Les anciens livres
La conversation n'instruit point, même réglée. J'y vois cet inconvénient, pour les deux, que la pensée dérive sans cesse, et oublie ce qui l'avait d'abord arrêté; ou, pour parler autrement, celui qui explique sa pensée en perd toujours quelque chose, et c'est souvent le meilleur. L'état de réflexion, qui seul importe, suppose l'arrêt devant un objet humain que l'on ne peut s'empêcher d'interroger, et qui ne répond rien. Il n'y a que les monuments qui fassent penser. J'entends aussi, sous le nom de monuments, les poètes, mieux protégés que tous les autres auteurs contre le changement ; mais tous les auteurs acquièrent quelque caractère monumental par la vénération, qui détourne de les changer, et nous ramène toujours à la forme inflexible. La danse des pensées, qui est la plus instable des danses, trouve alors un centre et comme un autel. Aucun homme n'a jamais pensé autrement que sous cette autorité de la chose écrite, et d'après ce préjugé vertébral que ce qui est écrit est vrai. Sans cette idée, le lecteur est jeté à une autre pensée et encore à une autre; le collier est rompu et les perles roulent. Bon pour les chiens de courir après ce qui roule.
La Bible a formé un grand nombre d'esprits vigoureux aussi bien par ses énigmes. C'est une condition excellente d'être tenu par un texte monumental ; le moment contemplatif est alors prolongé et renouvelé ; l'esprit se pose. Balzac et Stendhal n'agiraient pas moins s'ils avaient la majesté; mais ils ne l'ont pas encore; il faut que j'y mette du mien et que j'admire tout par décret, et peut-être même des fautes d'impression, comme l'insinue le grammairien ; ce risque est de peu en comparaison du profit. Mais je ne garderais point cette foi, qui est fidélité, si je n'étais averti par le cortège des admirateurs. Encore aujourd'hui si j'en rencontre un, il m'affermit et je l'affermis; après cela je lis mieux; je suis plus fort contre le démon polémique. Servilité, direz-vous, mais cela me fait rire; des opinions de Balzac sur la politique et sur la religion, je n'en ai pas pris une. Il n'y a que les abrégés qui fassent des esprits serfs.
Il est chimérique de vouloir former les jeunes esprits autrement que par les anciens livres. Plus les livres sont jeunes et plus on y choisit; plus on y cherche ce qui plaît, et des thèses pour les passions; ce n'est point discipline. L'imitation, livre vénérable, n'est point de mes livres; mais c'était un des livres de Comte, forte tête pourtant; et c'est toujours un des plus beaux titres de livre, car c'est par l'imitation de l'humain que l'on apprend à penser. Celui qui ne lit que ce qui lui plaît, je le vois bien seul. Toujours en compagnie de ses chétives idées personnelles, comme on dit mais il ne sortira pas d'enfance. Il faut du secours à l'esprit enfant, et une inscription sur le granit pour sa lecture. Télémaque vaut mieux pour apprendre à lire que Francinet, et l'Iliade vaut mieux que Télémaque. Comte avait pris pour lui cette maxime de l'Imitation : « L'intelligence doit suivre la foi et non la précéder ni la rompre. » J'ai pris moi-même cette maxime par contagion, quoiqu'elle ne me plût guère ; elle m'a conduit plus loin qu'aucune autre, et, par exemple, à l'idée même que j'explique maintenant.