La troisième culture
Le nom de C. P. Snow, physicien et romancier anglais né en 1905, est à jamais associé à l'idée de troisième culture. En 1959, C. P. Snow publia The two Cultures, un essai qu'il aurait pu tout aussi bien intituler: Les deux solitudes. Les deux cultures, ce sont deux groupes qui s'ignorent et souvent se détestent. D'un côté, des scientifiques de plus en plus spécialisés et distants du grand public, de l'autre les littéraires, groupe qui inclut ceux que l'on appelle les intellectuels. Au début du présent siècle du moins, ces derniers avaient, dans le monde du haut savoir, le monopole de la communication avec le grand public.
C. P. Snow appartenait à l'une et à l'autre de ces deux solitudes. À un groupe de littéraires distingués, il posa un jour la question suivante: «combien parmi vous pourraient décrire le second principe de la thermodynamique?» On lui répondit sur un ton hostile que très peu parmi eux pourraient en effet répondre à une telle question. Pour un scientifique, commenta C. P. Snow, le second principe est pourtant aussi important que les oeuvres de Shakespeare peuvent l'être pour un littéraire.
Sans doute, dans l'Angleterre de 1959, y avait-il plus de scientifiques qui connaissaient Shakespeare que de littéraires qui connaissaient le second principe. En est-il encore ainsi en Amérique à la fin du siècle? Il est à craindre hélas! que l'ignorance de la culture opposée soit la même de part et d'autre.
Dans un second essai, paru en 1963, The Two Cultures: A Second Look - C.P.Snow - soutint qu'une troisième culture, synthèse des deux précédentes, allait bientôt émerger. Il l'appela tout simplement la troisième culture.
Jadis un universitaire était, cela allait de soi, un être universel. George Boole, le mathématicien anglais à qui nous devons la syntaxe des ordinateurs, connaissait parfaitement bien le grec ancien, il lisait Dante dans le texte italien et il était lui-même poète à ses heures. Pasteur était peintre, Poincaré écrivait aussi bien que Renan. Inversement, les littéraires, en dépit du courant romantique, connaissaient la science. Tolstoï connaissait et comprenait le calcul infinitésimal comme le montrent certaines pages de Guerre et Paix, Victor Hugo a inondé ses oeuvres de notations prouvant qu'il avait une étonnante connaissance de la science de son époque comme de celle du passé.
Quand, comment et pourquoi le fossé s'est-il creusé? Nous laisserons cette passionnante question sans réponse pour nous attarder à l'avenir tel que prophétisé par C. P. Snow. Cet avenir, selon certains, c'est le présent.
En 1995, John Brockman publiait chez Simon and Shuster, un ouvrage intitulé The Third Culture: Beyond the Scientific Revolution. Dans cet ouvrage, il donne la liste des savants anglosaxons que l'on peut considérer comme des représentants de la troisième culture: parmi les physiciens, Paul Davies, J. Doyne Farmer, Murray Gell-Mann, Alan Guth, Roger Penrose, Martin Rees, and Lee Smolin; parmi les théoriciens de l'évolution, Richard Dawkins, Niles Eldredge, Stephen Jay Gould, Steve Jones, and George C. Williams; parmi les philosophes, Daniel C. Dennett; parmi les biologistes, Brian Goodwin, Stuart Kauffman, Lynn Margulis, and Francisco J. Varela; parmi les computer scientists, W. Daniel Hillis, Christopher G. Langton, Marvin Minsky, and Roger Schank; parmi les psychologues Nicholas Humphrey and Steven Pinker.
Je ne connais pas suffisamment les divers élus de Brockman pour juger de la valeur de ces derniers. Si je suis rassuré par ce que je sais de Varela, Murray Gell-Mann, je crains toutefois que l'aptitude à communiquer directement avec le grand public, privilège réservé autrefois aux intellectuals, ne soit pour Brockman un critère plus important que la qualité de la culture générale. Et je note avec intérêt que les professions de foi millénariste comme celle qui suit ne sont pas une cause d'exclusion:
«Selon Danny Hillis, concepteur de la Connection Machine et président de Thinking machine inc., les Mind Machines constituent une nouvelle espèce: la machina sapiens qui devrait rivaliser quelque temps avec l'homo sapiens pour ensuite le dépasser. Hillis pressent le mépris qu'il inspirera à ses descendants robotiques. Je veux, dit-il, faire une machine qui sera fière de moi. [...] Si je pouvais me fabriquer un nouveau corps qui durerait 10 000 ans, je le ferais immédiatement!» (Cité par Janice G.Raymond dans Women as Wombs, San Francisco, Harper, 1993.)
Brockman s'est lui-même entouré d'un groupe de pairs, les digerati, qui n'hésitent pas, suivant son exemple, à s'auto-proclamer représentants de la troisième culture. Qui sont ces digerati? Il y a des textes qu'il faut s'interdire de traduire de l'américain. En voici un:
«Who are the "digerati" and why are they "the cyber elite"? They are the doers, thinkers, and writers who have tremendous influence on the emerging communication revolution. They are not on the frontier, they are the frontier.
The digerati evangelize, connect people, adapt quickly. They like to talk with their peers because it forces them to go to the top of their form and explain their most interesting new ideas. They give each other permission to be great. That's who they want to talk to about the things they are excited about because they want to see if it plays. They ask each other the questions they are asking themselves, and that's part of what makes this cyber elite work.»
Voici, réunis autour the Jupiter The Connector, les membres de cette Olympe virtuelle.
Je ne connais pas chacun de ces demi-dieux, mais sur plusieurs d'entre eux j'en sais assez pour déclarer que si telle est la troisième culture de l'avenir, je me range avec enthousiasme dans la troisième culture du passé: celle de Boole, de Tolstoï, de Goethe, de Pascal.
Le titre de Connector convient mieux à Hermès qu'à Jupiter. Si j'ai tout de même appelé Brockman Jupiter, c'est pour mettre en relief le fait que le chef des dieux est désormais celui qui, du temps d'Homère, n'aurait été que ministre des communications.
Et je déclare en conclusion que sous la tremendous influence de Brockman, il y a péril en la demeure humaine.
P.S. Le fait que Brockman utilise l'adjectif tremendous est la preuve soit de son inculture, soit de sa volonté, avouée ou inavouée, de régner un jour par la terreur. L'influence tremendous est celle qui plonge les êtres humains dans la terreur.