L'arbre ou la raison intégrée à la vie

Jacques Dufresne

Je remarque que dans la pile de livres que j’ai rassemblés pour mieux comprendre les liens entre les arbres, la forêt et l’architecture, les uns célèbrent la forêt comme haut lieu de la vie dans ce qu’elle a de plus irrationnel, de plus mystérieusement symbolique tandis que l’autre moitié nous ferait croire que c’est la contemplation des arbres qui a donné naissance à la géométrie, sinon à la raison elle-même.
Au sommet de la pile : Le génie du christianisme de Chateaubriand et, dans la troisième partie, ce passage :

«L’ordre gothique, au milieu de ces proportions barbares, a toutefois une beauté qui lui est particulière. Les forêts ont été les premiers temples de la Divinité, et les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture. Cet art a donc dû varier selon les climats. Les Grecs ont tourné l’élégante colonne corinthienne avec son chapiteau de feuilles sur le modèle du palmier. Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le sycomore, le figuier oriental, le bananier et la plupart des arbres gigantesques de l’Afrique et de l’Asie.

Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l’église gothique, tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères de la divinité.»

Chateaubriand ajoute cette note bien dans l’esprit du romantisme :«Vitruve raconte autrement l’invention du chapiteau, mais cela ne détruit pas ce principe général, que l’architecture est née dans les bois. On peut seulement s’étonner qu’on n’ait pas, d’après la variété des arbres, mis plus de variété dans la colonne. Nous concevons, par exemple, une colonne qu’on pourrait appeler palmiste, et qui serait la représentation naturelle du palmier. Un orbe de feuilles un peu recourbées et sculptées au haut d’un léger fût de marbre ferait, ce nous semble, un effet charmant dans un portique.»

Vers les forêts d’Abitibi

A table, récemment chez des amis, au moment où je disais mon enthousiasme pour le livre de Peter Wohlleben, La vie cachée des arbres, notre hôte, un ingénieur forestier, se lève précipitamment et revient pour m’offrir un livre intitulé Le rire des arbres, les pleurs des forêts. C’était sa façon de me rappeler que le sens de l’arbre existe aussi au Québec L’auteur, Luc Fournier, tourneur de bois né en Abitibi et y vivant toujours, se présente comme un artiste artisan. Il est aussi un poète penseur, conscient jusqu’à l’extase cosmique du fait que la forêt dans sa densité lente et verte est, après la mer, le second berceau de la vie…et un lieu de ressourcement. Son livre est aussi touffu et varié qu’une forêt boréale encore vierge, les symboles et les faits, la rationalité et la spiritualité y entretiennent le même rapport que les racines des arbres et les champignons. Quelques maladresses dans le style n’enlèvent rien de sa pertinence et de sa profondeur au message fondamental : Tu veux te connaître toi-même, ô homme, contemple le sort que tu as réservé à tes arbres et des forêts.

Ronald Reagan a dit : « Quand on a vu un arbre on a vu tous les autres et William Blake : Un sot ne voit pas le même arbre qu’un sage.» Le livre de Fournier est bourré de citations de ce genre. (Voir un extrait du livre en annexe 1 )

On sait l’attachement des Allemands pour les arbres et les forêts. J’ai trouvé sur le site Arte une remarquable évocation de cet attachement, d’où je tire ce passage :

«Et vers le milieu du 19ième siècle, les écrits très populaires d’un homme, Wilhelm Heinrich Riehl, qui développe une vaste théorie sur les liens entre le paysage, la nature du sol et le caractère national des peuples européens, va contribuer à enraciner, sans mauvais jeu de mot, l’engouement des Allemands pour leur forêt. Pour lui, les pays qui, comme l’Italie, la France ou l’Angleterre, ont très tôt érodé leurs forêts, pire, ne les ont plus considérées que sous le seul angle de leur rentabilité économique, et ont privilégié l’agriculture, ont appauvri leur nation, la culture de leur nation et par là, ruiné son avenir. Car c’est dans l’immensité de la forêt, dans sa force sauvage qu’une nation comme l’Allemagne se ressource et puise une nouvelle énergie. Il faut donc préserver la forêt, coûte que coûte » (Source) 

On sait le triste usage que les nazis ont fait de ce trait de caractère des Allemands, mais ce n’est pas une raison pour dépouiller le rapport de l’homme avec les arbres de sa signification profonde. Les arbres sont littéralement et symboliquement notre oxygène, notre énergie. Qui sait le rôle précis Ils ont joué et qu’ils jouent encore dans le maintien à 21% du taux d’oxygène dans l’air ?

L’arbre géomètre

°Tu oublies la géométrie, Calliclès ! C’est un reproche d’ordre moral que Socrate adressait à son interlocuteur en ces termes. Ils signifiaient : tu perds le sens de la proportion, de la mesure. Il aurait pu ajouter : tu devrais prendre les arbres en exemple, les arbres et les végétaux en général. Dans ce règne, les nombres et les figures géométriques sont omniprésents.

J’ai sous les yeux deux livres récents sur ce sujet. Le premier, d’Élisabeth Dumont s’intitule La géométrie dans le monde végétal. De la musique, Leibniz a dit qu’elle est « une mathématique de l’âme qui compte sans savoir qu’elle compte. » Les végétaux sont musiciens, à ce détail près que leurs mélodies sont silencieuses comme celle des sphères. Les logarithmes sont au cœur de la musique comme ils sont au cœur des plantes. La spirale logarithmique présente dans tant de fleurs est l’une des formes visibles du nombre d’or. Le chapitre sur la série de Fibonaci et le nombre d’or justifie à lui seul la lecture du livre.

L’auteur a le don de la haute vulgarisation : Le livre se termine par des synthèses remarquables sur les grands thèmes de la science contemporaine : L’ordre et l’entropie, la théorie des catastrophes, la théorie des structures dissipatives, la théorie du chaos. Nous reproduisons en annexe 2 la conclusion, intitulée La nature est imprévisible.


Un mot sur un second livre, plus spécialisé que le précédent : L’architecture des arbres des régions tempérées de Jeanne Millet. Voici un extrait qui le résume assez bien et qui met en relief le fait que les chercheurs en cause ont réhabilité le dessin en tant moyen de recherche scientifique:

« Hallé et Oldeman ont étudié chez les arbres les caractères précédemment et ils ont recueilli le fruit de leurs observations sous la forme de croquis. Ils ont dessiné abondamment, multipliant le nombre d’individus par espèce et le nombre d’espèces observées. Ils ont alors fait une grande découverte. Bien qu’il puisse y avoir théoriquement plusieurs centaines de combinaisons possibles des caractères étudiés, ils n’en en ont trouvé que 23 dans la nature. Décidément, les plantes ne poussent pas n’importe comment. Il est apparu qu’un nombre limité de règles d’organisation gère leur croissance. Malgré la très grande variété de formes végétales observables, seulement 23 combinaisons des caractères architecturaux ont été détectées. Elles sont devenues 23 modèles architecturaux, maintenant révisés à 22 par Francis Hallé. À la suite de la publication leur découverte en 1970 et en 1978, les mêmes modèles ont été reconnus chez un nombre grandissant de plantes, des plantes herbacées aux arbres, autant sous les tropiques qu’en régions tempérées, il apparaît que tous les systèmes ramifiés observés dans la nature répondent à l’un ou à l’autre des modèles architecturaux, parfois avec quelques variantes, qu’il s’agisse de racines, de coraux, d’inflorescences, etc. Comme si la nature ne pouvait faire appel qu’à un nombre limité de règles d’organisation. (Jeannette Millet, L’architecture des arbres des régions tempérées, son histoire, ses concepts, son usage. Québec, Éditions Multimodes, 2012, p.53)



Annexe1

Est-ce que les arbres font caca ? » Telle est la question sans gêne posée par un enfant d’école au cours d’un atelier qu’on m’avait demandé de présenter sur mon travail d’artiste-artisan avec le tournage de bols en bois. J’avais apporté dans la classe toutes sortes d’objets en bois tourné pour leur faire voir un peu « le chemin du bois » à partir de l’arbre. Par bonheur, je venais juste d’apprendre quelque temps auparavant une des réponses (il y en a d’autres sans doute) à cette belle question de l’écologie enfantine : Les cellules mortes de l’arbre s’accumulent en cercles concentriques vers le milieu de l’arbre, poussées par les cellules vivantes, formant ainsi une nécromasse qui aide l’arbre à se tenir debout dans sa croissance et son évolution. C’est un recyclage de matières mortes, mais toujours vivantes, selon l’esprit de la nature qui organise sagement le chaos de l’univers. Même pourri en son milieu, un arbre peut vivre très longtemps ; en cela, il ressemble à l’être humain.
Car tout participe, dans l’arbre, à cette créativité de la nature, permettant que cohabite le rationnel et l'irrationnel, l'affectif et le conscient. Les végétaux ont des passions, des émotions, des sentiments, comme il est vital pour les êtres humains d’être supportés et nourris dans leur affectivité primordiale. Mais cela a été grandement perdu, oublié, détruit, endormi. L’écologie est à sens unique, le centre n’est plus à l’intérieur du cercle de la vie : le cœur est à l’argent, dénaturé, déshumanisé, désâmé.

Les règles du vrai jeu libre dans la nature ont été brisées. A l’embranchement de l’humain et du végétal, quelque chose de très important s’est cassé dramatiquement. ¬Cette sensibilité chère au végétal et à l’animal a disparu presque totalement dans la haine destructrice entre humains. La Nature est devenue une bête monnaie qui se déprécie à vue d’œil, car là n’est pas son vrai rôle. Les règles du plus fort continuent d’orienter la vie, et tout cela ne peut que nous insensibiliser sournoise¬ment. A moins d’un changement dans les racines, les branches se casseront encore et encore, et tomberont toujours avant même de fleurir et de donner leurs graines et leur maturité. La Nature a besoin de liberté réelle, et surtout pas de la prétendue « liberté » du seul profiteur-possesseur. Nature : du latin nasci, naître.

Les années passées à écrire les 52 arbres de ce livre m’ont rapproché encore mieux de cette vie si sensible de « l’arbre humain ». L’histoire de la vie n’est pas seulement humaine, les commencements (et la fin) du monde sont encore un mysteré. Aujourd’hui, une cul¬ture de la guerre et des seuls intérêts d’asservissements ont pris toute la Terre en otage. C’est la déraison de la force aveugle, démentielle, totalitaire. A quand une rela¬tion autre que déprédatrice avec la Nature ? La question importante c’est toujours : Qui en profite, qui paye ?  Cet ouvrage veut contribuer à changer les règles du jeu (de la guerre), pour revenir à la vie ordinaire de la Nature dont nous sommes une branche importante, la mine d’or universelle où brille l’or de ton cœur, ami lecteur. ( Le rire des arbres, les pleurs des forêts, Montréal, Lanctôt, 2003, p.249.)

Annexe 2

La nature est imprévisible

Même si l’indétermination est loin d’être la liberté, il est certain que le monde vivant est fondamentalement imprévisible dans ses détails. Trop de paramètres entrent en jeu, trop de complexité. C’est le cas également de la météorologie, qui fournit des prévisions si hasar¬deuses. Ce n’est sans doute pas que cela. Le vivant a ceci de particulier par rapport au monde « inanimé », que chaque cellule, chaque être est en constante interaction avec ce qui l’entoure, et s’adapte ou tente de s’adapter. La spécificité du monde vivant est paradoxale : son autono¬mie d’une part, et sa dépendance vis-à-vis de son environnement d’autre part. Chaque cellule est un espace relativement clos, toutefois elle échange en permanence avec l’extérieur des aliments, de l’énergie, des signaux, des substances. Le concept récent de plasticité montre comment un organisme vivant, sous l’influence de son monde extérieur, tend à changer de forme tout en restant cohérent .

La beauté du végétal se situe dans l’espace entre ordre logique et perturbation. L’arbre n’est pas régulier au point d’être ennuyeux, et il n’est pas biscornu au point d’être informe. La forme d’un organisme vivant est le résultat macroscopique d’événements et d’interactions cellulaires complexes. Le flux des multiples informations qui circulent au niveau microsco¬pique s’inscrit dans un environnement qui est lui-même un système complexe hors équilibre. Pour aborder ces questions, de nouvelles méthodes d’analyse des propriétés physiques des constituants sont nécessaires. Certaines étapes du développement des systèmes biologiques peuvent être abordées comme des problèmes d’interface dynamique et d’auto-organisation. Une approche pluridisciplinaire est nécessaire, et des modèles sont développés à partir de domaines variés de la physique, comme la solidification des matériaux, les milieux élastiques, les milieux excitables, etc. La morphogenèse est alors comprise comme un phénomène d’ins¬tabilité, et de transition non-linéaire. Les nouveaux champs de recherche sont nombreux et pas. Le fait que la théorie du chaos ne permette pas de prédire précisément un événement mais plutôt d’en décrire l’imprévisibilité a pour corollaire qu’elle ne nous permet pas une action efficace, elle ne nous rend pas maîtres de la nature, elle ne participe pas à la grande entreprise humaine de ce siècle qui est de dominer le monde.

« Les théories morphologiques célèbrent ainsi à leur manière les retrouvailles de la science et de la philosophie. Elles constituent même les linéaments de ce qui pourrait devenir, à terme, la philosophie de la nature des temps modernes », disait en 1993 Alain Boutot dans son livre, Invention des formes.
La théorie du chaos, comme la théorie des fractales, remet en cause la science linéaire qui prévalait depuis plusieurs siècles. Elle remet dans le champ de la science le complexe et l’ir¬régulier. Ce que décrivait la science classique, universelle, devient un cas particulier d’un ensemble plus large qui comprend aussi la nature dans ce qu’elle a de complexe. La simplicité des fonctions mathématiques traditionnelles est obtenue dorénavant au prix de la suppres¬sion de ce qui n’est pas linéaire dans le système étudié. Désormais, simplicité et complexité se tiennent la main. Certains systèmes dotés d’une structure stable peuvent évoluer de façon erratique pour certaines valeurs de leurs paramètres initiaux. Ces modèles mathématiques sont très utiles pour comprendre des domaines comme la météorologie ou la dynamique des populations. (Élisabeth Dumont, La géométrie dans le monde végétal, Paris, Ulmer 2014, p.184)

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