« Si l’on veut corriger passablement des épreuves d’imprimerie, il faut se délivrer du sens, des constructions, de l’enchaînement, enfin de tout ce qui intéresse, de façon à percevoir les mots pour eux-mêmes, et dans leur structure usuelle. Souvent l’on découvre la faute après avoir lu la phrase, par un regard distrait et jeté du coin de l’œil. Lire en remontant n’est pas un mauvais moyen. De toute façon, il faut revenir à percevoir les mots comme des objets ; mais la difficulté même qu’on y trouve fait bien voir à quel point l’intelligence est prompte et hardie. Un homme qui lit perçoit quelques sommets, quelques signes ou parties de signes de place en place, et devine presque tout. Non sans risques ; cette témérité définit la pensée en son mouvement naturel. Quiconque pense commence toujours par se tromper. L’esprit juste se trompe d’abord tout autant qu’un autre ; son travail propre est de revenir, de ne point s’obstiner, de corriger selon l’objet la première esquisse. Mais il faut une première esquisse ; il faut un contour fermé. L’abstrait est défini par là. Toutes nos erreurs sont des jugements téméraires, et toutes nos vérités, sans exception, sont des erreurs redressées. On comprend que le liseur ne regarde pas à une lettre, et que, par un fort préjugé, il croie toujours l’avoir lue, même quand il n’a pas pu la lire ; et, si elle manque, il n’a pas pu la lire.
Descartes disait bien que c’est notre amour de la vérité qui nous trompe principalement, par cette précipitation, par cet élan, par ce mépris des détails, qui est la grandeur même. Cette vue est elle-même généreuse ; elle va à pardonner l’erreur ; et il est vrai qu’à considérer les choses humainement, toute erreur est belle. Selon mon opinion, un sot n’est point tant un homme qui se trompe qu’un homme qui répète des vérités, sans s’être trompé d’abord comme ont fait ceux qui les ont trouvées. C’est pourquoi nos prédécesseurs, et surtout les plus anciens, qui se sont trompés en beaucoup de choses, sont pourtant de bons guides ; et c’est justement parce qu’on ne peut rester à ce qu’ils ont dit que ce qu’ils ont dit est bon.
Revenant à la lecture, je dirais que le progrès des parties au tout et des éléments à l’ensemble n’est peut-être pas naturel autant qu’on croit ; et c’est peut-être perdre temps que vouloir montrer l’
alphabet d’abord. On a observé que l’enfant apprend plus aisément à écrire qu’à lire ; mais cette remarque ne conduit encore à rien ; il faudrait rechercher si la pratique de l’écriture ne ralentit pas le travail de la lecture, qui est certainement, de tous les travaux humains, le plus long et le plus difficile. L’enfant lit peut-être alors comme il écrit, une lettre après l’autre, et reste perdu dans ce détail ; et il se peut que ce travail ingrat lui donne pour toujours une marche boiteuse, car c’est à lire que l’esprit prend son allure. Allant même plus loin, je dirais qu’il ne manque pas d’esprits qui épellent les problèmes, et qui pensent toute leur vie par lettres et syllabes, sans assembler jamais. J’ai eu cette chance d’apprendre à lire sans qu’on ait su comment ; ainsi j’appris l’alphabet quand je savais déjà le sens de beaucoup de mots, j’entends de mots imprimés. Si l’on mettait hardiment cet exemple en système, en dressant l’enfant à suivre au doigt une histoire que l’on lui lirait, je crois qu’on vaincrait en presque tous ce bégaiement sur les lettres, qui explique le contraste, si souvent remarqué, entre la pensée lisante et écrivante et la libre invective. Belles folies. Raison pauvre et laide. »
6 août 1921.