Racine
Les grands poëtes, les poëtes de génie, indépendamment des genres, et sans faire acception de leur nature lyrique, épique ou dramatique, peuvent se rapporter à deux familles glorieuses qui, depuis bien des siècles, s'entremêlent et se détrônent tour à tour, se disputent la prééminence en renommée, et entre lesquelles, selon les temps, l'admiration des hommes s'est inégalement répartie. Les poëtes primitifs, fondateurs, originaux sans mélange, nés d'eux-mêmes et fils de leurs oeuvres, Homère, Pindare, Eschyle, Dante et Shakspeare, sont quelquefois sacrifiés, préférés le plus souvent, toujours opposés aux génies studieux, polis, dociles, essentiellement éducables et perfectibles, des époques moyennes. Horace, Virgile, le Tasse, sont les chefs les plus brillants de cette famille secondaire, réputée, et avec raison, inférieure à son aînée, mais d'ordinaire mieux comprise de tous, plus accessible et plus chérie. Parmi nous, Corneille et Molière s'en détachent par plus d'un côté; Boileau et Racine y appartiennent tout à fait et la décorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus accompli en ce genre, le plus vénéré de nos poëtes. C'est le propre des écrivains de cet ordre d'avoir pour eux la presque unanimité des suffrages, tandis que leurs illustres adversaires qui, plus hauts qu'eux en mérite, les dominent même en gloire, sont à chaque siècle remis en question par une certaine classe de critiques. Cette différence de renommée est une conséquence nécessaire de celle des talents. Les uns véritablement prédestinés et divins, naissent avec leur lot, ne s'occupent guère à le grossir grain à grain en cette vie, mais le dispensent avec profusion et comme à pleines mains en leurs oeuvres; car leur trésor est inépuisable au dedans. Ils font, sans trop s'inquiéter ni se rendre compte de leurs moyens de faire; ils ne se replient pas à chaque heure de veille sur eux-mêmes; ils ne retournent pas la tête en arrière à chaque instant pour mesurer la route qu'ils ont parcourue et calculer celle qui leur reste; mais ils marchent à grandes journées sans se lasser ni se contenter jamais. Des changement secrets s'accomplissent en eux, au sein de leur génie, et quelquefois le transforment; ils subissent ces changements comme des lois, sans s'y mêler, sans y aider artificiellement, pas plus que l'homme ne hâte le temps où ses cheveux blanchissent, l'oiseau la mue de son plumage, ou l'arbre les changements de couleur de ses feuilles aux diverses saisons; et, procédant ainsi d'après de grandes lois intérieures et une puissante donnée originelle, ils arrivent à laisser trace de leur force en des oeuvres sublimes, monumentales, d'un ordre réel et stable sous une irrégularité apparente comme dans la nature, d'ailleurs entrecoupées d'accidents, hérissées de cimes, creusées de profondeurs: voilà pour les uns. Les autres ont besoin de naître en des circonstances propices, d'être cultivés par l'éducation et de mûrir au soleil; ils se développent lentement, sciemment, se fécondent par l'étude et s'accouchent eux-mêmes avec art. Ils montent par degrés, parcourent les intervalles et ne s'élancent pas au but du premier bond; leur génie grandit avec le temps et s'édifie comme un palais auquel on ajouterait chaque année une assise; ils ont de longues heures de réflexion et de silence durant lesquelles ils s'arrêtent pour réviser leur plan et délibérer: aussi l'édifice, si jamais il se termine, est-il d'une conception savante, noble, lucide, admirable, d'une harmonie qui d'abord saisit l'oeil, et d'une exécution achevée. Pour le comprendre, l'esprit du spectateur découvre sans peine et monte avec une sorte d'orgueil paisible l'échelle d'idées par laquelle a passé le génie de l'artiste. Or, suivant une remarque très-fine et très-juste du Père Tournemire, on n'admire jamais dans un auteur que les qualités dont on a le germe et la racine en soi. D'où il suit que, dans les ouvrages des esprits supérieurs, il est un degré relatif où chaque esprit inférieur s'élève, mais qu'il ne franchit pas, et d'où il juge l'ensemble comme il peut. C'est presque comme pour les familles de plantes étagées sur les Cordillères, et qui ne dépassent jamais une certaine hauteur, ou plutôt c'est comme pour les familles d'oiseaux dont l'essor dans l'air est fixé à une certaine limite. Que si maintenant, à la hauteur relative où telle famille d'esprits peut s'élever dans l'intelligence d'un poëme, il ne se rencontre pas une qualité correspondante qui soit comme une pierre où mettre le pied, comme une plate-forme d'où l'on contemple tout le paysage, s'il y a là un roc à pic, un torrent, un abîme, qu'adviendra-t-il alors? Les esprits qui n'auront trouvé où poser leur vol s'en reviendront comme la colombe de l'arche, sans même rapporter le rameau d'olivier.—Je suis à Versailles, du côté du jardin, et je monte le grand escalier; l'haleine me manque au milieu et je m'arrête; mais du moins je vois de là en face de moi la ligne du château, ses ailes, et j'en apprécie déjà la régularité, tandis que si je gravis sur les bords du Rhin quelque sentier tournant qui grimpe à un donjon gothique, et que je m'arrête d'épuisement à mi-côte, il pourra se faire qu'un mouvement de terrain, un arbre, un buisson, me dérobe la vue tout entière (1). C'est là l'image vraie des deux poésies. La poésie racinienne est construite de telle sorte qu'à toute hauteur il se rencontre des degrés et des points d'appui avec perspective pour les infirmes: l'oeuvre de Shakspeare a l'accès plus rude, et l'oeil ne l'embrasse pas de tout point; nous savons de fort honnêtes gens qui ont sué pour y aborder, et qui, après s'être heurté la vue sur quelque butte ou sur quelque bruyère, sont revenus en jurant de bonne foi qu'il n'y avait rien là-haut; mais, à peine redescendus en plaine, la maudite tour enchantée leur apparaissait de nouveau dans son lointain, mille fois plus importune aux pauvres gens que ne l'était à Boileau celle de Montlhéry :
- Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue,
Et, présentant de loin leur objet ennuyeux,
Du passant qui les fuit semblent suivre les yeux.
Racine, né en 1639, à la Ferté-Milon, fut orphelin dès l'âge le plus tendre. Sa mère, fille d'un procureur du roi des eaux-et-forêts à Villers-Cotterets, et son père, contrôleur du grenier à sel de la Ferté-Milon, moururent à peu d'intervalle de temps l'un de l'autre. Âgé de quatre ans, il fut confié aux soins de son grand-père maternel, qui le mit très-jeune au Collége à Beauvais; et après la mort du vieillard, il passa à Port-Royal-des-Champs, où sa grand'mère et une de ses tantes s'étaient retirées. C'est de là que datent les premiers détails intéressants qui nous aient été transmis sur l'enfance du poëte. L'illustre solitaire Antoine Le Maître l'avait pris en amitié singulière, et l'on voit par une lettre qui s'est conservée, et qu'il lui écrivait dans une des persécutions, combien il lui recommande d'être docile et de bien soigner, durant son absence, ses onze volumes de saint Chrysostome. Le petit Racine en vint rapidement à lire tous les auteurs grecs dans le texte; il en faisait des extraits, les annotait de sa main, les apprenait par coeur. C'était tour à tour Plutarque, le Banquet de Platon, saint Basile, Pindare, ou, aux heures perdues, Théagène et Chariclée (2). Il décelait déjà sa nature discrète, innocente et rêveuse, par de longues promenades, un livre à la main (et qu'il ne lisait pas toujours), dans ces belles solitudes dont il ressentait les douceurs jusqu'aux larmes. Son talent naissant s'exerçait dès lors à traduire en vers français les hymnes touchantes du Bréviaire, qu'il a retravaillées depuis; mais il se complaisait surtout à célébrer Port-Royal, le paysage, l'étang, les jardins et les prairies. Ces productions de jeunesse que nous possédons attestent un sentiment vrai sous l'inexpérience extrême et la faiblesse de l'expression et de la couleur; avec un peu d'attention, on y démêle en quelques endroits comme un écho lointain, comme un prélude confus des choeurs mélodieux d'Esther :
- Je vois ce cloître vénérable,
Ces beaux lieux du Ciel bien aimés,
Qui de cent temples animés
Cachent la richesse adorable.
C'est dans ce chaste paradis
Que règne, en un trône de lis,
La Virginité sainte;
C'est là que mille anges mortels
D'une éternelle plainte
Gémissent au pied des autels.
Sacrés palais de l'innocence,
Astres vivants, choeurs glorieux,
Qui faites voir de nouveaux cieux
Dans ces demeures du silence,
Non, ma plume n'entreprend pas
De tracer ici vos combats,
Vos jeûnes et vos veilles;
Il faut, pour en bien révérer
Les augustes merveilles,
Et les taire et les adorer.
- Color verus, corpus solidum et succi plenum;
Depuis Andromaque, qui parut en 1667, jusqu'à Phèdre, dont le triomphe est de 1677, dix années s'écoulèrent; on sait comment Racine les remplit. Animé par la jeunesse et l'amour de la gloire, aiguillonné à la fois par ses admirateurs et ses envieux, il se livra tout entier au développement de son génie. Il rompit directement avec Port-Royal; et, à propos d'une attaque de Nicole contre les auteurs de théâtre, il lança une lettre piquante qui fit scandale et lui attira des représailles. A force d'attendre et de solliciter, il avait enfin obtenu un bénéfice, et le privilège de la première édition d'Andromaque est accordé au sieur Racine, prieur de l'Épinai. Un régulier lui disputa ce prieuré; un procès s'ensuivit, auquel personne n'entendit rien; et Racine ennuyé se désista, en se vengeant des juges par la comédie des Plaideurs qu'on dirait écrite par Molière, admirable farce dont la manière décèle un coin inaperçu du poëte, et fait ressouvenir qu'il lisait Rabelais, Marot, même Scarron, et tenait sa place au cabaret entre Chapelle et La Fontaine. Cette vie si pleine, où, sur un grand fonds d'étude, s'ajoutaient les tracas littéraires, les visites à la cour, l'Académie à partir de 1673, et peut-être aussi, comme on l'en a soupçonné, quelques tendres faiblesses au théâtre, cette confusion de dégoûts, de plaisirs et de gloire, retint Racine jusqu'à l'âge de trente-huit ans, c'est-à-dire jusqu'en 1677, époque où il s'en dégagea pour se marier chrétiennement et se convertir.
Sans doute ses deux dernières pièces, Iphigénie et Phèdre, avaient excité contre l'auteur un redoublement d'orage: tous les auteurs siffles, les jansénistes pamphlétaires, les grands seigneurs surannés et les débris des précieuses, Boyer, Leclerc, Coras, Perrin, Pradon, j'allais dire Fontenelle, Barbier-d'Aucourt, surtout dans le cas présent le duc de Nevers, madame Des Houlières et l'Hôtel de Bouillon, s'étaient ameutés sans pudeur, et les indignes manoeuvres de cette cabale avaient pu inquiéter le poëte: mais enfin ses pièces avaient triomphé; le public s'y portait et y applaudissait avec larmes; Boileau, qui ne flattait jamais, même en amitié, décernait au vainqueur une magnifique épître, et bénissait et proclamait fortuné le siècle qui voyait naître, ces pompeuses merveilles. C'était donc moins que jamais pour Racine le moment de quitter la scène où retentissait son nom; il y avait lieu pour lui à l'enivrement, bien plus qu'au désappointement littéraire: aussi sa résolution fut-elle tout-à-fait pure de ces bouderies mesquines auxquelles on a essayé de la rapporter. Depuis quelque temps, et le premier feu de l'âge, la première ferveur de l'esprit et des sens étant dissipée, le souvenir de son enfance, de ses maîtres, de sa tante religieuse à Port-Royal, avait ressaisi le coeur de Racine; et la comparaison involontaire qui s'établissait en lui entre sa paisible satisfaction d'autrefois et sa gloire présente, si amère et si troublée, ne pouvait que le ramener au regret d'une vie régulière. Cette pensée secrète qui le travaillait perce déjà dans la préface de Phèdre, et dut le soutenir, plus qu'on ne croit, dans l'analyse profonde qu'il fit de cette douleur vertueuse d'une âme qui maudit le mal et s'y livre. Son propre coeur lui expliquait celui de Phèdre; et si l'on suppose, comme il est assez vraisemblable, que ce qui le retenait malgré lui au théâtre était quelque attache amoureuse dont il avait peine à se dépouiller, la ressemblance devient plus intime et peut aider à faire comprendre tout ce qu'il a mis en cette circonstance de déchirant, de réellement senti et de plus particulier qu'à l'ordinaire dans les combats de cette passion. Quoi qu'il en soit, le but moral de Phèdre est hors de doute; le grand Arnauld ne put s'empêcher lui-même de le reconnaître, et ainsi fut presque vérifié le mot de l'auteur «qui espéroit, au moyen de cette pièce, réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine.» Toutefois, en s'enfonçant davantage dans ses réflexions de réforme, Racine jugea qu'il était plus prudent et plus conséquent de renoncer au théâtre, et il en sortit avec courage, mais sans trop d'efforts. Il se maria, se réconcilia avec Port-Royal, se prépara, dans la vie domestique, à ses devoirs de père; et, comme le roi le nomma à cette époque historiographe ainsi que Boileau, il ne négligea pas non plus ses devoirs d'historien: à cet effet, il commença par faire un espèce d'extrait du traité de Lucien sur la Manière d'écrire l'histoire, et s'appliqua à la lecture de Mézerai, de Vittorio Siri et autres.
D'après le peu qu'on vient de lire sur le caractère, les moeurs et les habitudes d'esprit de Racine, il serait déjà aisé de présumer les qualités et les défauts essentiels de son oeuvre, de prévoir ce qu'il a pu atteindre, et en même temps ce qui a dû lui manquer. Un grand art de combinaison, un calcul exact d'agencement, une construction lente et successive, plutôt que cette force de conception, simple et féconde, qui agit simultanément et comme par voie de cristallisation autour de plusieurs centres dans les cerveaux naturellement dramatiques; de la présence d'esprit dans les moindres détails; une singulière adresse à ne dévider qu'un seul fil à la fois; de l'habileté pour élaguer plutôt que la puissance pour étreindre; une science ingénieuse d'introduire et d'éconduire ses personnages; parfois la situation capitale éludée, soit par un récit pompeux, soit par l'absence motivée du témoin le plus embarrassant; et de même dans les caractères, rien de divergent ni d'excentrique; les parties accessoires, les antécédents peu commodes supprimés; et pourtant rien de trop nu ni de trop monotone, mais deux ou trois nuances assorties sur un fond simple;—puis, au milieu de tout cela, une passion qu'on n'a pas vue naître, dont le flot arrive déjà gonflé, mollement écumeux, et qui vous entraîne comme le courant blanchi d'une belle eau: voilà le drame de Racine. Et si l'on descendait à son style et à l'harmonie de sa versification, on y suivrait des beautés du même ordre restreintes aux mêmes limites, et des variations de ton mélodieuses sans doute, mais dans l'échelle d'une seule octave. Quelques remarques, à propos de Britannicus, préciseront notre pensée et la justifieront si, dans ces termes généraux, elle semblait un peu téméraire. Il s'agit du premier crime de Néron, de celui par lequel il échappe d'abord à l'autorité de sa mère et de ses gouverneurs. Dans Tacite, Britannicus est un jeune homme de quatorze à quinze ans, doux, spirituel et triste. Un jour, au milieu d'un festin, Néron ivre, pour le rendre ridicule, le força de chanter; Britannicus se mit à chanter une chanson, dans laquelle il était fait allusion à sa propre destinée si précaire et à l'héritage paternel dont on l'avait dépouillé; et, au lieu de rire et de se moquer, les convives émus, moins dissimulés qu'à l'ordinaire, parce qu'ils étaient ivres, avaient marqué hautement leur compassion. Pour Néron, tout pur de sang qu'il est encore, son naturel féroce gronde depuis longtemps en son âme et n'épie que l'occasion de se déchaîner; il a déjà essayé d'un poison lent contre Britannicus. La débauche l'a saisi: il est soupçonné d'avoir souillé l'adolescence de sa future victime; il néglige son épouse Octavie pour la courtisane Acté. Sénèque a prêté son ministère à cette honteuse intrigue; Agrippine s'est révoltée d'abord, puis a fini par embrasser son fils et par lui offrir sa maison pour les rendez-vous. Agrippine, mère, petite-fille, soeur, nièce et veuve d'empereurs, homicide, incestueuse, prostituée à des affranchis, n'a d'autre crainte que de voir son fils lui échapper avec le pouvoir. Telle est la situation d'esprit des trois personnages principaux au moment où Racine commence sa pièce. Qu'a-t-il fait? Il est allé d'abord au plus simple, il a trié ses acteurs; Burrhus l'a dispensé de Sénèque, et Narcisse de Pallas. Othon et Sénécion, jeunes voluptueux qui perdent le prince, sont à peine nommés dans un endroit. Il rapporte dans sa préface un mot sanglant de Tacite sur Agrippine: Quae, cunctis malae dominationis cupidinibus flagrans, habebat in partibus Pallantem, et il ajoute: «Je ne dis que ce mot d'Agrippine, car il y auroit trop de choses à en dire. C'est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n'est pas moins la disgrâce d'Agrippine que la mort de Britannicus.» Et malgré ce dessein formel de l'auteur, le caractère d'Agrippine n'est exprimé qu'imparfaitement: comme il fallait intéresser à sa disgrâce, ses plus odieux vices sont rejetés dans l'ombre; elle devient un personnage peu réel, vague, inexpliqué, une manière de mère tendre et jalouse; il n'est plus guère question de ses adultères et de ses meurtres qu'en allusion, à l'usage de ceux qui ont lu l'histoire dans Tacite. Enfin, à la place d'Acté, intervient la romanesque Junie. Néron amoureux n'est plus que le rival passionné de Britannicus, et les côtés hideux du tigre disparaissent, ou sont touchés délicatement à la rencontre. Que dire du dénouement? de Junie réfugiée aux Vestales, et placée sous la protection du peuple, comme si le peuple protégeait quelqu'un sous Néron? Mais ce qu'on a droit surtout de reprocher à Racine, c'est d'avoir soustrait aux yeux la scène du festin. Britannicus est à table, on lui verse à boire; quelqu'un de ses domestiques goûte le breuvage, comme c'est la coutume, tant on est en garde contre un crime: mais Néron a tout prévu; le breuvage s'est trouvé trop chaud, il faut y verser de l'eau froide pour le rafraîchir, et c'est cette eau froide qu'on a eu le soin d'empoisonner. L'effet est soudain; ce poison tue sur l'heure, et Locuste a été chargée de le préparer tel, sous la menace du supplice. Soit dédain pour ces circonstances, soit difficulté de les exprimer en vers, Racine les a négligées dans le récit de Burrhus: il se borne à rendre l'effet moral de l'empoisonnement sur les spectateurs, et il y réussit; mais on doit avouer que même sur ce point il a rabattu de la brièveté incisive, de la concision éclatante de Tacite. Trop souvent, lorsqu'il traduit Tacite comme lorsqu'il traduit la Bible, Racine se fraie une route entre les qualités extrêmes des originaux, et garde prudemment le milieu de la chaussée, sans approcher des bords d'où l'on voit le précipice. Nous préciserons tout-à-l'heure le fait pour ce qui concerne la Bible; nous n'en citerons qu'un exemple relativement à Tacite. Agrippine, dans sa belle invective contre Néron, s'écrie que d'un côté l'on entendra la fille de Germanicus, et de l'autre le fils d'Aenobarbus.
- Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,
Qui, tous deux de l'exil rappelés par moi-même,
Partagent à mes yeux l'autorité suprême.
Britannicus, Phèdre, Athalie, tragédie romaine, grecque et biblique, ce sont là les trois grands titres dramatiques de Racine et sous lesquels viennent se ranger ses autres chefs-d'oeuvre. Nous nous sommes déjà expliqué sur notre admiration pour Phèdre; pourtant, on ne peut se le dissimuler aujourd'hui, cette pièce est encore moins dans les moeurs grecques que Britannicus dans les moeurs romaines. Hippolyte amoureux ressemble encore moins à l'Hippolyte chasseur, favori de Diane, que Néron amoureux au Néron de Tacite; Phèdre reine mère et régente pour son fils, à la mort supposée de son époux, compense amplement Junie protégée par le peuple et mise aux Vestales. Euripide lui-même laisse beaucoup sans doute à désirer pour la vérité; il a déjà perdu le sens supérieur des traditions mythologiques que possédaient si profondément Eschyle et Sophocle; mais du moins chez lui on embrasse tout un ordre de choses; le paysage, la religion, les rites, les souvenirs de famille, constituent un fond de réalité qui fixe et repose l'esprit. Chez Racine tout ce qui n'est pas Phèdre et sa passion échappe et fuit: la triste Aricie, les Pallantides, les aventures diverses de Thésée, laissent à peine trace dans notre mémoire. A y regarder de près, ce sont, entre les traditions contradictoires, des efforts de conciliation ingénieux, mais peu faits pour éclairer: Racine admet d'une part la version de Plutarque, qui suppose que Thésée, au lieu de descendre aux enfers, avait été simplement retenu prisonnier par un roi d'Épire dont il avait voulu ravir la femme pour son ami Pirithoüs, et d'autre part il fait dire à Phèdre, sur la foi de la rumeur fabuleuse :
- Je l'aime, non point tel que l'ont vu les Enfers...
- Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carrière?
- Je ne dois désormais songer qu'à me cacher;
Tout ceci nous conduirait, si nous l'osions, à conclure avec Corneille que Racine avait un bien plus grand talent pour la poésie en général que pour le théâtre en particulier, et à soupçonner que, s'il fut dramatique en son temps, c'est que son temps n'était qu'à cette mesure de dramatique; mais que probablement, s'il avait vécu de nos jours, son génie se serait de préférence ouvert une autre voie. La vie de retraite, de ménage et d'étude, qu'il mena pendant les douze années de sa maturité la plus entière, semblerait confirmer notre conjecture. Corneille aussi essaya pendant quelques années de renoncer au théâtre; mais, quoique déjà sur le déclin, il n'y put tenir, et rentra bientôt dans l'arène. Rien de cette impatience ni de cette difficulté à se contenir ne paraît avoir troublé le long silence de Racine. Il écrivait l'histoire de Port-Royal, celle des campagnes du roi, prononçait deux ou trois discours d'académie, et s'exerçait à traduire quelques hymnes d'église. Madame de Maintenon le tira de son inaction vers 1688, en lui demandant une pièce pour Saint-Cyr: de là le réveil en sursaut de Racine, à l'âge de quarante-huit ans; une nouvelle et immense carrière parcourue en deux pas: Esther pour son coup d'essai, Athalie pour son coup de maître. Ces deux ouvrages si soudains, si imprévus, si différents des autres, ne démentent-ils pas notre opinion sur Racine? n'échappent-ils pas aux critiques générales que nous avons hasardées sur son oeuvre?
Racine, dans les sujets hébreux, est bien autrement à son aise que dans les sujets grecs et romains. Nourri des livres sacrés, partageant les croyances du peuple de Dieu, il se tient strictement au récit de l'Écriture, ne se croit pas obligé de mêler l'autorité d'Aristote à l'action, ni surtout de placer au coeur de son drame une intrigue amoureuse (et l'amour est de toutes les choses humaines celle qui, s'appuyant sur une base éternelle, varie le plus dans ses formes selon les temps, et par conséquent induit le plus en erreur le poëte). Toutefois, malgré la parenté des religions et la communauté de certaines croyances, il y a dans le judaïsme un élément à part, intime, primitif, oriental, qu'il importe de saisir et de mettre en saillie, sous peine d'être pâle et infidèle, même avec un air d'exactitude: et cet élément radical, si bien compris de Bossuet dans sa Politique sacrée, de M. de Maistre en tous ses écrits, et du peintre anglais Martin dans son art, n'était guère accessible au poëte doux et tendre qui ne voyait l'ancien Testament qu'à travers le nouveau, et n'avait pour guide vers Samuel que saint Paul. Commençons par l'architecture du temple dans Athalie: chez les Hébreux, tout était figure, symbole, et l'importance des formes se rattachait à l'esprit de la loi. Mais d'abord je cherche vainement dans Racine ce temple merveilleux bâti par Salomon, tout en marbre, en cèdre, revêtu de lames d'or, reluisant de chérubins et de palmes; je suis dans le vestibule, et je ne vois pas les deux fameuses colonnes de bronze de dix-huit coudées de haut, qui se nomment, l'une Jachin, l'autre Booz; je ne vois ni la mer d'airain, ni les douze boeufs d'airain, ni les lions; je ne devine pas dans le tabernacle ces chérubins de bois d'olivier, hauts de dix coudées, qui enveloppent l'arche de leurs ailes. La scène se passe sous un péristyle grec un peu nu, et je me sens déjà moins disposé à admettre le sacrifice de sang et l'immolation par le couteau sacré, que si le poëte m'avait transporté dans ce temple colossal où Salomon, le premier jour, égorgea pour hosties pacifiques vingt-deux mille boeufs et cent vingt mille brebis. Des reproches analogues peuvent s'adresser aux caractères et aux discours des personnages. L'idolâtrie monstrueuse de Tyr et de Sidon devait être opposée au culte de Jéhovah dans la personne de Mathan, qui, sans cela, n'est qu'un mauvais prêtre, débitant d'abstraites maximes; j'aurais voulu entrevoir, grâce à lui, ces temples impurs de Baal,
- . . . . . Où siégeaient, sur de riches carreaux,
Cent idoles de jaspe aux têtes de taureaux;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Où, sans lever jamais leurs têtes colossales,
Veillaient, assis en cercle et se regardant tous,
Des dieux d'airain posant leurs mains sur leurs genoux.
- Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites
Qui, lorsqu'au dieu du Nil le volage Israël
Rendit dans le désert un culte criminel,
De leurs plus chers parents saintement homicides,
Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides,
Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur
D'être seuls employés aux autels du Seigneur?
- Osias n'était plus; Dieu m'apparut: je vis
Adonaï vêtu de gloire et d'épouvante;
Les bords éblouissants de sa robe flottante
Remplissaient le sacré parvis.
Des séraphins debout sur des marches d'ivoire
Se voilaient devant lui de six ailes de feux;
Volant de l'un à l'autre, ils se disaient entre eux:
Saint, Saint, Saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux!
Toute la terre est pleine de sa gloire!
- Ainsi qu'on choisit une rose
Dans les guirlandes de Sarons,
Choisissez une vierge éclose
Parmi les lis de vos vallons:
Enivrez-vous de son haleine,
Écartez ses tresses d'ébène,
Goûtez les fruits de sa beauté.
Vivez, aimez, c'est la sagesse:
Hors le plaisir et la tendresse,
Tout est mensonge et vanité.
- O tombeau! vous êtes mon père;
Et je dis aux vers de la terre:
Vous êtes ma mère et mes soeurs.
Décembre 1829
Racine fut dramatique sans doute, mais il le fut dans un genre qui l'était peu. En d'autres temps, en des temps comme les nôtres, où les proportions du drame doivent être si différentes de ce qu'elles étaient alors, qu'aurait-il fait? Eût-il également tenté le théâtre? Son génie, naturellement recueilli et paisible, eût-il suffi à cette intensité d'action que réclame notre curiosité blasée, à cette vérité réelle dans les moeurs et dans les caractères qui devient indispensable après une époque de grande révolution, à cette philosophie supérieure qui donne à tout cela un sens, et fait de l'action autre chose qu'un imbroglio, de la couleur historique autre chose qu'un badigeonnage? Eût-il été de force et d'humeur à mener toutes ces parties de front, à les maintenir en présence et en harmonie, à les unir, à les enchaîner sous une forme indissoluble et vivante; à les fondre l'une dans l'autre au feu des passions? N'eût-il pas trouvé plus simple et plus conforme à sa nature de retirer tout d'abord la passion du milieu de ces embarras étrangers dans lesquels elle aurait pu se perdre comme dans le sable, en s'y versant; de la faire rentrer en son lit pour n'en plus sortir, et de suivre solitaire le cours harmonieux de cette grande et belle élégie, dont Esther et Bérénice sont les plus limpides, les plus transparents réservoirs? C'est là une délicate question, sur laquelle on ne peut exprimer que des conjectures: j'ai hasardé la mienne; elle n'a rien d'irrévérent pour le génie de Racine. M. Étienne, dans son discours de réception à l'Académie, déclare qu'il admire Molière bien plus comme philosophe que comme poëte. Je ne suis pas sur ce point de l'avis de M. Étienne, et dans Molière la qualité de poëte ne me paraît inférieure à aucune autre; mais je me garderai bien d'accuser le spirituel auteur des Deux Gendres de vouloir renverser l'autel du plus grand maître de notre scène. Or, est-ce davantage vouloir renverser Racine que de déclarer qu'on préfère chez lui la poésie pure au drame, et qu'on est tenté de le rapporter à la famille des génies lyriques, des chantres élégiaques et pieux, dont la mission ici-bas est de célébrer l'amour (en prenant amour dans le même sens que Dante et Platon)?
Indépendamment de l'examen direct des oeuvres, ce qui nous a surtout confirmé dans notre opinion, c'est le silence de Racine et la disposition d'esprit qu'il marqua durant les longues années de sa retraite. Les facultés innées qu'on a exercées beaucoup et qu'on arrête brusquement au milieu de la carrière, après les premiers instants donnés au délassement et au repos, se réveillent et recommencent à désirer le genre de mouvement qui leur est propre. D'abord il n'en vient à l'âme qu'une plainte sourde, lointaine, étouffée, qui n'indique pas son objet et nous livre à tout le vague de l'ennui. Bientôt l'inquiétude se décide; la faculté sans aliment s'affame, pour ainsi dire; elle crie au dedans de nous: c'est comme un coursier généreux qui hennit dans l'étable et demande l'arène; on n'y peut tenir, et tous les projets de retraite sont oubliés. Qu'on se figure, par exemple, à la place de Racine, au sein du même loisir, quelqu'un de ces génies incontestablement dramatiques, Shakspeare, Molière, Beaumarchais, Scott. Oh! les premiers mois d'inaction passés, comme le cerveau du poète va fermenter et se remplir! comme chaque idée, chaque sentiment va revêtir à ses yeux un masque, un personnage, et marcher à ses côtés! que de générations spontanées vont éclore de toutes parts et lever la tête sur cette eau dormante! que d'êtres inachevés, flottants, passeront dans ses rêves et lui feront signe de venir! que de voix plaintives lui parleront comme à Tancrède dans la forêt enchantée! La reine Mab descendra en char et se posera sur ce front endormi. Soudain Ariel ou Puck, Scapin ou Dorine, Chérubin ou Fenella, merveilleux lutins, messagers malicieux et empressés, s'agiteront autour du maître, le tirailleront de mille côtés pour qu'il prenne garde à leurs êtres chéris, à leurs amants séparés, à leurs princesses malheureuses; ils les évoqueront devant lui, comme dans l'Élysée antique le devin Tirésias, ou plutôt le vieil Anchise, évoquait les âmes des héros qui n'avaient pas vécu; ils les feront passer par groupes, ombres fugitives, rieuses ou éplorées, demandant la vie, et, dans les limbes inexplicables de la pensée, attendant la lumière du jour. Diana Vernon à cheval, franchissant les barrières et se perdant dans le taillis; Juliette au balcon tendant les bras à Roméo; l'ingénue Agnès à son balcon aussi, et rendant à son amant salut pour salut du matin au soir; la moqueuse Suzanne et la belle comtesse habillant le page; que sais-je? toutes ces ravissantes figures, toutes ces apparitions enchantées souriront au poëte et l'appelleront à elles du sein de leur nuage. Il n'y résistera pas longtemps, et se relancera, tête baissée, dans ce monde qui tourbillonne autour de lui. Chacun reviendra à ses goûts et à sa nature. Beaumarchais, comme un joueur excité par l'abstinence, tentera de nouveau avec fureur les chances et la folie des intrigues. Scott, plus insouciant peut-être, et comme un voyageur simplement curieux qui a déjà vu beaucoup de siècles et de pays, mais qui n'est pas las encore, se remettra en marche au risque de repasser, chemin faisant, par les mêmes aventures. Molière, penseur profond, triste au dedans, ayant hâte de sortir de lui-même et d'échapper à ses peines secrètes, sera cette fois d'un comique plus grave ou plus fou qu'à l'ordinaire. Shakspeare redoublera de grâce, de fantaisie ou d'effroi. Le grand Corneille enfin (car il est de cette famille), Corneille couvert de cicatrices, épuisé, mais infatigable et sans relâche comme ses héros, pareil à ce valeureux comte de Fuentès dont parle Bossuet, et qui combattit à Rocroi jusqu'au dernier soupir, Corneille ramènera obstinément au combat ses vieilles bandes espagnoles et ses drapeaux déchirés.
Voilà les poëtes dramatiques. Dirai-je que Racine ne leur ressembla jamais dans sa retraite; qu'il ne vit plus rien de ce qu'il avait quitté; qu'il n'eut point, à ses heures de rêverie, des apparitions charmantes qui remuaient, comme autrefois, son coeur? Ce serait faire injure à son génie. Mais ces créations mêmes vers lesquelles un doux penchant dut le rentraîner d'abord, ces Monime, ces Phèdre, ces Bérénice au long voile, ces nobles amantes solitaires qu'il revoyait, à la nuit tombante, sous les traits de la Champmeslé, et qui s'enfuyaient, comme Didon, dans les bocages, qu'étaient-elles, je le demande? Où voulaient-elles le ramener? Différaient-elles beaucoup de l'Élégie à la voix gémissante ;
- Au ris mêlé de pleurs, aux longs cheveux épars,
Belle, levant au ciel ses humides regards?
LES LARMES DE RACINE
Racine, qui veut pleurer, viendra à la profession de la soeur Lalie.
(MADAME DE MAINTENON.)
- Jean Racine, le grand poëte,
Le poëte aimant et pieux,
Après que sa lyre muette
Se fut voilée à tous les yeux,
Renonçant à la gloire humaine,
S'il sentait en son âme pleine
Le flot contenu murmurer,
Ne savait que fondre en prière,
Pencher l'urne dans la poussière
Aux pieds du Seigneur, et pleurer.
Comme un coeur pur de jeune fille
Qui coule et déborde en secret,
A chaque peine de famille,
Au moindre bonheur, il pleurait;
A voir pleurer sa fille aînée;
A voir sa table couronnée
D'enfants, et lui-même au déclin;
A sentir les inquiétudes
De père, tout causant d'études,
Les soirs d'hiver, avec Rollin;
Ou si dans la sainte patrie,
Berceau de ses rêves touchants,
Il s'égarait par la prairie
Au fond de Port-Royal-des-Champs;
S'il revoyait du cloître austère
Les longs murs, l'étang solitaire,
Il pleurait comme un exilé;
Pour lui, pleurer avait des charmes.
Le jour que mourait dans les larmes
Ou La Fontaine ou Champmeslé (6).
Surtout ces pleurs avec délices
En ruisseaux d'amour s'écoulaient,
Chaque fois que sous des cilices
Des fronts de seize ans se voilaient;
Chaque fois que des jeunes filles,
Le jour de leurs voeux, sous les grilles
S'en allaient aux yeux des parents,
Et foulant leurs bouquets de fête,
Livrant les cheveux de leur tête,
Épanchaient leur âme à torrents.
Lui-même il dut payer sa dette;
Au temple il porta son agneau;
Dieu marquant sa fille cadette,
La dota du mystique anneau.
Au pied de l'autel avancée,
La douce et blanche fiancée
Attendait le divin Époux;
Mais, sans voir la cérémonie,
Parmi l'encens et l'harmonie
Sanglotait le père à genoux (7).
Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse,
Pareils à ceux qu'en sa ferveur
Madeleine la pécheresse
Répandit aux pieds du Sauveur;
Pareils aux flots de parfum rare
Qu'en pleurant la soeur de Lazare
De ses longs cheveux essuya;
Pleurs abondants comme les vôtres,
O le plus tendre des apôtres,
Avant le jour d'Alleluia!
Prière confuse et muette,
Effusion de saints désirs,
Quel luth se fera l'interprète
De ces sanglots, de ces soupirs?
Qui démêlera le mystère
De ce coeur qui ne peut se taire,
Et qui pourtant n'a point de voix?
Qui dira le sens des murmures
Qu'éveille à travers les ramures
Le vent d'automne dans les bois?
C'était une offrande avec plainte,
Comme Abraham en sut offrir;
C'était une dernière étreinte
Pour l'enfant qu'on a vu nourrir;
C'était un retour sur lui-même,
Pécheur relevé d'anathème,
Et sur les erreurs du passé;
Un cri vers le Juge sublime,
Pour qu'en faveur de la victime
Tout le reste fût effacé.
C'était un rêve d'innocence,
Et qui le faisait sangloter,
De penser que, dès son enfance,
Il aurait pu ne pas quitter
Port-Royal et son doux rivage,
Son vallon calme dans l'orage,
Refuge propice aux devoirs;
Ses châtaigniers aux larges ombres,
Au dedans les corridors sombres,
La solitude des parloirs.
Oh! si, les yeux mouillés encore,
Ressaisissant son luth dormant,
Il n'a pas dit, à voix sonore,
Ce qu'il sentait en ce moment;
S'il n'a pas raconté, poëte,
Son âme pudique et discrète,
Son holocauste et ses combats,
Le Maître qui tient la balance
N'a compris que mieux son silence:
O mortels, ne le blâmez pas!
Celui qu'invoquent nos prières
Ne fait pas descendre les pleurs
Pour étinceler aux paupières,
Ainsi que la rosée aux fleurs;
Il ne fait pas sous son haleine
Palpiter la poitrine humaine,
Pour en tirer d'aimables sons;
Mais sa rosée est fécondante;
Mais son haleine, immense, ardente,
Travaille à fondre nos glaçons.
Qu'importent ces chants qu'on exhale,
Ces harpes autour du saint lieu;
Que notre voix soit la cymbale
Marchant devant l'arche de Dieu;
Si l'âme, trop tôt consolée,
Comme une veuve non voilée
Dissipe ce qu'il faut sentir;
Si le coupable prend le change,
Et tout ce qu'il paye en louange,
S'il le retranche au repentir?
- En vain je parlerais le langage des Anges,
En vain, mon Dieu, de tes louanges
Je remplirois tout l'univers:
Sans amour ma gloire n'égale
Que la gloire de la cymbale,
Qui d'un vain bruit frappe les airs.
L'examen un peu approfondi du style de Racine nous ramènera involontairement aux mêmes conclusions sur la nature et la vocation de son talent. Qu'est-ce, en effet, qu'un style dramatique? C'est quelque chose de simple, de familier, de vif, d'entrecoupé, qui se déploie et se brise, qui monte et redescend, qui change sans effort en passant d'un personnage à l'autre, et varie dans le même personnage selon les moments de la passion. On se rencontre, on cause, on plaisante; puis l'ironie s'aiguise, puis la colère se gonfle, et voilà que le dialogue ressemble à la lutte étincelante de deux serpents entrelacés. Les gestes, les inflexions de voix et les sinuosités du discours sont en parfaite harmonie; les hasards naturels, les particularités journalières d'une conversation qui s'anime, se reproduisent en leur lieu. Auguste est assis avec Cinna dans son cabinet et lui parle longuement; chaque fois que Cinna veut l'interrompre, l'empereur l'apaise d'autorité, étend la main, ralentit sa parole, le fait rasseoir et continue. Le jeu de Talma, c'était tout le style dramatique mis en dehors et traduit aux yeux.—Les personnages du drame, vivant de la vie réelle comme tout le monde, doivent en rappeler à chaque instant les détails et les habitudes. Hier, aujourd'hui, demain, sont des mots très-significatifs pour eux. Les plus chers souvenirs dont se nourrit leur passion favorite leur apparaissent au complet avec une singulière vivacité dans les moindres circonstances. Il leur échappe souvent de dire: Tel jour, à telle heure, en tel endroit. L'amour dont une âme est pleine, et qui cherche un langage, s'empare de tout ce qui l'entoure, en tire des images, des comparaisons sans nombre, en fait jaillir des sources imprévues de tendresse. Juliette, au balcon, croit entendre le chant de l'alouette, et presse son jeune époux de partir; mais Roméo veut que ce soit le rossignol qu'on entend, afin de rester encore.
La douleur est superstitieuse; l'âme, en ses moments extrêmes, a de singuliers retours; elle semble, avant de quitter cette vie, s'y rattacher à plaisir par les fils les plus déliés et les plus fragiles. Desdemona, émue du vague pressentiment de sa fin, revient toujours, sans savoir pourquoi, à une chanson de Saule que lui chantait dans son enfance une vieille esclave qu'avait sa mère. C'est ainsi que le lyrique même, grâce aux détails naïfs qui le retiennent et le fixent dans la réalité, ne fait pas hors-d'oeuvre, et concourt directement à l'effet dramatique.
Le pittoresque épique, le descriptif pompeux sied mal au style du drame; mais sans se mettre exprès à décrire, sans étaler sa toile pour peindre, il est tel mot de pure causerie qui, jeté comme au hasard, va nous donner la couleur des lieux et préciser d'avance le théâtre où se déploiera la passion. Duncan arrive avec sa suite au château de Macbeth; il en trouve le site agréable, et Banco lui fait remarquer qu'il y a des nids de martinets à chaque frise et à chaque créneau: preuve, dit-il, que l'air est salubre en cet endroit. Shakspeare abonde en traits pareils; les tragiques grecs en offriraient également. Racine n'en a jamais.
Le style de Racine se présente, dès l'abord, sous une teinte assez uniforme d'élégance et de poésie; rien ne s'y détache particulièrement. Le procédé en est d'ordinaire analytique et abstrait; chaque personnage principal, au lieu de répandre sa passion au dehors en ne faisant qu'un avec elle, regarde le plus souvent cette passion au dedans de lui-même, et la raconte par ses paroles telle qu'il la voit au sein de ce monde intérieur, au sein de ce moi, comme disent les philosophes: de là une manière générale d'exposition et de récit qui suppose toujours dans chaque héros ou chaque héroïne un certain loisir pour s'examiner préalablement; de là encore tout un ordre d'images délicates, et un tendre coloris de demi-jour, emprunté à une savante métaphysique du coeur; mais peu ou point de réalité, et aucun de ces détails qui nous ramènent à l'aspect humain de cette vie. La poésie de Racine élude les détails, les dédaigne, et quand elle voudrait y atteindre, elle semble impuissante à les saisir. Il y a dans Bajazet un passage, entre autres, fort admiré de Voltaire: Acomat explique à Osmin comment, malgré les défenses rigoureuses du sérail, Roxane et Bajazet ont pu se voir et s'aimer :
- Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle
De la more d'Amurat fit courir la nouvelle.
La sultane, à ce bruit feignant de s'effrayer,
Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent;
De l'heureux Bajazet les gardes se troublèrent:
Et les dons achevant d'ébranler leur devoir,
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir.
- Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.
Le procédé continu d'analyse dont Racine fait usage, l'élégance merveilleuse dont il revêt ses pensées, l'allure un peu solennelle et arrondie de sa phrase, la mélodie cadencée de ses vers, tout contribue à rendre son style tout à fait distinct de la plupart des styles franchement et purement dramatiques. Talma, qui, dans ses dernières années, en était venu à donner à ses rôles, surtout à ceux que lui fournissait Corneille, une simplicité d'action, une familiarité saisissante et sublime, l'aurait vainement essayé pour les héros de Racine; il eût même été coupable de briser la déclamation soutenue de leur discours, et de ramener à la causerie ce beau vers un peu chanté. Est-ce à dire pourtant que le caractère dramatique manque entièrement à cette manière de faire parler des personnages? Loin de notre pensée un tel blasphème! Le style de Racine convient à ravir au genre de drame qu'il exprime, et nous offre un composé parfait des mêmes qualités heureuses. Tout s'y tient avec art, rien n'y jure et ne sort du ton; dans cet idéal complet de délicatesse et de grâce, Monime, en vérité, aurait bien tort de parler autrement. C'est une conversation douce et choisie, d'un charme croissant, une confidence pénétrante et pleine d'émotion, comme on se figure qu'en pouvait suggérer au poëte le commerce paisible de cette société où une femme écrivait la Princesse de Clèves; c'est un sentiment intime, unique, expansif, qui se mêle à tout, s'insinue partout, qu'on retrouve dans chaque soupir, dans chaque larme, et qu'on respire avec l'air. Si l'on passe brusquement des tableaux de Rubens à ceux de M. Ingres, comme on a l'oeil rempli de l'éclatante variété pittoresque du grand maître flamand, on ne voit d'abord dans l'artiste français qu'un ton assez uniforme, une teinte diffuse de pâle et douce lumière. Mais qu'on approche de plus près et qu'on observe avec soin: mille nuances fines vont éclore sous le regard; mille intentions savantes vont sortir de ce tissu profond et serré; on ne peut plus en détacher ses yeux. C'est le cas de Racine lorsqu'on vient à lui en quittant Molière ou Shakspeare: il demande alors plus que jamais à être regardé de très-près et longtemps; ainsi seulement on surprendra les secrets de sa manière: ainsi, dans l'atmosphère du sentiment principal qui fait le fond de chaque tragédie, on verra se dessiner et se mouvoir les divers caractères avec leurs traits personnels; ainsi, les différences d'accentuation, fugitives et ténues, deviendront saisissables, et prêteront une sorte de vérité relative au langage de chacun; on saura avec précision jusqu'à quel point Racine est dramatique, et dans quel sens il ne l'est pas.
Racine a fait les Plaideurs; et, dans cette admirable farce, il a tellement atteint du premier coup le vrai style de la comédie, qu'on peut s'étonner qu'il s'en soit tenu à cet essai. Comment n'a-t-il pas deviné, se dit involontairement la critique questionneuse de nos jours, que l'emploi de ce style sincèrement dramatique, qu'il venait de dérober à Molière, n'était pas limité à la comédie; que la passion la plus sérieuse pouvait s'en servir et l'élever jusqu'à elle? Comment ne s'est-il pas rappelé que le style de Corneille, en bien des endroits pathétiques, ne diffère pas essentiellement de celui de Molière? il ne s'agissait que d'achever la fusion; l'oeuvre de réforme dramatique qui se poursuit maintenant sous nos yeux eût été dès lors accomplie.—C'est que, sans doute, dans la tragédie telle qu'il la concevait, Racine n'avait nullement besoin de ce franc et libre langage; c'est que les Plaideurs ne furent jamais qu'une débauche de table, un accident de cabaret dans sa vie littéraire; c'est que d'invincibles préjugés s'opposent toujours à ces fusions si simples que combine à son aise la critique après deux siècles. Du temps de Racine, Fénelon, son ami, son admirateur, et qui semble un de ses parents les plus proches par le génie, écrivait de Molière: «En pensant bien, il parle souvent mal. Il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple, l'Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers: il est vrai que la versification françoise l'a gêné; il est vrai même qu'il a mieux réussi pour les vers dans l'Amphitryon, où il a pris la liberté de faire des vers irréguliers. Mais en général il me paroît, jusque dans sa prose, ne parler point assez simplement pour exprimer toutes les passions.» Il faut se souvenir que l'auteur de cet étrange jugement avait la manière d'écrire la plus antipathique à Molière qui se puisse imaginer. Il était doux, fleuri, agréablement subtil, épris des antiques chimères, doué des signes gracieux de l'avenir; et sa prose, encor qu'un peu traînante, ne ressemblait pas mal à ces beaux vieillards divins dont il nous parle souvent, à longue barbe plus blanche que la neige, et qui, soutenus d'un bâton d'ivoire, s'acheminaient lentement au milieu des bocages vers un temple du plus pur marbre de Paros. Quoi qu'il en soit, il énonçait à coup sûr, dans cette lettre à l'Académie, l'opinion de plus d'un esprit délicat, de plus d'un académicien de son temps, et Racine lui-même se serait probablement entendu avec lui pour critiquer sur beaucoup de points la diction de Molière.
La sienne est scrupuleuse, irréprochable, et tout l'éloge qu'on a coutume de faire du style de Racine en général doit s'appliquer sans réserve à sa diction. Nul n'a su mieux que lui la valeur des mots, le pouvoir de leur position et de leurs alliances, l'art des transitions, ce chef-d'oeuvre le plus difficile de la poésie, comme lui disait Boileau; on peut voir là-dessus leur correspondance. En se tenant à un vocabulaire un peu restreint, Racine a multiplié les combinaisons et les ressources. On remarquera que dans ses tours il conserve par moments des traces légères d'une langue antérieure à la sienne, et je trouve pour mon compte un charme infini à ces idiotismes trop peu nombreux qui lui ont valu d'être souligné quelquefois par les critiques du dernier siècle.
En somme, et ceci soit dit pour dernier mot, il y aurait injustice, ce me semble, à traiter Racine autrement que tous les vrais poëtes de génie, à lui demander ce qu'il n'a pas, à ne pas le prendre pour ce qu'il est, à ne pas accepter, en le jugeant, les conditions de sa nature. Son style est complet en soi, aussi complet que son drame lui-même; ce style est le produit d'une organisation rare et flexible, modifiée par une éducation continuelle et par une multitude de circonstances sociales qui ont pour jamais disparu; il est, autant qu'aucun autre, et à force de finesse, sinon avec beaucoup de saillie, marqué au coin d'une individualité distincte, et nous retrace presque partout le profil noble, tendre et mélancolique de l'homme avec la date du temps. D'où il résulte aussi que vouloir ériger ce style en style-modèle, le professer à tout propos et en toute occurrence, y rapporter toutes les autres manières comme à un type invariable, c'est bien peu le comprendre et l'admirer bien superficiellement, c'est le renfermer tout entier dans ses qualités de grammaire et de diction. Nous croyons faire preuve d'un respect mieux entendu en déclarant le style de Racine, comme celui de La Fontaine et de Bossuet, digne sans doute d'une éternelle étude, mais impossible, mais inutile à imiter, et surtout d'une forme peu applicable au drame nouveau, précisément parce qu'il nous paraît si bien approprié à un genre de tragédie qui n'est plus.
Janvier 1830
Notes
(1) Il faut tout dire. Si les esprits supérieurs, les génies à pic, ne prêtent pas pied à divers degrés aux esprits inférieurs, ils en portent un peu la peine, et ne distinguent pas eux-mêmes les différences d'élévation entre ces esprits estimables, qu'ils voient d'en haut tous confondus dans la plaine au même niveau de terre.
(2) Un Grec érudit de nos amis, M. Piccolos, dans les notes d'une traduction de Paul et Virginie en grec moderne (Firmin Didot, 1841), a cru pouvoir signaler avec précision quelques traces, encore inaperçues, du roman de Théagène et Chariclée, dans l'oeuvre de Racine. Ainsi, quand Racine a risqué le vers fameux,
- Brûlé de plus de feux que je n'en allumai,
(3) De la poésie, c'est possible; mais de la religion, certes, il en avait pénétré l'essence. J'aurais plus d'un point à modifier aujourd'hui dans mon premier jugement; il a commencé à me paraître moins juste, quand des continuateurs exagérés me l'ont rendu comme dans un miroir grossissant. Je reprendrai le Racine chrétien au complet dans mon ouvrage sur Port-Royal; en attendant, je me borne à en tirer les remarques que voici: «Quelle erreur nous avons soutenue autrefois! Il nous paraissait qu'Athalie aurait été plus belle, s'il y avait eu les grandes statues dans le vestibule, le bassin d'airain, etc. Cela, au contraire, présenté disproportionnément, nous eût caché le vrai sujet, le Dieu un et spirituel, invisible et qui remplit tout.—Peu de décors dans Racine; et il a raison au fond: l'unité du Dieu invisible en ressort mieux. Lorsque Pompée, usant du droit de conquête, entra dans le Saint des Saints, il observa avec étonnement, dit Tacite, qu'il n'y avait aucune image et que le sanctuaire était vide. C'était un dicton populaire, en parlant des Juifs, que «Nil praeter nubes et coeli numen adorant.»
(4) Si ce ne fut pas à Port-Royal même que la fille de Racine fit profession, c'est que ce monastère persécuté ne pouvait plus depuis longtemps recevoir pensionnaires, novices, ni religieuses. Fontaine, vieil ami de Port-Royal, sur lequel il a laissé de bien touchants Mémoires, et réfugié alors à Melun, assista à toutes les cérémonies de vêture.
(5) Racine se trouvait précisément dans l'église du monastère des Champs, quand l'archevêque Harlay de Champvallon y vint, le 17 mai 1679, à neuf heures du matin, pour renouveler la persécution qui avait été interrompue durant dix années, mais qui, à partir de ce jour-là, ne cessa plus jusqu'à l'entière ruine. Il causa quelque temps avec le prélat qui, l'ayant aperçu, l'avait fait appeler par politesse. Plus tard, surtout quand sa tante fut abbesse, il devint à Versailles le chargé d'affaires en titre des pauvres persécutées. Toutes les demandes d'adoucissement près de l'archevêque, les suppliques pour obtenir tel ou tel confesseur, roulaient sur lui. Il usait son temps et son crédit à ces démarches, avec un zèle où il entrait quelque pensée d'expiation.
(6) Il est permis de supposer, malgré ce qu'on a vu plus haut, que le poëte donna secrètement à la Champmeslé quelques larmes et quelques prières.
(7) Lope de Vega eut aussi une fille, et la plus chérie, qui se fit religieuse; il composa sur cette prise de voile une pièce de vers fort touchante, où il décrit avec beaucoup d'exaltation les alternatives de ses émotions de père et de ses joies comme chrétien (Fauriel; Vie de Lope de Vega). Mais Racine ne put que pleurer.
(8) Euripide d'ailleurs ne s'était pas fait faute, on le voit, de quelques anachronismes de moeurs et de moyens. On n'écrivait pas de lettres au siège de Troie; il n'est jamais question d'écriture dans Homère; mais les Grecs songeaient plus aux convenances dramatiques qu'à l'exactitude historique.