Jugement de Sainte-Beuve
«George Sand : Cosima (15 avril 1840)», Premiers lundis. Reproduit à partir de l'édition de Paris, Calmann Lévy, 1885, tome deuxième, p. 415-416
«La plus manifeste, la plus originale et la plus glorieuse apparition individuelle qui se soit dessinée depuis dix ans, est assurément George Sand, et tout ce qui se rattache à ce nom. Ici l’on n’a qu’à se féliciter. Avec bon nombre de ces qualités qui peuvent à bon droit sembler souveraines, il ne s’est rien rencontré (exception bien rare !) d’exclusif contre ce qui entoure, rien de littérairement chatouilleux sur soi-même ni sur les autres; mais, au contraire, une sorte d’insouciance généreuse et de courage d’esprit qui ne demande qu’à toujours aller. Des phases nombreuses se sont déjà succédé ou plutôt croisées dans ce talent d’écrivain de plus en plus élargi. Aux purs chefs-d’œuvre du roman, auxquels, lorsqu’on y réussit à ce point, nul genre (il est bon de le maintenir) ne saurait être dit supérieur; il s’est mêlé des essais plus ambitieux dans des sphères moins définies, de ces recherches qu’une pensée ardente et immortelle n’a pas le droit non plus ni le pouvoir de s’interdire. Qu’il aille donc ce talent à la plume si sûre, qu’il épuise çà et là ses fougues d’essor, mais que surtout il revienne encore souvent au naturel et charmant récit. Dans ces hautes influences philosophiques qu’il ne se refuse pas, il est, par rapport à tous, une simple précaution à garder : c’est de songer parfois à ceux qui sondent à d’autres points de la sphère infinie, ou qui même, lassés, ne la sondent plus, et de se rappeler aussi que l’actuel espoir, l’impétueux désir des fortes âmes n’est pas le but trouvé.»
«Dix ans après en littérature – 1840», dans Portraits contemporains I. Nouvelle édition revue et corrigée. Paris, Didier, libraire-éditeur, 1855, p. 513-514