Âme

«L'âme, reflet du monde et de l'homme, est d'une telle diversité, d'une telle complexité qu'on peut la considérer et la juger sous des angles infiniment variés.»
Carl Jung, Problèmes de l'âme moderne.

Il est bien difficile de définir l'âme aujourd'hui. Entre le savant qui la nie, et le preacher qui la déshonore, il ne reste qu'une voie bien étroite pour celui qui s'interroge encore à son sujet et qui refuse aussi bien de tourner le dos à la science que de sous-estimer une tradition universelle centrée sur l'âme.

N'étant pas intimidé outre mesure par le réductionnisme des savants, j'ose continuer à parler de l'âme et désirant  me dissocier des preachers, j'emploie volontiers l'expression humus intérieur pour la désigner. J'ai adopté cette métaphore le jour où j'ai compris que la terre de mon jardin était un milieu vivant où une multitude de microorganismes coopèrent pour produire mes fleurs et mes fruits. Depuis, j'ai la conviction que tout ce qui me touche, un regard, un poème, un tableau entrent, sous la forme d'images vivantes, dans mon humus intérieur, lequel ainsi enrichi jour après jour, me rend capable de penser, d'aimer et de créer.

chaque époque, chaque culture a ses métaphores. Certains anciens voyaient dans l'âme plusieurs chevaux qui hélas! ne tiraient pas toujours dans la même direction. Si la science fournit des arguments contre l'âme, elle offre, pour se familiariser avec elle, les plus belles métaphores qu'on puisse imaginer: l'humus en est une, la photosynthèse en est une autre. D'où ma joie quand j'ai appris qu'un savant réputé venait de déclarer qu'il était plus juste de comparer le cerveau à un écosystème, à une forêt pluviale plus précisément,  qu'à une machine. Je n'avais pas besoin de cet argument et je ne l'attendais pas, mais il m'a rassuré non pas sur moi-même, mais sur la science dont je sais désormais qu'elle n'est pas irrémédiablement aveuglée par sa passion réductiviste. L'humus a d'autres lettres de noblesse en tant que métaphore: «L`Éternel Dieu, dit la Genèse forma l`homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l`homme devint un être vivant.» On associera par la suite l'âme au souffle, mais rien n'interdit de l'associer à la terre elle-même. L'incarnation est alors parfaite.

Est-ce que je sacrifie à la mode de l'écologie et de la pensée complexe? Sans doute et pourquoi m'en abstriendrai-je, mais je m'expose par là à un autre danger. La pensée complexe aboutira-t-elle à l'humble admiration de la vie et au respect de son irréductible mystère? Est-elle au contraire l'ultime raffinement de la vision mécaniste du monde et le prélude à la généralisation de la vie et de l'intelligence artificielles? C'est la question cruciale.

Quand j'emploie le mot âme désormais, il évoque d'abord l'humus intérieur, mais il reste ouvert à un grand nombre de connotations qui varient selon le contexte. «L'amour est une orientation de l'âme, non un état d'âme.» (S.W.) Quand j'emploie le mot âme en rapport avec l'amour, c'est pour désigner ce je ne sais quoi en moi, grâce auquel je peux m'élever au-dessus des humeurs sombres qui se transforment souvent en raisons de ne plus aimer. On trouvera plus bas dans cette page une liste de connotations liées à un contexte particulier.

On pourra constater que toutes ces connotations ont une chose en commun: d'être une interface entre le naturel et le surnaturel. Surnaturel, autre mot aux ailes brisés. J'aurais pu employer à la place les mots divin, ou transcendant. Ce qu'il faut nommer c'est un enracinement dans une sphère élevée d'où je tire l'énergie supérieure qui me permettra de résister à cette autre énergie, de plus bas niveau, qui me pousse à suivre la pente de mes humeurs. On peut comparer cette énergie supérieure à l'énergie potentielle contenue dans un grand lac-réservoir.

Au terme de cette réconciliation toute personnelle avec l'âme, je redécouvre les principales connotations du mot âme de la tradition: l'humus est à la fois le principe de la vie et celui de la pensée, l'interface entre les deux mondes, c'est l'âme en tant que parcelle de divin en nous.

Connotations

Un oiseau blessé

Elle est cet oiseau blessé en nous, cette faiblesse métaphysique, à ne pas confondre avec  nos  faiblesses psychologiques, qui nous fait désirer l'amour et  parfois l'attire vers nous:

 «Mon bel amour, mon cher amour, ma déchirure

Je te porte dans moi comme un oiseau blessé» 

Aragon, Il n'y a pas d'amour  heureux

Un besoin d'infini

L'âme est aussi le lieu d'un besoin d'infini insatiable, souvent associé à la nostalgie d'une origine divine. D'où, en présence de certains êtres, le sentiment que leur regard vient de plus loin et de plus haut qu'eux-mêmes.

«Psyché vous êtes ma souffrance,
Vous vous mourez au vent d'ailleurs;
Vos yeux sont las des apparences
Et vacillants comme des fleurs.»

Maurras, Pour Psyché

Un regard venu de loin

C'est au regard venu de loin que Platon identifie l'âme quand il dit que : « L'âme doit dialoguer avec ses propres désirs, ses propres colères, ses propres craintes comme avec des choses étrangères. »

Le fondement de l'identité
«Je t'aurai dit ton âme et le reste n'est rien.»

Ce vers nous rappelle que l'âme est aussi le fondement de l'identité, ce qui fait de chacun de nous un être unique. L'âme s'oppose par là à l'esprit qui est le même en chacun de nous et désigne ce par quoi nous sommes universels.

Le contraire du moi

N'est-ce pas le moi plutôt que l'âme ou le corps qui nous définit? La grande tradition nous enseigne que nous ne pouvons nous trouver nous-mêmes qu'en renonçant à ce «moi qui est haïssable» (Pascal). Elle nous invite à éliminer «le moi qui dit: je au profit de l'âme qui dit: j'aime» (Thibon). Il ne faut pas confondre la conscience de soi et de ses intérêts qui constitue le moi, avec le soi lui-même qui n'a pas besoin de la conscience pour exister.

Le contraire de la machine

«Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?»

Lamartine,  Milly ou la Terre natale

On peut dire qu'une maison, une œuvre d'art ou un simple objet ont une âme. Dans ce cas l'âme est implicitement conçue comme étant à la fois principe de la vie, principe de la pensée et fondement de l'identité. Une maison qui a une âme est une maison qui est l'incarnation (vie) d'une idée (pensée) originale (identité). De la même manière et pour les mêmes raisons, on peut dire de certaines organisations ou communautés qu'elles ont une âme.

Dans tous ces cas, de même que dans plusieurs des autres cas évoqués précédemment, l'âme est ce qui transforme et transfigure les réalités qu'elle habite ou qu'elle enveloppe au point qu'il devient impossible de les identifier à la mécanique à laquelle l'analyse objective peut les réduire.

L'incarnation
«Aux baisers de la chair dont l'âme est éblouie!»

Victor Hugo, Les pauvres gens

La présence de l'âme au cœur d'un tel amour interdit à jamais de le réduire au contact de deux cyborgs.

La sensibilité au bien et au mal

Il y a des êtres qui donnent l'impression de n'avoir ni la fragilité ni l'innocence de l'oiseau blessé, qui ne semblent nullement regretter le ciel dont ils seraient tombés en naissant et dont la vie et la pensée semblent pouvoir s'expliquer par l'influence du milieu extérieur. Dirons-nous qu'ils n'ont pas d'âme?

Voici la réponse de Simone Weil à cette question:
«Il y a dans tous les êtres humains sans exception, depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, en dépit de tous les crimes commis, soufferts ou observés, un je ne sais quoi qui s'attend avant tout à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est je ne sais quoi avant tout qui est sacré.» Écrits de Londres et dernières Lettres

Enjeux

«La perte de l'âme est indolore.» (Gustave Thibon) Un témoignage personnel s'impose ici. De toutes les citations que j'ai faites en conférence ou lors d'une conversation, celle qui, de loin, a suscité le plus d'intérêt est cette pensée de ce philosophe.

«La perte de l'âme est indolore.» L'idéal apparu dans la jeunesse et trahi dans l'âge mûr semble être l'expérience humaine la plus commune. La perte de l'âme est la conséquence de tous ces idéaux trahis ou sacrifiés à l'habitude. Elle est indolore au point qu'on atteint vite le stade de l'oubli complet et irrémédiable. D'où l'importance de ces haltes au  cours de la vie où l'on se remémore  les plus hauts moments du passé; s'ils ne se sont pas prolongés par des moments de même nature mais encore plus beaux, c'est que les aspirations qui les ont rendus possibles une première fois se sont évanouies. Dans cet ordre de choses, ce qui ne croît pas décroît. Si vous avez aimé la poésie à vingt ans et si vous n'en tirez pas une joie plus profonde à cinquante ans, vous avez oublié poésie. Perte indolore.

Le contexte actuel dans son ensemble conspire à cette perte. La pensée n'est guère plus à l'abri de la mode que les médias. Dans les deux cas, la loi de la saturation règle la succession des thèmes retenus. On passe à un autre sujet même si le problème précédent s'est aggravé. C'est ce qui arrive dans le cas du danger que le machinisme fait courir à l'âme. Depuis l'appel de Bergson au supplément d'âme dans les Deux sources de la morale et de la religion, ouvrage publié en 1932, le thème du machinisme a refait surface à quelques reprises, notamment quand Bernanos a publié La France contre les robots, ou à l'occasion d'un film comme Orange mécanique. Mais alors que, d'étape en étape, le problème s'est aggravé, l'indifférence reprend néanmoins toujours le dessus, rendant impossible la mobilisation croissante et continue qui s'imposerait. Il devient de plus en plus difficile de sortir du cercle vicieux. La perte de l'âme étant indolore, nous ne sentons pas que nous nous emmachinons de plus en plus et le spectacle que nous offrons donne à l'observateur de nouveaux arguments contre l'âme.

C'est dans ce climat que G.Thibon formula ce diagnostic.  «Max Scheler : “ La philosophie moderne, inspirée par le ressentiment, renverse l'ordre des choses. Elle joue à la baisse comme toute pensée qu'inspire une dépression vitale et interprète le vivant par analogie avec la mort, comme s'il n'était qu'un accident dans la mécanique du monde. ” Ce qui s'applique admirablement à la métaphysique issue de la psychanalyse. Klages avait souligné sa parenté avec l'atomisme psychologique de Herbart. Les “ pulsions ”, les “ affects ”, les “ traumas ”, y sont traités comme des éléments quasi mécaniques. Ignorance des synthèses et des hiérarchies qui sont le signe de la vie. Doctrine parfaitement organisée de l'inorganique. Les raisons de sa naissance et de son succès se répondent. Freud a été accueilli par son époque dans la mesure où il traduisait son époque. La part de vérité contenue dans son système tient à cette coïncidence. À mesure que l'homme se désintègre, la mécanique l'emporte de plus en plus en lui sur le vivant (c'est le cas par excellence pour la névrose avec ses blocages et ses refoulements), et il se reconnaît dans une doctrine qui rend compte de cette désagrégation intérieure. Car c'est l'âme qui fait l'harmonie et l'unité – et moins il y a d'âme, c'est-à-dire plus le psychisme tend à se décomposer en ses éléments, plus aussi l'analyse coïncide avec la vérité. Vérité d'en bas, mais vérité à ce niveau. Autrement dit, la lumière projetée par Freud sur un certain type d'humanité n'est que le reflet de ce même type dans l'observation et dans la pensée de Freud. Chaque époque a les “ penseurs ” qu'elle mérite : le texte dicte la traduction...»

Ce que Thibon dit ici de Freud – «il fut accueilli par son époque dans la mesure où il reflétait son époque»– s'applique à toutes les nouvelles formes de matérialisme, à commencer par celle du transhumanisme, cette doctrine qui érige l'homme machine en idéal.

Essentiel

Dans de nombreuses visions du monde, celle des stoïciens par exemple, l'âme du monde est analogue à l'âme de l'homme et l'une et l'autre sont inconcevables séparément. Il n'en est pas ainsi dans la modernité où, face à un univers sans âme, entièrement soumis à la force, l'homme tente de faire régner la justice dans la société et en chaque individu. C'est là, selon Simone Weil, une illusion qui est à l'origine du mensonge humaniste, ce mot étant pris ici dans le sens de vision du monde centrée sur l'homme. Elle se range ainsi paradoxalement du côté de Hitler ! Évitons tout malentendu. L'accord de Simone Weil avec Hitler dont nous faisons état ici ne porte que sur un paragraphe  où  Hitler d'ailleurs  se limite à reprendre à son compte une idée qui était dans l'esprit de son temps, l'idée que l'univers matériel est soumis à la force. Voici ce paragraphe tiré de Mein Kampf: « l’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est seigneur et maître de la nature…Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et le soleil suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu’elle contraint à la servir docilement ou qu’elle brise, l’homme ne peut pas relever de lois spéciales» 1 Simone Weil se sert de ce passage non pour marquer son accord avec Hitler, mais pour critiquer les savants et les philosophes modernes en les rendant responsables de la vision du monde dont s'est inspiré le chef nazi et en leur rappelant, suprême affront, qu'Hilter a été plus cohérent qu'eux. C'est le sens de son commentaire: «Hitler a très bien vu l’absurdité de la conception du XVIIIe siècle encore en faveur aujourd’hui, et qui d’ailleurs a sa racine dans Descartes. Depuis deux ou trois siècles, on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leur relations mutuelles. C’est une absurdité criante. Il n’est pas concevable que tout dans l’univers soit soumis à l’empire de la force et que l’homme y soit soustrait, alors qu’il est fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions sensibles. Il n’y a qu’un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l’œuvre dans l’univers, à côté de la force, un principe autre qu’elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse et souveraine des relations humaines aussi.

Dans le premier cas, on se met en opposition radicale avec la science moderne telle qu’elle a été fondée par Galilée, Descartes et plusieurs autres, poursuivie notamment par Newton, au XIXe, au XXe siècle. Dans le second on se met en opposition radicale avec l’humanisme qui a surgi à la Renaissance, qui a triomphé en 1789, qui sous une forme considérablement dégradée a servi d’inspiration à la IIIe République».1


Simone Weil affirme deux choses fondamentales: les limites de l'homme seul et l'impossibilité pour lui de tirer l'énergie spirituelle dont il a besoin directement de Dieu, sans passer par l'univers. Cela revient à dire que la grâce, mot qui lui était cher, est liée à la présence de Dieu dans l'univers, présence qui se manifeste par la beauté. Elle ébauche ailleurs dans son oeuvre une vision du monde compatible avec cette affirmation, là où citant Platon, elle dit que «le Bien règne sur la nécessité par la persuasion».

Précédemment dans ce dossier nous avons évoqué la montée de l'écopsychologie, laquelle repose sur l'idée que l'absence de lien vivant avec la nature a sur l'homme un effet négatif. De nombreux écologistes sont désormais conscients du fait que c'est dans la nature et en l'imitant qu'il faut chercher les remèdes aux torts que nous lui avons fait quand nous la considérions comme une simple matière première privée d'âme. En nous rappelant la dépendance de la psychologie à l'endroit de la cosmologie, de l'éthique à l'endroit de l'esthétique, Simone Weil a dessiné le cadre général dans lequel il convient d'aborder ces questions.

Notes
1 Cité par Simone Weil in L’Enracinement, Éditions Gallimard, 1949, p. 302.
2 Ibid., p. 303.

 

 

Essentiel

***

Dans de nombreuses visions du monde, celle des stoïciens par exemple, l'âme du monde est analogue à l'âme de l'homme et l'une et l'autre sont inconcevables séparément. Il n'en est pas ainsi dans la modernité où, face à un univers sans âme, entièrement soumis à la force, l'homme tente de faire régner la justice dans la société et en chaque individu. C'est là, selon Simone Weil, une illusion qui est à l'origine du mensonge humaniste, ce mot étant pris ici dans le sens de vision du monde centrée sur l'homme. Elle se range ainsi paradoxalement du côté de Hitler ! Évitons tout malentendu. L'accord de Simone Weil avec Hitler dont nous faisons état ici ne porte que sur un paragraphe  où  Hitler d'ailleurs  se limite à reprendre à son compte une idée qui était dans l'esprit de son temps, l'idée que l'univers matériel est soumis à la force. Voici ce paragraphe tiré de Mein Kampf: « l’homme ne doit jamais tomber dans l’erreur de croire qu’il est seigneur et maître de la nature…Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et le soleil suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu’elle contraint à la servir docilement ou qu’elle brise, l’homme ne peut pas relever de lois spéciales» 1 Simone Weil se sert de ce passage non pour marquer son accord avec Hitler, mais pour critiquer les savants et les philosophes modernes en les rendant responsables de la vision du monde dont s'est inspiré le chef nazi et en leur rappelant, suprême affront, qu'Hilter a été plus cohérent qu'eux. C'est le sens de son commentaire: «Hitler a très bien vu l’absurdité de la conception du XVIIIe siècle encore en faveur aujourd’hui, et qui d’ailleurs a sa racine dans Descartes. Depuis deux ou trois siècles, on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leur relations mutuelles. C’est une absurdité criante. Il n’est pas concevable que tout dans l’univers soit soumis à l’empire de la force et que l’homme y soit soustrait, alors qu’il est fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions sensibles. Il n’y a qu’un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l’œuvre dans l’univers, à côté de la force, un principe autre qu’elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse et souveraine des relations humaines aussi.

Dans le premier cas, on se met en opposition radicale avec la science moderne telle qu’elle a été fondée par Galilée, Descartes et plusieurs autres, poursuivie notamment par Newton, au XIXe, au XXe siècle. Dans le second on se met en opposition radicale avec l’humanisme qui a surgi à la Renaissance, qui a triomphé en 1789, qui sous une forme considérablement dégradée a servi d’inspiration à la IIIe République».1


Simone Weil affirme deux choses fondamentales: les limites de l'homme seul et l'impossibilité pour lui de tirer l'énergie spirituelle dont il a besoin directement de Dieu, sans passer par l'univers. Cela revient à dire que la grâce, mot qui lui était cher, est liée à la présence de Dieu dans l'univers, présence qui se manifeste par la beauté. Elle ébauche ailleurs dans son oeuvre une vision du monde compatible avec cette affirmation, là où citant Platon, elle dit que «le Bien règne sur la nécessité par la persuasion».

Précédemment dans ce dossier nous avons évoqué la montée de l'écopsychologie, laquelle repose sur l'idée que l'absence de lien vivant avec la nature a sur l'homme un effet négatif. De nombreux écologistes sont désormais conscients du fait que c'est dans la nature et en l'imitant qu'il faut chercher les remèdes aux torts que nous lui avons fait quand nous la considérions comme une simple matière première privée d'âme. En nous rappelant la dépendance de la psychologie à l'endroit de la cosmologie, de l'éthique à l'endroit de l'esthétique, Simone Weil a dessiné le cadre général dans lequel il convient d'aborder ces questions.

Notes
1 Cité par Simone Weil in L’Enracinement, Éditions Gallimard, 1949, p. 302.
2 Ibid., p. 303.

Enjeux

«La perte de l'âme est indolore.» (Gustave Thibon) Un témoignage personnel s'impose ici. De toutes les citations que j'ai faites en conférence ou lors d'une conversation, celle qui, de loin, a suscité le plus d'intérêt est cette pensée de ce philosophe.

«La perte de l'âme est indolore.» L'idéal apparu dans la jeunesse et trahi dans l'âge mûr semble être l'expérience humaine la plus commune. La perte de l'âme est la conséquence de tous ces idéaux trahis ou sacrifiés à l'habitude. Elle est indolore au point qu'on atteint vite le stade de l'oubli complet et irrémédiable. D'où l'importance de ces haltes au  cours de la vie où l'on se remémore  les plus hauts moments du passé; s'ils ne se sont pas prolongés par des moments de même nature mais encore plus beaux, c'est que les aspirations qui les ont rendus possibles une première fois se sont évanouies. Dans cet ordre de choses, ce qui ne croît pas décroît. Si vous avez aimé la poésie à vingt ans et si vous n'en tirez pas une joie plus profonde à cinquante ans, vous avez oublié poésie. Perte indolore.

Le contexte actuel dans son ensemble conspire à cette perte. La pensée n'est guère plus à l'abri de la mode que les médias. Dans les deux cas, la loi de la saturation règle la succession des thèmes retenus. On passe à un autre sujet même si le problème précédent s'est aggravé. C'est ce qui arrive dans le cas du danger que le machinisme fait courir à l'âme. Depuis l'appel de Bergson au supplément d'âme dans les Deux sources de la morale et de la religion, ouvrage publié en 1932, le thème du machinisme a refait surface à quelques reprises, notamment quand Bernanos a publié La France contre les robots, ou à l'occasion d'un film comme Orange mécanique. Mais alors que, d'étape en étape, le problème s'est aggravé, l'indifférence reprend néanmoins toujours le dessus, rendant impossible la mobilisation croissante et continue qui s'imposerait. Il devient de plus en plus difficile de sortir du cercle vicieux. La perte de l'âme étant indolore, nous ne sentons pas que nous nous emmachinons de plus en plus et le spectacle que nous offrons donne à l'observateur de nouveaux arguments contre l'âme.

C'est dans ce climat que G.Thibon formula ce diagnostic.  «Max Scheler : “ La philosophie moderne, inspirée par le ressentiment, renverse l'ordre des choses. Elle joue à la baisse comme toute pensée qu'inspire une dépression vitale et interprète le vivant par analogie avec la mort, comme s'il n'était qu'un accident dans la mécanique du monde. ” Ce qui s'applique admirablement à la métaphysique issue de la psychanalyse. Klages avait souligné sa parenté avec l'atomisme psychologique de Herbart. Les “ pulsions ”, les “ affects ”, les “ traumas ”, y sont traités comme des éléments quasi mécaniques. Ignorance des synthèses et des hiérarchies qui sont le signe de la vie. Doctrine parfaitement organisée de l'inorganique. Les raisons de sa naissance et de son succès se répondent. Freud a été accueilli par son époque dans la mesure où il traduisait son époque. La part de vérité contenue dans son système tient à cette coïncidence. À mesure que l'homme se désintègre, la mécanique l'emporte de plus en plus en lui sur le vivant (c'est le cas par excellence pour la névrose avec ses blocages et ses refoulements), et il se reconnaît dans une doctrine qui rend compte de cette désagrégation intérieure. Car c'est l'âme qui fait l'harmonie et l'unité – et moins il y a d'âme, c'est-à-dire plus le psychisme tend à se décomposer en ses éléments, plus aussi l'analyse coïncide avec la vérité. Vérité d'en bas, mais vérité à ce niveau. Autrement dit, la lumière projetée par Freud sur un certain type d'humanité n'est que le reflet de ce même type dans l'observation et dans la pensée de Freud. Chaque époque a les “ penseurs ” qu'elle mérite : le texte dicte la traduction...»

Ce que Thibon dit ici de Freud – «il fut accueilli par son époque dans la mesure où il reflétait son époque»– s'applique à toutes les nouvelles formes de matérialisme, à commencer par celle du transhumanisme, cette doctrine qui érige l'homme machine en idéal.

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