L’ère du « switch » n’annonce rien de bon !

Jean-Pierre Bonhomme

Switching. Mot intraduisible qui désigne le passage rapide à autre chose dans tous les domaines : emplois, liens d’affaires, internet, politique, amitié, amour, genre. Vertige! Et si toutes ces décisions prises dans l’euphorie de la liberté était déterminées par une force centrifuge liée à l’origine à des intérêts économiques qui nous ramène à un  féodalité sans fidélité, en fragilisant, en déracinant les plus faibles pour pouvoir accroître impunément les inégalités.

M. Abbe Mowshowitz est un personnage bien connu dans les milieux universitaires du Canada anglais, des États-Unis et de la Hollande. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la question de l’impact  des ordinateurs, des systèmes informatisés qui tissent leur toile sur l’univers et il a partagé son savoir avec maints étudiants à travers le monde. L’importance de son propos réside pour nous tous dans le fait qu’il s’élève au dessus de l’aspect technique des systèmes informatiques et qu’il aborde sans réserve l’aspect « éthique », disons social de la question.

Dans un texte qu’il a rédigé récemment, et qui m’a été transmis, le professeur fait en trois feuillets une sorte de petit bilan de ses observations relatives à la morale de la question. Ce n’est pas un mémorandum destiné à ses élèves du Département des sciences de l’ordinateur du City College de New York; c’est une sorte d’avertissement, de mise en garde : il propose à tous d’aller voir l’ombre, la grande ombre noire, qui surplombe le chemin dans lequel nos sociétés sont engagées avec leurs réseaux  d’action et de planification virtuels. Nous avons intérêt à ouvrir nos oreilles puisque peu d’observateurs se trouvent comme lui dans une situation libre d’intérêts particuliers et de subjectivité... et c’est ce que nous tentons de faire ici.

L’affaire commence par la petite peur que bien des citoyens ressentent devant leur état professionnel. M. Mowshowitz ne rassure personne à cet égard. Essayons de traduire au mieux sa pensée.

Il  constate d’abord que les systèmes informatiques, les procédures de gérance des grandes compagnies, ont provoqué de « grands changements sociaux ». Ceux-ci découlent en premier lieu des nouvelles pratiques de « switching ». Oui, je sais, c’est un anglicisme, mais j’ai cherché et pas un mot français ne permet de donner le plein sens.  Il ne s’agit pas simplement d’un vague commutateur;  il est question, ici, de transformer les employés, et de les faire devenir des « choses » en quelque sorte;  et puis il faut aller au-delà, on en arrive à « chosifier » les fournisseurs, les partenaires, les relations d’affaire, etc. Ce développement touche « all aspects of life » dit-il. Si un employé ne fait plus l’affaire on le « switch » c’est tout. Foin de de la solidarité humaine. La pertinence de la permanence des rapports n’existe plus et les employés n’ont plus le moindre intérêt à se sentir loyaux.

Je me permets de donner ici un exemple.  Il y a deux décennies feu le rédacteur en chef d’un grand journal de Montréal a réuni la salle de rédaction. Il a annoncé à tous que, dorénavant, il y avait lieu de « rajeunir » l’équipe et que les vieux seraient dorénavant remplacés par des jeunes. L’ordre, venu d’en haut, signifiait qu’on « switchait » les vieux pour les jeunes, sans considération pour la connaissance, la mémoire, l’âme et, surtout, pour les liens depuis longtemps créés dans l’équipe.

Le professeur explique qu’il ne s’agit pas, ici, de réprouver la méchante « globalisation ».  Le mal vient plutôt de « l’Organisation virtuelle ». Soit un nouveau mode d’organisation qui brise tout esprit de coopération et de confiance. Il en résulte ce qu’il appelle « le bris des liens (humains) » qui nous amène dans un monde du court terme « cut-and-paste world »; un monde qui n’est pas différent de l’affreux système de la division des tâches qui dominait au 18e siècle!

Cet état actuel des choses et, rappelons-le, qui  est relié au monde virtuel  de l’informatique, a bien des conséquences que M. Moshowitz énumère. Cela non plus n’est pas rassurant : La perte d’intérêt pour le long terme, pour la cohésion, pour la communauté change tout et pas pour le mieux

-La maison familiale change : on la « switch » aux six ans;
-De même on change de partenaire aux huit ans; le  rôle familial dans la diffusion des connaissances diminue d’autant;
-La perte de la continuité dans l’emploi fait en sorte que les employés vivent dans l’insécurité et qu’ils ont tendance à emprunter au-delà de leur capacité à rembourser.

J’aimerais bien, ici, montrer des lueurs d’espoir à l’horizon. C’est une vieille technique des chroniqueurs pour garder leurs lecteurs. Mais je suis bien obligé de m’en tenir ici aux propos du spécialiste.

La conséquence du bris des liens entre les individus suite à notre chute dans le précipice  de l’Organisation virtuelle n’est pas banale et temporaire. D’abord elle réduit l’influence des gouvernements; car ceux-ci ne font plus le poids face à la puissance des Organisations virtuelles, celle des grandes compagnies internationales qui dominent tout.

Nous nous dirigeons ainsi, conclut le professeur, vers une société formée de deux groupes.  Une société « locale », la classe paysanne, c’est-à-dire dont les activités ne seront pas étrangères à l’artisanat et une autre, la classe « aristocrate » qui tirera profit de son statut « d’existence globale ».

Le tout devient donc « une forme de féodalisme dans lequel seules les élites ont le droit d’avoir une personnalité individuelle ». L’internet, en somme c’est l’équivalent de la politique du pain et des jeux de nos prédécesseurs romains, mais avec «  plein de gladiateurs virtuels ».
Personne ne sera rassasié de ce compte-rendu. Bien des nuances échappent au chroniqueur.

Mais à voir le  symbole  que constitue le cell phone, celui de notre web mondial, (of the networks society »),  il vaut mieux  faire son nid et ouvrir bien grandes les oreilles. M. Mowshowitz, lui, voit dans le cell phone « un cocon  invisible où l’on parle éternellement à des absents ». Il a choisi son camp. Il ne veut pas devenir le vassal des nouvelles entreprises virtuelles, celles de nos « requins du pouvoir » (of robber barrons »).

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