Le poème de la limite

Jacques Dufresne

La limite est un contour libérateur et non un obstacle contraignant. Texte de la conférence de Jacques Dufresne lors du forum Sortir la maternité du laboratoire, forum international sur les nouvelles technologies de la reproduction organisé par le Conseil du statut de la femme et tenu à Montréal les 29, 30 et 31 0ctobre 1987, à l'Université Concordia.

Voici d’abord une anecdote qui situera bien mon propos. Les hormones de croissance sont actuellement utilisées pour traiter les nains. Jusqu’à tout récemment, il fallait les prélever à même des hypophyses de cadavres. Ce n’était pas commode et il y avait risque d’infection. La compagnie Genentech en a fait la synthèse au début des années 1980 et elles sont maintenant disponibles sur le marché sous forme inoffensive. Résultat: les joueurs de «basketball» en consomment pour agrandir leur taille afin de se rapprocher du panier. Un adolescent, à qui cette histoire fut racontée, laissa tomber ce jugement: «Ne serait-il pas plus simple de baisser le panier?» Je propose que cet adolescent fasse partie de la commission interministérielle qui doit bientôt faire des recommandations sur les NTR (nouvelles techniques de reproduction).

Dans le sujet qu’on m’a réservé, la place centrale est occupée par le mot force. Je dois analyser les forces qui pourraient freiner les NTR. C’est toutefois une réflexion sur les rapports entre les idées, la force et la poésie que je vous propose d’abord, ce détour m’étant apparu nécessaire.

Ne confondons pas les forces avec les idées. Une force est ce qui peut accomplir un certain travail. Les discours ou les livres ne sont pas en eux-mêmes des forces. Leur efficacité dépend de la façon dont ils sont accueillis. Tandis que lorsque j’actionne un levier, il en résulte un travail qui dépend uniquement des lois de la mécanique.

Une idée peut toutefois devenir rapidement une force si elle est prise en charge par la propagande ou la publicité. Cela suppose qu'elle soit conforme aux intérêts de l'appareil étatique ou des pouvoirs financiers. Dans le débat sur les NTR, c'est la thèse opposée à celle que je défends qui jouit de cet avantage.

À un moment de l'histoire où la planète est divisée entre une zone de propagande, les pays de l'Est, et une zone de publicité, le monde capitaliste, y a-t-il d'autres moyens de transformer les pensées en forces? Une grande idée peut-elle encore suivre la trajectoire organique: mûrir dans quelques êtres qui, par leur rayonnement, leur exemple et leurs discours, la communiqueront à d'autres qui, à leur tour, étendront encore son influence, à la faveur, si nécessaire, du snobisme et de la pression sociale?

Si nous nous sommes réunis dans cette salle pour tenter de donner un sens à une technique emballée, c'est parce que nous croyons encore en cette vie communicative des idées. J'y crois pour ma part de tout mon être, mais avec une méfiance tout aussi radicale à l'égard des illusions qui accompagnent généralement les croyances de ce genre.

Pour mûrir dans les êtres et rayonner à travers eux et leurs institutions, les idées ont besoin des ressources du rêve, comme elles ont besoin des techniques de conditionnement pour modeler les mêmes êtres de l'extérieur à travers la propagande ou la publicité. Symboles et métaphores d'un côté, messages intenses et répétés de l'autre.

Les plus grands textes de l'humanité sont écrits en paraboles. C'est par la magie de la métaphore que la pensée atteint, de vibration en vibration, les couches profondes de l'être où sa maturation pourra commencer.

Or sur ce point également c'est la thèse opposée à celle que je défends qui jouit de tous les avantages au point de départ. Je vise un double but: faire apparaître la nécessité d'une limite en matière de NTR et préciser les points où cette limite devrait être introduite. Or le grand rêve dans lequel nous baignons est caractérisé par la fièvre de l'illimité.

Tout commence par la musique qui, ayant perdu la mesure profonde, se laisse emporter par les décibels, désormais renforcés par des images violentes. Chaque fois qu'une fusée quitte le sol, nous rêvons d'autre part d'espaces infiniment grands et lorsqu'on nous parle des progrès de la physique, c'est pour nous précipiter dans ce qui apparaît maintenant comme l'infiniment petit par rapport à cet atome qui, hier encore, semblait marquer la limite de la petitesse. On sait aussi que le livre des records est plus vendu actuellement que le livre des paraboles, la Bible. Or le culte du record est la forme la plus manifeste de la fièvre de l'illimité.

Voilà donc le rêve qui englobe nos pensées. À ce lyrisme, séduisant et envahissant, il nous faut substituer un poème de la limite.

Un tel poème est en train de se constituer, discrètement, autour de l'écologie. Au rêve de la conquête, cette dernière substitue peu à peu celui de l'équilibre. Si le taux d'acidité dépasse un certain seuil, les truites meurent dans les lacs et de nouveaux déséquilibres s'ensuivent en cascades; alors qu'il n'y a rien de plus émouvant, quand on y regarde de près, que ces fragiles équilibres par lesquels se fait le partage d'un territoire entre différentes espèces animales. La beauté des paysages et des oeuvres d'art qui les imitent nous donne accès aux mêmes équilibres dans un autre dimension. De plus en plus de gens sont sensibles à ces réalités.

Chaque fois que le souci de l'équilibre l'emporte, c'est qu'une limite a été imposée à un désir humain. Si, par exemple, chaque Occidental réduisait sa consommation de viande, l'énergie et les ressources finiraient par être mieux réparties sur la planète et par la suite les arbres seraient préservés dans les pays pauvres et désertiques.

Le plus souvent, toutefois, on n'aime pas la limite pour elle-même, on s'y résigne, on l'accepte à regret parce qu'elle est le seul moyen d'atteindre une certaine fin. Ce n'est pas dans l'enthousiasme que les Occidentaux ont décidé de ne pas généraliser l'exploitation du Concorde, mais parce que la hausse du prix du pétrole avait changé les règles du jeu.

Il faut rendre la limite aimable, en faire une source d'inspiration, un objet d'attachement. D'où, encore une fois, l'importance d'un grand poème, qui prendrait tantôt la forme d'une musique destinée à harmoniser les désirs plutôt que de stimuler les pulsions; qui mettrait en évidence le lien entre l'idée de forme, et donc de beauté et l'idée de limite; qui montrerait ce qu'il y a d'émouvant dans l'amour de la vie et le respect de ses fragiles équilibres.

Le poème qui commence à prendre forme autour de l'écologie est aussi au coeur de la grande culture occidentale et de la plupart des traditions orientales.

La mer, contenue dans des rythmes, eux-mêmes déterminés par les mouvements périodiques de la lune, est le parfait symbole de la limite, et aussi de la pensée telle que les Grecs nous l'ont révélée.

On retrouve le souffle mesuré de la mer dans l'alexandrin et dans ces longs poèmes épiques qui se déroulent comme les vagues.

La mer, la mer toujours recommencée
ô récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!

La quintessence de cette poésie de la limite a été exprimée par Marc-Aurèle, l'empereur sage qui enseignait qu'on ne peut trouver la paix et même le plaisir que dans la subordination du désir à la pensée qui le borne.

Tout est fruit pour moi de ce que m'apporte tes saisons, ô nature!

Cette pensée convient particulièrement à notre sujet. Transformer en fruit tout ce qu'apporte la saison, ne pas vouloir les fruits hors saison! Cette sagesse n'invite guère à se reproduire coûte que coûte, à faire de son désir d'un enfant, ou d'un progrès scientifique parmi d'autres, un absolu qu'il faudrait poursuivre en dépit de tous les déséquilibres qui pourraient en résulter.

Grâce au nouveau climat intellectuel qui s'ébauche, la pensée qu'il faut une limite dans les techniques de reproduction humaine s'est répandue d'une façon imprévisible au cours des derniers mois. Elle est maintenant concentrée en quelques points qui sont autant de forces dirigées contre un certain pouvoir médical.

Quelles sont ces forces? Ce sont d'abord des mouvements nouveaux, écologistes ou féministes, tous plus ou moins contestataires, dont l'idée centrale et commune est que la science est un pouvoir, qu'il faut analyser comme tel, et non une entreprise vouée sans réserve et sans mélange au bonheur des êtres humains.

Au Québec, dans le débat sur les NTR, cette thèse a été brillamment défendue, au premier chef, par madame Louise Vandelac.

Les forces contestataires en question ont depuis un an un allié puissant, quoique gênant pour certains: l'Église catholique.

Notons à ce propos que le débat sur les NTR aura été marqué par un fait singulier qui n'a pas été assez souligné. Quand l'Église s'est prononcée sur les méthodes de contrôle des naissances ou sur l'avortement, non seulement elle n'avait pas été devancée par les groupes contestataires, mais encore elle provoquait une réaction violente et systématique de leur part. Or, dans le débat sur les NTR, les forces contestaires ont devancé l'Église par des positions souvent plus radicales que les siennes.

Quand l'Église a dévoilé sa position, il s'est d'ailleurs produit un curieux phénomène. De nombreux journalistes se sont empressés d'enfourcher les chevaux de la guerre précédente. Encore une fois, disaient-ils, l'Église s'immisce dans l'intimité des couples et s'oppose du même coup au progrès de la science et des libertés.

Ces journalistes qui, cela va de soi dans leur métier, aiment bien plaire à ce qu'ils estiment être l'avant-garde, ont cependant vite été forcés d'admettre que tout n'était pas aussi simple qu'à l'époque des croisades contre le véto papal sur la pilule ou l'avortement. La section de l'avant-garde intellectuelle qui avait devancé l'Église n'a pas revisé ses positions sous prétexte qu'elle avait maintenant un allié gênant. L'Église catholique était en réalité devenue l'allié objectif des groupes contestataires. Bien d'autres Églises et groupements religieux de tous genres ont d'ailleurs fait le même choix que l'institution romaine.

Mais revenons à cette dernière. Sur le plan spirituel, comme sur le plan matériel, le pouvoir dangereux pour la liberté de pensée, l'institution qui peut encore jeter l'anathème, prononcer l'excommunication, ce n'est pas l'Église, c'est la Science. Les rôles se sont inversés depuis Galilée. Les Galilée, désormais, ce sont les savants responsables qui, comme Jacques Testart en biologie ou Fritjof Capra en physique, ont perdu toute illusion sur l'innocence de la science et se demandent avec angoisse si c'est à un progrès technique incontrôlé qu'il appartient de déterminer les finalités de l'aventure humaine.

Les cardinaux de la science, réunis en conclave, ont vite excommunié Jacques Testart. Et ils prononcent régulièrement l'anathème contre ceux qui osent soumettre les dogmes officiels à la critique. Comment, vous êtes contre le progrès de la science! Ces mots, prononcés avec le mépris de circonstance, sont la formule rituelle du Grand Inquisiteur de cette fin de millénaire.

La science! Cela m'amène à évoquer une troisième force, moins importante pour l'instant que les deux précédentes, mais dont le rôle pourrait devenir déterminant: l'Université.

J'ai évoqué précédemment une grande tradition culturelle qui part des Grecs et qui est centrée sur l'idée de limite. Cette tradition est aussi caractérisée par la conviction que la raison humaine peut accéder à l'universel, à la vérité, mais à certaines conditions, dont la purification personnelle, la catharsis, et le respect de certaines règles logiques. Forts de cette conviction, les Grecs ont osé juger leurs dieux, leurs savants et leurs poètes, en un mot leur culture.

Pendant longtemps, les universités ont été en Occident les héritières de cette tradition, ce qui supposait qu'elles accordent une place centrale à la philosophie; tantôt, comme à l'époque de la scolastique, la philosophie se sclérosait dans la défense d'une vérité privée de sa sève; cela appelait une réaction, qui venait toujours d'ailleurs; mais tantôt aussi, ce fut le cas à l'époque de saint Thomas dans la chrétienté et de Kant en Allemagne, la philosophie jouait son rôle de façon exemplaire.

Pendant tout ce temps, l'humanité échappait tant bien que mal au relativisme; par-delà les cultures, il y avait une nature ou un principe transcendant sur lesquels le jugement pouvait s'appuyer.

Il y a longtemps déjà que les universités ne sont plus unifiées par la philosophie, qu'elles sont au contraire divisées en une multitude de sciences, physiques et humaines. C'est pourquoi on les appelle parfois multiversité. Les aspects positifs de cet état de chose sont connus. Les aspects négatifs le sont moins malheureusement.

Le mot vérité a perdu son sens et son prestige hors des diverses sciences et des méthodes qui les définissent. À l'extérieur de ces zones protégées, toutes les opinions s'équivalent: une secte en vaut une autre, une conception de l'art en vaut une autre. À chacun sa vérité!

Pendant ce temps, du côté des sciences humaines, on découvrait les cultures avec d'autant plus d'enthousiasme qu'on les sentait plus menacées. On en vint à penser qu'elles s'équivalent toutes, qu'on doit par suite les juger à leur cohérence interne plutôt qu'à l'aune d'une nature transcendante.

Il en est résulté un mélange étrange. D'une part un ethnocentrisme qui sert d'alibi aux pratiques culturelles les plus oppressives et les moins authentiques et, d'autre part, un relativisme qui autorise tout ce qui ne porte pas directement atteinte à la liberté de l'autre. C'est la morale du pourquoi pas. Je pourrais très bien faire des divisions d'embryons dans mon sous-sol. Pourquoi pas?

Non seulement l'Université n'est, dans ces conditions, d'aucun secours dans les débats sur les valeurs, mais elle sert de caution aux faits qui, comme chacun sait, tiennent lieu de valeurs, dans un contexte où la pensée a renoncé à l'universel, c'est-à-dire à elle-même. Chaque nouvel exploit en matière de reproduction aura ainsi le statut d'un fait, que les médias rapporteront religieusement, lui apportant ainsi une légitimation que les critiques subséquentes parviendront difficilement à entamer.

Des changements s'annoncent toutefois dans l'Université comme dans l'ensemble de l'institution scolaire. Le retour aux textes fondamentaux, à la grande tradition, permet d'espérer que le relativisme ne sera pas l'ultime conquête de l'intelligence humaine. Des livres récents comme celui d'Allan Bloom et celui d'Alain Finkielkraut constituent des plaidoyers convaincants en faveur de l'universel. Les Grecs ont osé jugé leurs dieux, oserons-nous juger notre science?

La réhabilitation du jugement de valeur, surtout dans des questions complexes comme celles qui nous sont devenues familières en bioéthique, ne se fera toutefois pas sans mutations douloureuses, notamment parce qu'elle suppose le rétablissement de l'autorité. On parviendra peut-être par la seule persuasion à convaincre les citoyens et les gouvernements de la nécessité d'une limite dans tel ou tel domaine, mais qui décidera, et selon quel critère, de placer la limite à tel endroit précis? Avant ou après le transfert d'embryon? Les principes généraux ne suffiront pas dans ces situations concrètes; le discernement jouera un rôle primordial. Les solutions varieront d'un pays à l'autre, comme l'indiquent les divers rapports déjà publiés. Or que vaut le discernement si celui qui l'exerce n'a pas l'autorité requise pour le faire accepter ou pour l'imposer, le cas échéant?

La pire illusion en cette matière est celle qui consiste à miser exclusivement sur les tribunaux pour trancher les questions litigieuses. Les tribunaux sont débordés à tous égards. Nous sommes en pleine inflation judiciaire. Pour conserver leur autorité, ou pour la retrouver quand ils l'ont perdue, ils auraient eux-mêmes besoin de pouvoir s'appuyer d'un côté sur des moeurs plus solides et de l'autre sur une morale plus élevée et plus cohérente.

Il se pourrait aussi que de nouvelles autorités morales surgissent de l'état de nécessité dans lequel nous nous trouvons. Le rôle joué au Québec par le Conseil du statut de la femme dans le débat sur les NTR est à cet égard extrêmement instructif. C'est cet organisme consultatif qui, au Québec, assure le leadership dans cette sphère de l'éthique. Ce fait mérite d'être souligné: ce n'est pas l'Église, ce ne sont pas les théologiens, encore moins les philosophes, ce ne sont pas non plus les parlements, c'est le Conseil du statut de la femme qui a donné le ton au débat en le situant d'emblée à un très haut niveau. C'est le Conseil qui a pris l'initiative des premières recherches, qui a publié les premières études complètes, qui a fait connaître les travaux complétés ailleurs dans le monde.

Si, en tant qu'essayiste solitaire, j'ai pu m'engager très tôt dans le débat, je le dois directement ou indirectement au Conseil du statut de la femme. Ma réflexion a commencé à l'occasion d'un colloque organisé par un comité d'éthique du Conseil de la recherche médicale du Canada. Je suis parti livrer mon témoignage avec le sentiment d'entreprendre pour l'honneur une bataille perdue d'avance. Il y avait là une éminente juriste associé au Conseil du statut de la femme, Mme Edith Deleury. J'ai été à ce point frappé par son exposé, où elle déplorait le fait que le droit ne pouvait plus prendre appui sur la philosophie, que j'ai décidé de faire un livre sur le sujet. Ce sont par la suite les publications du Conseil du statut de la femme et les déclarations de sa présidente, madame Francine Mckenzie, qui m'ont donné le courage de persévérer.

Le récit que je viens de faire reflète assez bien ce qui s'est passé dans l'ensemble de la société québécoise. Pour la première fois peut-être dans notre histoire, l'autorité morale et intellectuelle aura, dans une question majeure, appartenu à un groupe de femmes, celui auquel nous devons cette rencontre.

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