Âme
«L'âme, reflet du monde et de l'homme, est d'une telle diversité, d'une telle complexité qu'on peut la considérer et la juger sous des angles infiniment variés.» Carl Jung, Problèmes de l'âme moderne. |
Il est bien difficile de définir l'âme aujourd'hui. Entre le savant qui la nie, et le preacher qui la déshonore, il ne reste qu'une voie bien étroite pour celui qui s'interroge encore à son sujet et qui refuse aussi bien de tourner le dos à la science que de sous-estimer une tradition universelle centrée sur l'âme.
N'étant pas intimidé outre mesure par le réductionnisme des savants, j'ose continuer à parler de l'âme et désirant me dissocier des preachers, j'emploie volontiers l'expression humus intérieur pour la désigner. J'ai adopté cette métaphore le jour où j'ai compris que la terre de mon jardin était un milieu vivant où une multitude de microorganismes coopèrent pour produire mes fleurs et mes fruits. Depuis, j'ai la conviction que tout ce qui me touche, un regard, un poème, un tableau entrent, sous la forme d'images vivantes, dans mon humus intérieur, lequel ainsi enrichi jour après jour, me rend capable de penser, d'aimer et de créer.
«The human brain is not a machine; it is a biological organism. It is not hardware or software. It is wetware.»
Thomas Amstrong, Ode Magazine, Avril-Mai 2010. |
Chaque époque, chaque culture a ses métaphores. Certains anciens voyaient dans l'âme plusieurs chevaux qui hélas! ne tiraient pas toujours dans la même direction. Si la science fournit des arguments contre l'âme, elle offre, pour se familiariser avec elle, les plus belles métaphores qu'on puisse imaginer: l'humus en est une, la photosynthèse en est une autre. D'où ma joie quand j'ai appris qu'un savant réputé venait de déclarer qu'il était plus juste de comparer le cerveau à un écosystème, à une forêt pluviale plus précisément, qu'à une machine. Je n'avais pas besoin de cet argument et je ne l'attendais pas, mais il m'a rassuré non pas sur moi-même, mais sur la science dont je sais désormais qu'elle n'est pas irrémédiablement aveuglée par sa passion réductiviste. L'humus a d'autres lettres de noblesse en tant que métaphore: «L`Éternel Dieu, dit la Genèse forma l`homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l`homme devint un être vivant.» On associera par la suite l'âme au souffle, mais rien n'interdit de l'associer à la terre elle-même. L'incarnation est alors parfaite.
Est-ce que je sacrifie à la mode de l'écologie et de la pensée complexe? Sans doute et pourquoi m'en abstriendrai-je, mais je m'expose par là à un autre danger. La pensée complexe aboutira-t-elle à l'humble admiration de la vie et au respect de son irréductible mystère? Est-elle au contraire l'ultime raffinement de la vision mécaniste du monde et le prélude à la généralisation de la vie et de l'intelligence artificielles? C'est la question cruciale.
Image tirée d'un article de Daniel B. Smith intitulé Is There an Ecological Unconscious et consacré à la montée de l'écopsychologie. NY Times, 27 janv. 2010 |
Quand j'emploie le mot âme désormais, il évoque d'abord l'humus intérieur, mais il reste ouvert à un grand nombre de connotations qui varient selon le contexte. «L'amour est une orientation de l'âme, non un état d'âme.» (S.W.) Quand j'emploie le mot âme en rapport avec l'amour, c'est pour désigner ce je ne sais quoi en moi, grâce auquel je peux m'élever au-dessus des humeurs sombres qui se transforment souvent en raisons de ne plus aimer. On trouvera plus bas dans cette page une liste de connotations liées à un contexte particulier.
On pourra constater que toutes ces connotations ont une chose en commun: d'être une interface entre le naturel et le surnaturel. Surnaturel, autre mot aux ailes brisés. J'aurais pu employer à la place les mots divin, ou transcendant. Ce qu'il faut nommer c'est un enracinement dans une sphère élevée d'où je tire l'énergie supérieure qui me permettra de résister à cette autre énergie, de plus bas niveau, qui me pousse à suivre la pente de mes humeurs. On peut comparer cette énergie supérieure à l'énergie potentielle contenue dans un grand lac-réservoir.
Au terme de cette réconciliation toute personnelle avec l'âme, je redécouvre les principales connotations du mot âme de la tradition: l'humus est à la fois le principe de la vie et celui de la pensée, l'interface entre les deux mondes, c'est l'âme en tant que parcelle de divin en nous.
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Connotations
Un oiseau blessé
Elle est cet oiseau blessé en nous, cette faiblesse métaphysique, à ne pas confondre avec nos faiblesses psychologiques, qui nous fait désirer l'amour et parfois l'attire vers nous:
«Mon bel amour, mon cher amour, ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé»
Aragon, Il n'y a pas d'amour heureux
Un besoin d'infini
L'âme est aussi le lieu d'un besoin d'infini insatiable, souvent associé à la nostalgie d'une origine divine. D'où, en présence de certains êtres, le sentiment que leur regard vient de plus loin et de plus haut qu'eux-mêmes.
«Psyché vous êtes ma souffrance,
Vous vous mourez au vent d'ailleurs;
Vos yeux sont las des apparences
Et vacillants comme des fleurs.»
Maurras, Pour Psyché
Un regard venu de loin
C'est au regard venu de loin que Platon identifie l'âme quand il dit que : « L'âme doit dialoguer avec ses propres désirs, ses propres colères, ses propres craintes comme avec des choses étrangères. »
Le fondement de l'identité
«Je t'aurai dit ton âme et le reste n'est rien.»
Maurras, Le mystère d'Ulysse
Ce vers nous rappelle que l'âme est aussi le fondement de l'identité, ce qui fait de chacun de nous un être unique. L'âme s'oppose par là à l'esprit qui est le même en chacun de nous et désigne ce par quoi nous sommes universels.
Le contraire du moi
N'est-ce pas le moi plutôt que l'âme ou le corps qui nous définit? La grande tradition nous enseigne que nous ne pouvons nous trouver nous-mêmes qu'en renonçant à ce «moi qui est haïssable» (Pascal). Elle nous invite à éliminer «le moi qui dit: je au profit de l'âme qui dit: j'aime» (Thibon). Il ne faut pas confondre la conscience de soi et de ses intérêts qui constitue le moi, avec le soi lui-même qui n'a pas besoin de la conscience pour exister.
Le contraire de la machine
«Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?»
Lamartine, Milly ou la Terre natale
On peut dire qu'une maison, une œuvre d'art ou un simple objet ont une âme. Dans ce cas l'âme est implicitement conçue comme étant à la fois principe de la vie, principe de la pensée et fondement de l'identité. Une maison qui a une âme est une maison qui est l'incarnation (vie) d'une idée (pensée) originale (identité). De la même manière et pour les mêmes raisons, on peut dire de certaines organisations ou communautés qu'elles ont une âme.
Dans tous ces cas, de même que dans plusieurs des autres cas évoqués précédemment, l'âme est ce qui transforme et transfigure les réalités qu'elle habite ou qu'elle enveloppe au point qu'il devient impossible de les identifier à la mécanique à laquelle l'analyse objective peut les réduire.
L'incarnation
«Aux baisers de la chair dont l'âme est éblouie!»
Victor Hugo, Les pauvres gens
La présence de l'âme au cœur d'un tel amour interdit à jamais de le réduire au contact de deux cyborgs.
La sensibilité au bien et au mal
Il y a des êtres qui donnent l'impression de n'avoir ni la fragilité ni l'innocence de l'oiseau blessé, qui ne semblent nullement regretter le ciel dont ils seraient tombés en naissant et dont la vie et la pensée semblent pouvoir s'expliquer par l'influence du milieu extérieur. Dirons-nous qu'ils n'ont pas d'âme?
Voici la réponse de Simone Weil à cette question:
«Il y a dans tous les êtres humains sans exception, depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, en dépit de tous les crimes commis, soufferts ou observés, un je ne sais quoi qui s'attend avant tout à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est je ne sais quoi avant tout qui est sacré.» Écrits de Londres et dernières Lettres
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