Le fermier de famille... Le tour du monde de Youri (1)
Aux dernières nouvelles, Youri et sa famille étaient dans la région d’Albi, près de Toulouse, troisième étape d’un voyage autour du monde à la recherche de l’inspiration à l’œuvre, de femmes et d’hommes opérant les changements que la planète exige : ces novateurs nombreux mais dispersés qu’Edgar Morin rêvait de rassembler en écrivant La Voie, dont Paul Hawken a dressé la liste dans Blessed Unrest. Tous les mois, dans chacune de nos lettres, il fera état de ses rencontres et de ses découvertes. Le mois prochain, il nous parlera Jerry Ashton, rencontré à New York en juillet dernier : une belle personne animée d’un grand amour de la justice, d’une profonde irritation contre les bottom feeder qui s’acharnent sur le pauvre monde. Une belle rencontre. Le bottom feeder en l’occurence est celui qui rachète les dettes personnelles pour une somme dérisoire et s’acharne ensuite contre les malheureux que des frais médicaux exagérés ont conduit à la faillite.
L’agriculture humaine à l’ère anthropocène
À l’aube de notre aventure dans le vaste monde avec compagne et enfants à la rencontre du temps choisi et des hommes de solution, j’ai tenu à commencer l’aventure ici, dans mon pays. Première station de ce vagabondage idéaliste : Les Jardins de la Grelinette, une ferme qui tire son nom de l’outil permettant d’aérer le sol sans le retourner afin de laisser la vie y faire son œuvre.
Un coup de foudre avec le livre Le Jardinier Maraicher il y a 2 ans, puis l’expérience du potager avaient déjà donné chair et passion à une réflexion de longue date : Il devait bien être possible de se nourrir sans faire trop de mal?
Je venais de lire « The Omnivore’s Dilemma » de Michael Pollan, qui tentait de répondre à une question apparemment simple : « Que devrions-nous manger ce soir? ». J’avais presque déserté les épiceries, du moins perdu tout intérêt envers les allées centrales regroupant les produits dont je ne savais pas prononcer la liste des ingrédients; ceci pour des considérations philosophiques. Et je n’étais pas seul à modifier mes habitudes.
En fait l’industrie « Big Food » vit une crise sans précédent. Les chefs de direction des grands conglomérats sont à présent forcés de réinventer leur modèle, pourtant si récent. C’est qu’ils ont perdu 4 milliards de dollars de part de marché l’an dernier seulement, alors que les consommateurs se détournent progressivement d’eux à la recherche du vrai, frais et bio.
L’omniprésence des OGM brevetant le vivant, la monoculture réduisant ses expressions à néant, l’appauvrissement des sols, l’accaparement des terres nourricières par le capital, l’intégration verticale de l’agrobusiness réduisant les agriculteurs à être au final des ouvrier d’usines à ciel ouvert affichant un taux de suicide record ont de quoi nous faire perdre l’appétit.
Même le bio n’a plus de sens. Quand votre laitue et vos carottes bio viennent d’une « corporate farm » qui les produit d’une manière industrielle à 3000 KM, dans une terre de plus en plus saline, et à grand renfort d’engrais chimiques, on peut parler de crise de sens et le dessin d’une ferme familiale sur l’emballage n’arrive plus à rassurer grand monde.
Le modèle industriel de l’alimentation n’a pu qu’engendrer l’industrialisation des relations humaines : utilitaires, aseptisées, faciles, rapides, faites d’artifices, jetables, compartimentées en emballages individuels. Les causes profondes sont peut-être dans un matérialisme étroit, une vision mécanique de la vie. Une peur viscérale comme un grand vide: Il n’y a pas assez de bonnes choses pour tout le monde et je me sens exister quand j’ai plus que l’autre.
L’agriculture industrielle s’enorgueillit d’avoir compris la terre, un plancher inanimé constitué de 3 choses importante azote, phosphore, potassium (NPK). La vie du sol ne l’intéresse pas.
L’Idéologie industrielle a confisqué la magie et la générosité de la nature. Le plus grand détournement du millénaire. C’est une chose de vendre le fruit de son travail, c’en est une autre de chercher la propriété sur la vie elle-même. La Ferme des Jardins de la Grelinette dit : « La vie est généreuse et je vous vend mon travail d’homme heureux ». L’Agrobusiness dit : « La vie ça se paye ».
Ce sont ces considérations philosophiques pratiques qui m’ont amené aux Jardins de la Grelinette mi mai dernier pour 3 jours en formation intensive sur «l’agriculture humaine » comme le dit Jean-Martin Fortier, le « Fermier de Famille ». (Qui a besoin d’un médecin de famille aujourd’hui? Or si tout le monde avait accès à un Fermier de famille, nous vivrions tous plus en santé, plus conscient et plus responsable de ce que nous mangeons. D’ailleurs, je ne connais pas de norme sanitaire qui remplace la fierté dans le regard d’un Fermier de famille. )
En apprenant ainsi à cultiver des légumes bio et locaux, sur de petites surfaces de terre, de façon intelligente, rentable et autonome, sans combustibles et engrais fossiles, sans grosse machinerie, en synergie avec la nature, je me sentais vivant. En sachant que je pourrais comme eux nourrir en légumes 250 familles du début juin à la mi-octobre avec seulement 1.5 acre de terre, je me sentais prendre part à une œuvre noble, à la résistance ou à une révolution sociale importante qui allait rapprocher l’homme de la nature et encore plus important rapprocher l’homme de l’homme. En entendant parler de productivité astronomique de 162 500 $ l’hectare, j’ai compris que la vocation d’agriculteur n’en serait plus une de martyr dans l’avenir.
Je pensais à mon grand père, agriculteur abitibien des années 30 qui disait que « le Carcul vaut le travail » (C’est comme ça que ça se prononce). S’il avait connu le modèle de l’agriculture soutenue par la communauté et s’il avait été présent à la formation de Jean-Martin, il n’aurait jamais laissé les petits agronomes rentrer sur sa terre avec leur DDT pour lui enseigner les choses de la vie. Combien d’autres ont mis le doigt dans le tordeur de la vente en gros et de la mise en marché à la mode Loblaw?
Je pensais à une génération d’idéalistes barbus retournant à la terre avec des « discours fleuris » pour se river le nez et dire plus tard à leur enfants que l’idéalisme ça passe avec l’âge et que le bio ça ne fonctionne pas.
Il se trouvait là rassemblés une cinquantaine d’agriculteurs accomplis, ou en devenir qui rêvaient mais qui avaient les deux pieds sur terre, prêts à approfondir en détail le modèle du Jardinier Maraicher, l’agriculture bio intensive sur petite surface destinée à la vente directe au consommateur conscient. Une journée à St-Armand, dans un mouvement planétaire.
Suite à la publication de son livre, Jean-Martin s’est retrouvé un peu malgré lui peut-être parmi les leaders d’une relève agricole alternative, notamment des « néo fermiers non apparentés » comme on dit dans le jargon au sujet de ceux qui ne sont pas issue des familles du milieu agricole. Très implanté aux États-Unis, l’engouement pour les micro-fermes gagne le monde alors que la relève en agriculture conventionnelle semble de plus en plus improbable. Il semblerait que cette nouvelle forme d’agriculture plus sage et plus humaine attire une relève qui ne semblait pas destiné à l’être. Ce type de vocation agricole semble plus proche de la quête de sens que de l’atavisme socio économique.
« Son livre, Le jardinier maraîcher : Manuel d’agriculture biologique sur petite surface, a soulevé toute une passion, se rappelle Isabelle Joncas, chargée du projet du Réseau fermiers de famille chez Équiterre. Quand le livre est sorti, notre téléphone n’a pas dérougi de gens qui étaient prêts à lancer leur ferme. »
Pourquoi dit-on de J-M Fortier qu’il est devenu une « rock star » de l’agriculture humaine? La plupart des méthodes qu’il utilise sont pourtant reprises de celles d’anciens maraichers français ou des leaders américains comme Eliot Coleman. Mais Fortier a le sens du « design » et la fibre d’entrepreneur qu’il fallait pour en faire un système très praticable et hautement transmissible.
Sont attrait irrésistible : Une philosophie open source appliquée au maraîchage; très éloignée de la mesquinerie des entreprises qui font pousser des brevets. Il publie son plan d’affaire, ses états financiers simplifiés, son plan de rotation des cultures sur 10 ans, son système de planification des semences, ses trucs de mise en marché, ses outils, sa liste de fournisseurs et toutes les clés de son système. La Grelinette est une « rock star » parce que les gens en on mare des Monsanto.
La clé de sa productivité « c’est de faire mieux plutôt que de faire plus gros ». Il ne travaille pas la terre, il travaille le temps et l’espace avec la précision d’un horloger. Dans la matière tout commence par une graine qui, avec le travail, devient un échange commercial honnête et gratifiant. Mais dans le mental, on commence à l’envers : par le revenu dont on a besoin, puis on divise par le nombre de paniers à produire, puis on planifie le contenu des paniers pour chacune des semaines, puis le temps de croissance de chaque légume. On arrive à un calendrier de semences très précis.
Depuis 3 ans, en plus de s’occuper de sa ferme avec Maude-Hélène Desroches sa compagne, Fortier parcourt les États-Unis, le Canada et l’Europe pour partager le succès de son modèle de micro ferme.
Son message est simple, humble et laisse la polémique aux autres : c’est possible de bien vivre de l’agriculture à l’échelle humaine comme mode de vie incluant les rythmes de la nature et de la vie humaine. Il le prouve par l’exemple et chiffres à l’appui.
Derrière cette apparente simplicité se trouvent des enjeux immenses. Parce que le modèle industriel déshumanisé domine encore en partie grâce à la croyance populaire qui veut qu’en agriculture il faut être gros et industriel pour être rentable.
Or la Grelinette est une ferme bio minuscule et hyper productive. Ses propriétaires travaillent un nombre d’heures raisonnable et seulement 8-9 mois par année, voyagent, écrivent des livres, donnent des formations, rencontrent leurs consommateurs les yeux dans les yeux et reçoivent des MERCI en plus d’un juste prix pour leur labeur. Bref ils n’ont pas l’air d’être au bord du suicide.
Les changements arrivent à grand pas et le message difficile à vendre à la financière Agricole il y a seulement quelques années attire désormais l’attention des politiciens qui comprennent le potentiel économique.
En effet, la semaine avant mon passage aux Jardins de la Grelinette, le ministre de l’Agriculture Pierre Paradis y était pour son « photo shoot » annonçant des investissements en agriculture bio. « Le bio, a-t-il soulevé, c’est un marché de 400 M$. Or, seulement 30 % de ce marché est occupé par nos entreprises. » La Terre de chez-nous. Parait qu’il faut parler en chiffres pour être entendu aujourd’hui.
J’ai aussi appris qu’un groupe d’investisseurs privés dotés de capitaux considérables ont envie d’appuyer les avancées de cette révolution agricole; et pas seulement pour les évidents motifs économiques.
Ce mouvement alternatif est-il en voie de détrôner un jour le modèle conventionnel? En réponse à ma question, Jean-Martin évoquait le manque de relève agricole conventionnelle et la cohorte de relève enthousiaste envers les nouvelles approches plus humaines. Parce qu’on a clairement démontré qu’elles sont viables économiquement, les alternatives vont prendre de plus en plus de place.
J’ai quitté les Jardins de la Grelinette sur une note de philosophie de l’histoire. Il est possible qu’en des temps lointains, les avancées de l’agriculture aient permis à l’homme de libérer une partie de son énergie mentale pour se consacrer à la recherche de la sagesse. Mais à l’ère ou il domine la terre et menace toute forme de vie incluant la sienne, il est incontournable que ses prochaines avancées en l’agriculture soient mues par sa recherche de la sagesse. N’en va-t-il pas de même à l’avenir de tous les domaines de l’activité humaine? Le quotidien est devenu une aventure philosophique. Les antiques préoccupations du comment bien vivre et comment être meilleur demeurent d’actualité et prennent une tonalité nouvelle à l’anthropocène, l’ère de l’Homme : Comment habiter la terre sans la rendre inhabitable?