberg rencontrent aujourd'hui des difficultés à retrouver un niveau de rentabilité, en raison de la concurrence de nouveaux sites de tournage dans les pays d'Europe de l'Est, de la réglementation allemande du travail, et d'un problème ponctuel d'imposition élevée sur les cachets des acteurs étrangers tournant en Allemagne. En dépit de la réputation quasi-mondiale de réalisateurs comme Wim Wenders, Schloendorff ou Herzog, le cinéma allemand est en peine de retrouver de nouvelles marques avec de jeunes réalisateurs. Seul Tom Tykwer avec son film «Lola rennt» («Cours, Lola, cours»
en France) est parvenu récemment à donner un semblant de renouveau du cinéma allemand sur la scène internationale. De nombreux fonds privés allemands choisissent de s'orienter vers le financement de productions américaines, jugés plus rentables, que de soutenir le cinéma national ou européen.
Il ne faut donc pas s'étonner si le cinéma américain règne aujourd'hui en maître sur le marché allemand. L'offre nationale est relativement faible: une cinquantaine de films dont seulement quatre ont dépassé en 1999 le million de spectateurs. Le cinéma allemand a représenté en 1999 une part de marché de 14%, contre 80% pour le cinéma américain.
Nous nous attarderons peu sur l'état du cinéma espagnol que nous n'avons pas étudié spécifiquement. Il est vrai que le cinéma espagnol semble repartir avec environ soixante-dix productions nationales chaque année et la formidable carrière internationale de
«Tout sur ma mère» d'Almodovar est très encourageante. Ce pays s'est au reste préoccupé de mettre en place une politique en faveur du cinéma national. Mais là encore, les quelques succès individuels ne changent pas une donne très favorable au cinéma américain. Les films espagnols ne représentaient que 13,8% des parts du marché national en 1999, et sur les 25 premiers films du box-office espagnols, 18 étaient américains.
Pour terminer ce rapide et incomplet tour du monde du cinéma, mentionnons les espoirs que suscite le cinéma d'Asie du Sud-est, et plus particulièrement le cinéma de Hong-Kong et de Taïwan. A l'instar de John Woo ou Wong Kar-wai, de nombreux jeunes talents asiatiques semblent décidés à entamer une carrière internationale. Mais ce cinéma demeure par trop souvent difficile et inaccessible au grand public occidental. En témoigne par exemple le cinéma coréen, dont la part de marché national est similaire au marché français (entre 30 et 33%) mais qui s'exporte peu. Le Korea Film Committee (KOFIC) apporte un soutien aux films coréens, ce qui en fait l'objet d'incessantes revendications américaines visant à le démanteler.
L'alternative française
La première production européenne
Le cinéma français constitue aujourd'hui la seule alternative crédible au cinéma américain. Malgré des crises successives, la production française est première en Europe. En 2000, le niveau global des investissements a franchi pour la première fois le seuil des 5 milliards. (...)
Il convient de noter que 10 productions françaises en 2000 ont été tournées en langue étrangère, dont 6 en langue anglaise parmi lesquelles figurent les 3 plus gros devis de l'année. Cette tendance de certains réalisateurs français à ne plus tourner en français et de recourir à des acteurs presque tous exclusivement anglo-saxons relance régulièrement la polémique sur les critères de nationalité d'un film. Cela alimente les craintes selon lesquelles le cinéma français serait contraint de copier le cinéma hollywoodien pour survivre. Une victoire à la Pyrrhus, en somme.
Note
(1) Positif, n°479, janvier 2001
Source: Roland Blum, Les forces et les faiblesses du cinéma français sur le marché international. Rapport d'information no 3197. Commission des Affaires étrangères, Assemblée nationale française, 26 juin 2001
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«Longtemps, le cinéma a été un moment d’évasion, de distraction et d’apprentissage culturel. Pendant deux heures, on se coupait du monde, du bruit, de l’agitation extérieure, pour suivre un film dans une salle noire et silencieuse. En plaçant les cinémas au cœur d’espaces commerciaux voire en transformant les cinémas en zones de loisirs où l’on peut manger, acheter des CD et autres produits, les multiplexes ont métamorphosé le spectateur en consommateur. Le cinéma n’est plus alors un moment de retrait au monde extérieur mais une expérience commerciale intégrée à d’autre actes d’achat liés par une logique de la consommation sans fin. Le film ne se suffit plus à lui-même. Pas de “fast-movie” sans “fast-food”: ainsi pourrait-on résumer cette nouvelle démarche.»
Source: Cinéma: le tour de passe-passe (dossier «La culture est-elle une marchandise?, L'opinion indépendante, Toulouse, Fr.) (lien désactivé)